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Les brouteurs ivoiriens : une cybercriminalité décoloniale ?

Historienne

À l’heure où les études post-coloniales développées par les sciences humaines et sociales font l’objet d’attaques politiques, il paraît nécessaire de rappeler leur pertinence pour saisir les rapports sociaux, la construction des imaginaires, les contextes sociopolitiques dans lesquels les interactions sociales se tissent et prennent sens. Il en va ainsi par exemple de « l’arnaque à la nigériane », forme bien particulière de cybercriminalité qui révèle une intrication complexe entre attaque du néocolonialisme et réappropriation d’un discours porté sur l’Afrique.

Tribunal judiciaire de Paris, 26 février 2021. Vincent Bolloré reconnait avoir financé la communication du président togolais Faure Gnassingbé lors des élections de 2010 en échange de l’attribution d’une concession de 35 ans du port de Lomé. En 2019, pour une affaire de corruption concernant le port de Conakry (Guinée), il avait bénéficié de la prescription. À la stupéfaction de la salle, son « plaider coupable » n’est pas homologué, le renvoyant à un probable procès correctionnel.

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Au même moment, cyber-café d’Abidjan. Petit Robot Western Union converse avec les tristes dupes d’un « faux de l’amour » (il leur demandera bientôt de l’argent pour un parent malade) et envoie des centaines d’arnaques par mail vers la France : des « made in Lagos » (un opposant politique sollicite de l’aide pour fuir son pays) ou bien des arnaques « à la nigériane » (une expatriée agonisante propose un don juteux). Dans cet « openspace à l’ivoirienne » saturé de coupé-décalé, il retrouve d’autres jeunes brouteurs – mangeant la laine sur le dos de leurs victimes – issus des quartiers pauvres de la métropole.

Qu’y a-t-il de commun entre le multimilliardaire français et le cybercriminel ivoirien ? Les accusations de pratiques frauduleuses – « abus de confiance », « faux et usage de faux » – sans doute, mais bien davantage un contexte sociopolitique, celui de l’Afrique de l’Ouest post-coloniale. À leurs manières, ils s’en servent, s’en jouent, le subvertissent, pour parvenir à leurs fins.

Les enjeux diffèrent cependant et se résument à deux préfixes : néo-colonial et dé-colonial. D’un côté, la reconfiguration des ingérences et de la domination françaises sur ses anciennes colonies africaines. De l’autre, l’émergence de discours et pratiques émancipatoires, aussi criminelles soient-elles, au sein de la jeunesse pauvre ivoirienne.

À l’heure où les études post-coloniales développées par les sciences humaines et sociales font l’objet d’attaques politiques – notamment sur la chaîne CNews


[1] ONDRP, rapport annuel 2012.

[2] Ce mail frauduleux fait partie d’un corpus d’une cinquantaine de courriels qui m’ont été envoyés au cours des années 2010 et à partir desquels j’ai mené une enquête historique et ethnographique sur les brouteurs ivoiriens, après les avoir comparés aux mails postés par des internautes sur des sites comme Arnaque-internet.com. J’ai également suivi la page Instagram ou Facebook d’une dizaine de brouteurs afin d’analyser leurs discours sur leurs pratiques cybercriminelles.

[3] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010.

[4] Achille Mbembe, « À propos des écritures de soi africaines », Politique africaine, n°77, 2000.

[5] Yaya Koné, « Le travail mondialisé du jour et le travaillement local la nuit », Journal des anthropologues, 142-143, 2015, p. 307-324.

[6] Boris Koenig, « Les économies occultes du “broutage” des jeunes Abidjanais : une dialectique culturelle du changement générationnel », Autrepart, 2014/3, 71, p. 195-215 ; Yaya Koné, opcit.

[7] Eric. J. Hobsbawm, Les Bandits, La Découverte, (1969) 1999.

[8] Boris Koenig, op.cit.

[9] Ibidem.

[10] Yaya Koné, op.cit.

Nahema Hanafi

Historienne, Maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine à l’Université d’Angers et membre du laboratoire TEMOS

Notes

[1] ONDRP, rapport annuel 2012.

[2] Ce mail frauduleux fait partie d’un corpus d’une cinquantaine de courriels qui m’ont été envoyés au cours des années 2010 et à partir desquels j’ai mené une enquête historique et ethnographique sur les brouteurs ivoiriens, après les avoir comparés aux mails postés par des internautes sur des sites comme Arnaque-internet.com. J’ai également suivi la page Instagram ou Facebook d’une dizaine de brouteurs afin d’analyser leurs discours sur leurs pratiques cybercriminelles.

[3] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010.

[4] Achille Mbembe, « À propos des écritures de soi africaines », Politique africaine, n°77, 2000.

[5] Yaya Koné, « Le travail mondialisé du jour et le travaillement local la nuit », Journal des anthropologues, 142-143, 2015, p. 307-324.

[6] Boris Koenig, « Les économies occultes du “broutage” des jeunes Abidjanais : une dialectique culturelle du changement générationnel », Autrepart, 2014/3, 71, p. 195-215 ; Yaya Koné, opcit.

[7] Eric. J. Hobsbawm, Les Bandits, La Découverte, (1969) 1999.

[8] Boris Koenig, op.cit.

[9] Ibidem.

[10] Yaya Koné, op.cit.