Apprendre à penser global (et pas universel) – un moment latourien (4/4)
Le quatrième geste théorique de Latour qui le rend particulièrement pertinent pour penser le temps présent est d’avoir fait de la globalisation la grande question à la fois épistémologique, morale, politique et métaphysique qu’il faut affronter. La Modernité est obsédée par la question de l’universalité, notamment dans son opposition aux différences : ce fut toute la problématique des droits humains, de la citoyenneté, de la religion même, de la laïcité encore chez quelques esprits lents…
Latour, quant à lui, n’a cessé d’expliquer que derrière les phénomènes d’universalisation se trouvaient en vérité des processus de globalisation et que ceux-ci posaient des problèmes autrement plus intéressants et pertinents que ceux-là. On peut distinguer universalisation et globalisation, en disant que la première met en œuvre l’opposition de l’identique et du différent, alors que la seconde met en œuvre l’opposition du partiel et du total.
La grande question contemporaine n’est pas de savoir comment se fondre dans une identité, mais comme se composer dans une totalité. Or, sur ce point, une fois de plus, la pandémie de Covid-19 est venue confirmer la pertinence de l’approche que Latour défendait.
Ce déplacement vers la question de la globalisation, Latour en a d’abord éprouvé la nécessité pour les sciences : à l’énigme de la vérité universelle des énoncés scientifiques, Latour répondait par la proposition d’étudier la construction de réseaux réels qui permettent la circulation des énoncés dans des ensembles toujours plus grands [1]. Si les lois de Newton sont universellement vraies, c’est qu’il existe des instruments d’observation, de calcul, de mesure, qui permettent de rapporter certains événements à ces énoncés, littéralement comme on transporte un fragment de quelque chose d’un lieu à un autre.
Dire que tout événement obéit par nature aux lois de Newton n’a pas plus de sens que de dire que la chute de ma tartine sur le carrelage est en soi un événement scientifique. Il n’est approprié de parler des lois de Newton en un cas particulier que si on se donne les moyens de les y appliquer – sinon ça ne reste qu’une image, un préjugé comme un autre, l’attitude la plus anti-scientifique qui soit ! Une telle opération n’a rien d’immédiat : il faut pouvoir mesurer la chute du corps concerné, son angle, sa latitude, etc., bref, il faut transporter, pas à pas, cet événement jusqu’aux lois de Newton.
Derrière l’universalité de l’énoncé, il y a donc des moyens de transport qui permettent d’unifier et d’intégrer des entités hétérogènes dans un réseau centré : si vous voulez faire décoller un avion, vous devrez passer par les lois de Newton ; mais s’il en est ainsi, c’est parce que votre avion a été soigneusement attaché à ces lois par une série d’étapes tout à fait concrètes, franchies par les ingénieurs et encastrées dans la forme même de l’engin. Mieux : les lois de Newton deviennent d’autant plus universelles qu’elles sont apprises à l’école, incluses dans la construction de nos gratte-ciels, de nos aéroports, intégrées dans des pans immenses des autres sciences, bref, que le réseau centré sur l’énoncé newtonien s’étend au-delà même de la physique.
Relativiser l’universel n’est pas le réduire à une pure illusion ; c’est au contraire mesurer sa puissance par sa capacité réelle à construire un réseau centré. Un centre ne perd pas sa singularité du fait d’être central et il n’est pas nécessaire de savoir si les points périphériques ont tous quelque chose d’identique en eux pour savoir s’ils sont intégrés dans ce réseau centré : il faut juste savoir comment ils sont reliés les uns aux autres, comment ils se composent. Derrière l’universalité, donc, on découvre une affaire de globalisation.
Cette question de la globalisation a rebondi au moment où il s’est agi pour Latour de repenser le cadre théorique de sa propre sociologie. Car la question du rapport entre l’individu et la société, l’événement et le système, le micro et le macro est évidemment constitutive de la sociologie comme telle. Faire une sociologie des sciences, ça n’est pas réduire les pratiques scientifiques à leurs « fonctions sociales » à l’intérieur d’un tout donné, car les premières ont aussi la capacité de fabriquer des relations – donc du social.
Plutôt que de nier a priori l’existence de l’individu ou du tout, Latour propose de se donner pour objet les processus de globalisation, les processus de localisation et les processus de mises en relation [2]. La « Société », il n’y a pas lieu de dire qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas ; il y a lieu de savoir si on la fait et comment – et où.
Là encore, c’est une question de centre : une entité comme Microsoft existe comme totalité s’il existe des centres par lesquels certaines relations doivent passer pour s’établir, par exemple le bureau de Bill Gates ou bien la valeur en bourse de son action. Ces deux entités ne sont pas « plus grandes » que l’informaticien qui écrit un programme ou l’ouvrier qui assemble des pièces ; elles sont simplement plus centrales (et cela non pas par nature, mais parce qu’on a fabriqué et qu’on ne cesse d’entretenir, fût-ce par la force, cette centralité).
Il y a totalité quand il y a centre. On voit l’enjeu de l’opération que Latour tente de réaliser : il s’agit de penser le global sans changer d’échelle, à plat, en somme. Là encore, cela permet de remettre à sa place (littéralement) la question de l’universel : la globalisation dont il est si souvent question de nos jours (ce qu’on appelle en français la mondialisation) ne doit pas être confondue avec l’uniformisation ou l’homogénéisation, avec tout son cortège de dénonciation des particularités sournoises cachées sous les universels apparents.
La question n’est plus de savoir si on peut trouver des principes universels, susceptibles de s’appliquer identiquement à tout le monde, mais de savoir comment on peut coexister, par quels opérateurs concrets les différents peuvent non pas revenir au Même, mais se composer dans leurs différences.
Cette question de la globalisation a trouvé enfin chez Latour un troisième moment d’élaboration du fait de son insistance sur la nécessité de remettre la Terre au centre de nos préoccupations. Car la Terre n’est pas seulement cette continuité des enchevêtrements embrouillés que nous avons mise en évidence ; elle n’est pas non plus uniquement la finitude de l’horizon des perspectives d’engendrement des lignées que nous avons tenté de cerner ; elle est aussi le système auto-régulateur auquel tous les terrestres participent à divers degrés et à divers titres : en respirant de l’oxygène (pour les animaux), en émettant des pets de méthane (pour les bovins), en nitrifiant des sols (pour les champignons), en absorbant du carbone (pour les océans), en mélangeant des minéraux (pour la pluie), et de bien d’autres manières encore, les terrestres font la Terre.
C’était là en vérité le sens exact qu’avait le mot Gaïa pour Lovelock. C’est aussi le troisième sens que peut prendre l’énoncé fondamental la Terre est une : continuité, finitude et systématicité sont trois acceptions possibles de l’idée d’unité.
Cette troisième acception est cependant la plus délicate, car on risque à tout moment de rompre avec l’axiome méthodologique et métaphysique de Latour : à savoir qu’on n’a pas le droit de sauter par-dessus toutes les médiations, qu’on doit faire de la totalité un terme parmi d’autres, à même échelle, à plat. Admettre la Terre comme un système constitué, comme une sorte de superorganisme dont les terrestres ne seraient que des parties fonctionnelles, ce serait perdre tout le bénéfice du travail de Latour dans ses précédents ouvrages.
Aussi celui-ci ne ménage-t-il pas ses efforts, dans Face à Gaïa, pour faire sa place à un actant global qui mériterait le nom de Gaïa, de système-Terre, sans cependant l’hypostasier dans une réalité constituée à un autre niveau que ce qui la compose [3]. L’opération est délicate et il faut reconnaître qu’on a parfois le sentiment que Latour va parfois trop loin dans le sens de la dissolution du global dans les jeux embrouillés des terrestres, de sorte qu’il perd son objet même, à savoir la Terre, comme actant global. Précisons donc bien ce dont il s’agit.
Il est nécessaire mais pas suffisant de dire que tous les terrestres sont embrouillés les uns dans les autres pour qu’il soit légitime de parler d’un actant global. Ce dernier n’existe que si les boucles de rétroaction dans lesquelles ces terrestres sont embrouillés comportent des mécanismes de stabilisation. Parler d’un système Terre, ça n’est pas seulement dire que de proche en proche tous les terrestres ont besoin les uns des autres, par exemple que je dépends de bactéries, qui dépendent de sucres, qui dépendent de fruits, qui dépendent de pollinisateurs, qui dépendent de l’usage ou non de pesticides, qui dépend des marchés agricoles, etc.
L’humanité n’est pas tant la réalité substantielle à qui ces événements arrivent, que le sujet qui est appelé à se constituer en réponse à l’événement.
On ne peut parler de système (ou d’entité globale) que lorsque ces embrouilles forment des cycles à longue distance : typiquement les végétaux, qui absorbent du carbone pour produire de l’oxygène grâce à la photosynthèse, ont besoin des animaux, qui absorbent l’oxygène et émettent ce carbone même dont les végétaux se nourriront pour recommencer l’opération. Et encore, ça n’est pas assez : le phénomène devient à proprement parler global quand ce mécanisme de bouclage produit une masse d’oxygène stable, et stable parfois pendant des centaines de millions d’années.
Ainsi, pendant ce qu’on appelle le « milliard ennuyeux » (de -1,8 M à -0,8 M), la Terre était déjà oxygénée par des vivants à un niveau de 1 % par rapport à aujourd’hui, niveau qui est resté stable durant tout ce temps. Et si, avec l’explosion du Précambrien (il y a 700 millions d’années) le taux d’oxygène a explosé (du fait du caractère expansif de la relation entre animaux et végétaux), il n’en est pas moins resté depuis dans une proportion comprise entre 15 et 35 % de l’atmosphère terrestre. C’est cette stabilité même qui constitue le phénomène global comme tel.
En effet, ce n’est qu’à cette condition qu’on peut avoir le sentiment que l’oxygène dans l’atmosphère n’est pas seulement l’effet des relations entre les végétaux et les animaux (et d’autres facteurs), mais aussi une sorte de cause sui generis au sens où les différents végétaux et les différents animaux semblent servir à maintenir cet oxygène dans l’atmosphère à un certain niveau, tout changement de niveau entraînant des réactions en chaîne aboutissant à un nouvel équilibre (modifiant certaines espèces, en supprimant d’autres, etc.).
Pour expliquer cette stabilité, il ne suffit pas de dire avec Latour que cet oxygène atmosphérique n’est pas simplement une donnée extérieure que les vivants auraient trouvée, mais qu’il a été produit par les vivants eux-mêmes, qu’ils ont en somme fabriqué cette Terre même qui les fait vivre. Certes, Gaïa est bien cela dans l’esprit de Lovelock, et Latour a raison d’en conclure que le tout terrestre ne précède pas les parties ; mais elle n’est pas seulement cela : elle est aussi la stabilité de cet habitat produit par les vivants, stabilité qui est plus longue que celle de chaque lignée particulière.
Et d’ailleurs, si bouleversement climatique il y a, ça n’est pas seulement parce que l’émission de carbone dans l’atmosphère entraîne un effet de serre ; c’est aussi parce que ce changement va faire sortir le climat global des équilibres dans lesquels il se trouvait, entraînant des processus imprévisibles, jusqu’à ce qu’il atteigne un nouvel équilibre. En ce sens on peut parler de la Terre comme d’un actant : s’il y a là un être qui agit par lui-même et ne se contente pas de réagir, si quelque chose dans son comportement vient de lui et relève de sa propre initiative, c’est précisément parce qu’il y a une efficacité causale propre à l’équilibre comme tel, qui ne saurait se confondre avec aucun terrestre particulier.
On a donc bien raison de parler en anglais de global warming. Mais « global » ne veut pas dire « moyen » : parler d’un réchauffement de 1,5 ou 2°C de la température moyenne, ça n’est pas parler de l’événement qui nous inquiète comme tel, mais de l’une des mesures qu’on peut en donner.
La Terre comme réalité globale n’est pas cette surface prise en gros qui se trouve être réchauffée par l’action des Modernes ; elle est cet ensemble de mécanismes qui se met en route du fait du réchauffement, produisant ici des sécheresses, là des inondations, la montée des eaux d’un côté, la disparition de nombreuses espèces de l’autre, bref, un ensemble très varié de phénomènes.
Et on ne saura rendre compte de ces phénomènes à la fois dans leur diversité et dans leur unité que si on se rappelle qu’il y a un système climatique global – mieux : que le climat lui-même fait partie d’un système plus large et plus complexe encore, celui de la Terre. La civilisation industrielle a réveillé la Terre au sens tout à fait séculier où il existe des mécanismes de régulation qui mobilisent et affectent potentiellement tous les habitants de la Terre et que, un équilibre étant brisé, un autre sera recherché, au prix de toutes sortes de transformations particulières (qui vont de l’acidification des océans à la disparition du vignoble bordelais en passant par le détournement du Gulf Stream, etc.).
On voit peut-être pourquoi il était important pour nous de bien distinguer les trois concepts de l’unité de la Terre : car à confondre la continuité avec la finitude ou la globalité, on croit rendre compte de l’une alors qu’on a rendu compte de l’autre. Pour la même raison, on finit par ne plus comprendre en quel sens on peut dire que la pandémie de Covid-19 a été associée assez justement dans l’esprit public au phénomène du réchauffement climatique et plus généralement à l’apparition de la Terre comme nouvelle préoccupation au sein de l’aventure moderne. Car c’est précisément sous les trois sens de l’unité de la Terre que la pandémie de Covid-19 fait écho à cette apparition – mieux, qu’elle lui donne une dimension concrète, vécue, qu’elle ne saurait avoir autrement.
Le virus vaut comme métonymie et métaphore de la Terre à la fois parce qu’il met en évidence la continuité des embrouilles avec d’autres terrestres sans lesquels nous ne pourrions pas vivre (ce que résume le slogan « One health » : il faut s’occuper à la fois de la santé des humains et des non-humains), à la fois parce qu’il constitue un aspect de la finitude de l’horizon de perpétuation de la lignée moderne que celle-ci avait négligée (la pandémie comme signe d’une exténuation du projet moderne au même titre que l’émergence de bactéries antibiorésistantes qui sont l’effet même de nos conquêtes médicales), et aussi parce qu’il met en évidence l’existence de principes de régulation dans laquelle tous les terrestres sont engagés d’une manière ou d’une autre (la pandémie comme signe d’un déséquilibre des écosystèmes).
Être terrestre, dans ce troisième sens, c’est être pris dans les spirales d’un actant global. La pandémie peut légitimement passer pour nous avoir remis sous le nez notre condition terrestre parce qu’elle a mis en évidence l’efficacité propre de ces régulations. Si l’œuvre de Latour nous aide à le comprendre mieux que d’autres, c’est qu’elle est une des rares à nous permettre de parler du global (et de la Terre en particulier) sans le dissoudre ni l’hypostasier.
Certes, on l’a déjà suggéré et on va y revenir, il n’y arrive pas sans difficultés. Sur ce point sans doute, il va falloir aider Latour, si j’ose dire, systématiquement (un peu comme Deleuze et Guattari voulaient aider Lacan schizophréniquement). Mais il n’empêche qu’il fournit un cadre problématique sans équivalent pour poser correctement cette question du global et travailler à en donner un concept ajusté.
Mais avant même de voir en quoi les enseignements de Latour sur la notion de globalité nous permettent de mieux comprendre la pandémie actuelle et ce qu’elle dit de notre monde, il nous faut sans doute répondre à une question préliminaire : pourquoi la pandémie aurait-elle une relation particulièrement privilégiée avec l’effraction des questions de globalisation dans nos existences ? Ne savons-nous pas depuis longtemps que nous sommes à l’âge du global ? Et ce mot n’est-il pas d’ailleurs équivoque ? En quoi la dimension globale du SRAS-CoV-2 aurait-elle un lien plus étroit avec celle de la Terre que, par exemple, celle de la finance ou de la langue anglaise ?
La pandémie a un rapport privilégié avec l’expérience de la globalité pour plusieurs raisons. D’abord, pour la première fois peut-être à cette échelle dans l’histoire de l’humanité, quelque chose qui arrive à chacun et chacune arrive en même temps à toutes : en mai 2020, 4,6 milliards d’êtres humains étaient confinés en même temps : presque les deux tiers de la population mondiale (59,2% précisément) vivaient donc une expérience similaire et pour les mêmes raisons. Je doute qu’une telle situation se soit déjà produite auparavant. On objectera les guerres mondiales, les pandémies passées et présentes (le Sida notamment), voire les attentats terroristes (surtout le 11 septembre 2001).
Mais toutes les épidémies ne sont pas aussi rigoureusement globales que la Covid-19. Celle-ci touche en effet à la relation sociale générique comme telle. Le VIH se transmet par les voies sexuelles ; le SRAS-CoV-2 par la seule coprésence des corps. Ce n’est pas qu’il n’ait pas de canal spécifique : il en a bien un, tout aussi spécifique que celui du VIH, mais ce canal se trouve correspondre exactement à un pan considérable de ce qu’on appelle relations sociales (ce pan que nous avons appris à appeler « présentiel »).
C’est aussi le principe de sa différence avec les guerres mondiales : ces dernières sont des crises de la relation, synonymes de leur destruction, et non pas des conséquences de la relation comme telle, comme l’est au contraire la Covid-19. Et contrairement aux attentats terroristes du 11 septembre, qui ont paralysé les circulations mondiales, la pandémie de Covid-19 n’est pas une crise ponctuelle : elle dure suffisamment longtemps pour installer dans nos vies l’image d’une nouvelle normalité, l’expérience d’un mode de relation et non pas de sa simple interruption. D’ailleurs, elle oblige le grand public à prendre conscience du très grand nombre de pandémies de ce genre qui sont encore en réserve dans les coffres virtuels de l’avenir.
Ce n’est donc pas seulement du point de vue quantitatif, mais aussi du point de vue qualitatif que cet événement est global. Il a la caractéristique d’annuler en apparence toutes les médiations : mon insertion dans le commun se fait ici non pas par paliers (les variations de l’euro sur les marchés financiers me concernent, certes, mais indirectement, par l’intermédiaire d’une longue chaîne de relais), elle se fait directement : il suffit que je reste chez moi à la fois pour contribuer au tout (à la santé publique) et pour communier avec tous les autres (dans l’identité d’une expérience, celle du confinement).
C’est ici, maintenant, tout de suite, que je suis rattaché à l’ensemble de tous les autres êtres humains et non-humains que le virus rassemble. Le fait que quelque chose arrive à « tout le monde » est vécu comme un événement intime, charnel, personnel : non pas seulement au sens où le même événement arrive à chaque personne, mais au sens où le fait même que cet événement concerne aussi toutes les autres est vécu par chacune dans son intimité.
Avec la pandémie de Covid-19, nous avons sans doute vécu le premier événement global de l’histoire humaine, puisqu’il a donné à l’idée d’expériences communes à l’humanité tout entière une dimension concrète véritablement unique. Que le sort de l’humanité dans son ensemble soit engagé dans plusieurs événements et dimensions de nos vies, nous le savions, on nous l’avait dit, mais nous ne l’avions jamais ressenti. La pandémie nous a synchronisés comme jamais.
Il s’agit d’une expérience assez durkheimienne : tout se passe comme si la socialité humaine en général, dans sa plus grande extension, trouvait pour la première fois dans ce virus une symbolisation concrète. Durkheim insistait sur la nécessité de symboles pour fonder l’expérience sociale, dans la mesure où celle-ci supposait le passage de la diversité des particularités à l’unité d’une conscience collective [4].
La notion de « monde global » a sans doute trouvé dans la pandémie son premier symbole, et donc, peut-être, le début d’une réalité morale qui lui manquait jusqu’alors. C’est précisément la raison pour laquelle elle a pu fonctionner comme métaphore du réchauffement climatique (qui n’est lui-même qu’un aspect de la mutation écologique globale). Celui-ci est l’événement global par excellence : avec lui aussi quelque chose arrive à tout le monde qui affecte et affectera chacun dans sa vie.
Cependant, à la différence de la pandémie, le réchauffement climatique prend des formes très variées : fonte des glaciers ici, migrations animales là, canicules ailleurs encore, etc. L’identité de l’événement est difficile à figurer et donc à symboliser. C’est pourquoi la pandémie joue le rôle de symbole de la mutation écologique globale.
Ce n’est pas sans bonne raison. Outre que, comme on l’a dit, l’un et l’autre ont une cause commune (l’activité anthropique encadrée par le capitalisme contemporain), l’une et l’autre ont plusieurs caractéristiques communes. Dans l’une comme dans l’autre, l’humanité se trouve rassemblée non par un trait interne qui fonderait l’affirmation d’une identité générique de tous les êtres humains (comme dans la problématique classique de l’humanisme), mais par une chose tierce – ici un virus, là la Terre comme système plus ou moins équilibré – face à laquelle l’humanité se constitue comme unité du fait de devoir y répondre. Le cosmopolitisme y trouve un nouveau fondement.
C’est certainement un des axes fondamentaux du travail de Latour : nous ramener aux médiations par lesquelles une identité est établie.
Le fait que ça ne soit pas l’humanité en général, mais certains humains particuliers qui soient cause de l’un comme de l’autre – les Euro-américains plus particulièrement dans le cas du réchauffement climatique, peut-être plus généralement les « Modernes » (ce pour quoi la notion d’Anthropocène est critiquée), les mêmes dans le cas du virus et peut-être plus particulièrement le système politique chinois – n’empêche pas que ce soit l’humanité qui soit affectée dans son ensemble et sommée d’y répondre collectivement. L’humanité n’est pas tant la réalité substantielle à qui ces événements arrivent que le sujet qui est appelé à se constituer en réponse à l’événement. Et elle est obligée d’y répondre en prenant en compte la totalité des êtres de la Terre.
On voit en quel sens ce genre d’événement contribue à accompagner le déplacement d’une problématique de l’universalisation de certaines propriétés (typiquement sous la forme des « droits humains ») à une problématique de la globalisation, dans laquelle une multiplicité d’éléments hétérogènes peut être constituée comme une totalité du fait de la relation de chacun à un même élément en position de tiers et plus précisément de centre.
Enfin, bien sûr, globaux, la pandémie et la mutation du régime planétaire le sont aussi au sens où ils conjoignent les deux sens habituels de l’adjectif : intrication des différents territoires de la planète, mais aussi intrication des différentes dimensions de la vie.
Le virus et la Gaïa nous globalisent dans ces deux sens : ce ne sont pas seulement les différentes nations de la planète qui sont rassemblées dans un destin commun ; ce sont aussi les différentes dimensions de nos vies individuelles et collectives (le biologique, l’économique, le familial, le politique, le moral, etc.) qui sont concernées en même temps. Toutes les frontières sont traversées par l’un et par l’autre, frontières d’espèces, frontières territoriales, frontières sociales, frontières disciplinaires, pour en appeler à la constitution d’une unité capable de répondre à l’identité d’un problème.
Il ne faudrait pas cependant se laisser fasciner trop longtemps par l’extraordinaire puissance symbolique du virus, cette capacité unique qu’il a de figurer concrètement cet identique par rapport auquel nous formons une unité (« nous, les contaminables… »). Car l’identité apparente du virus, de la maladie et du confinement ne peut que rapidement se dissoudre. Le fait est que les symptômes de la Covid sont variés, les formes de circulation du virus aussi, qu’entrent en jeu des paramètres tels que l’âge, les réseaux de circulation, les systèmes immunitaires, la température, et bien d’autres facteurs que nous ne connaissons pas encore.
Mieux : on ne se sent que plus intensément divisés du fait que l’hypothèse de l’Un se soit imposée à nous si vivement. Que les habitants de Seine-Saint-Denis aient payé un prix tellement plus élevé pour une affaire collective, que les artistes et les professionnels de la restauration aient été sacrifiés sur l’autel de la sécurité de tout le monde, voilà ce qui devient d’autant plus problématique que le virus nous a rassemblés. On peut aussi mentionner la diversité des « variants » et la diversité des réponses des autorités à travers le monde. Nous ne sommes plus dans le moment mystique du « grand confinement » du printemps 2020. Est-ce à dire que cette notion de globalité n’était qu’une illusion ?
C’est ici que l’approche latourienne s’avère précieuse : pour que nous ne nous croyions pas trop vite avoir identifié le principe globalisant, au risque de renoncer à l’idée de globalité à la première déception. Pour comprendre le caractère global du virus, il faut aller patiemment, suivre tous les chemins qui permettent la construction de son identité.
Il faut faire en somme, dirait Latour, comme le virus, qui ne passe pas d’un coup de cluster à Wuhan à pandémie universelle : il ne s’étend qu’en se répliquant localement, en cherchant de nouveaux tissus, en recommençant pour aller plus loin, toujours « de proche en proche ». C’est le moment de se rappeler les trois exigences méthodologiques que Latour posait dans Changer de société, refaire de la sociologie : localiser le global, disloquer le local, connecter les sites. Il suffira de nous concentrer sur le premier de ces mots d’ordre.
Localiser le global, cela signifie d’abord, on l’a vu, identifier les centres. Dans le cas de la Terre, ce sont les éléments chimiques, oxygène, carbone, etc., dont chaque terrestre opère le rattachement et le détachement (avec d’autres éléments chimiques), la mise en circulation (les mêmes molécules d’oxygène passent de terrestre en terrestre dans des cycles si vastes qu’ils vont de la croûte terrestre à l’atmosphère en passant par les plantes, les animaux, etc. [5]).
Dans le cas de la pandémie, l’élément central est bien entendu l’agent pathogène lui-même, dans sa réalité biochimique, telle qu’elle est découverte par les laboratoires, isolée par les tests, conservée dans les banques mondiales de virus : lui aussi s’attache et se détache en passant d’une cellule à une autre, d’un tissu à un autre, d’une espèce à une autre, d’une surface à une autre, les reliant les uns aux autres d’une manière nouvelle et terriblement contraignante (à ceci près qu’il se reproduit, son régime d’identité et de différence étant différent sur ce point de celui des éléments chimiques).
La globalité de la pandémie ne consiste pas en ce qu’il y a des virus partout à la surface de la planète bleue, mais en ce que les relations entre les choses les plus diverses sont désormais médiées par le virus : certaines sont coupées (entre les professionnels des théâtres et leurs publics), d’autres renforcées (entre les habitants de Wuhan et ceux de Paris), etc. Le virus nous globalise parce qu’il nous met (ou nous met autrement) en réseau : non pas, donc, parce qu’il s’établit au-dessus de nous, mais parce qu’il s’immisce entre nous.
Mais n’a-t-on pas dit que la notion de centre ne suffisait pas à rendre compte de la notion de globalité et que celle-ci impliquait celle de stabilité ? Oui, et de fait, on ne peut qu’être frappé de constater que la Terre et le virus là encore présentent des caractéristiques très similaires : car l’une comme l’autre obéissent à des principes de régulation.
Si le virus circule parmi nous en effet, c’est que, comme beaucoup d’agents pathogènes depuis un demi-siècle, les mécanismes qui permettaient de le maintenir dans des écosystèmes localisés où il circule, comme disent les biologistes, « à bas bruit », ont été détruits précisément par l’activité humaine (la déforestation en particulier, mais pas seulement). Il se trouvait contenu dans le corps des chauves-souris qui restaient dans la forêt, au milieu d’espèces qui faisaient barrière au virus, et ce n’est que du fait de la destruction de leurs habitats et avec elle de la biodiversité qui contenait la circulation des pathogènes que les chiroptères hébergent, que ceux-ci ont fini par sortir de cet enchevêtrement d’embrouilles et par conquérir le monde.
Cela est vrai d’un nombre considérable de maladies récentes : la recrudescence des zoonoses est une conséquence des ruptures d’équilibre que subissent aujourd’hui un nombre considérable d’écosystèmes. Cela est particulièrement visible dans ce qu’on appelle « l’effet dilution » : plus il y a d’espèces variées dans un écosystème, plus il y a de chances que les hôtes intermédiaires d’un pathogène ne soient pas des « hôtes compétents » et donc que sa circulation soit « diluée [6] ».
C’est la raison pour laquelle on peut voir dans la Covid-19 la manifestation enfin spectaculaire de la déstabilisation de toutes les régulations du fait de l’activité humaine, autrement dit comme une manifestation de la Terre. Nous soupçonnions la Terre malade, au sens de perturbée dans ses équilibres fondamentaux ; nous voyons maintenant que ce n’était pas une métaphore. La Covid-19 est une sentinelle de la grande maladie qui vient, celle de la Terre en quête de nouveaux équilibres.
L’explosion démographique du virus est un phénomène dynamique qu’on ne peut expliquer que si on le replace dans un système où il existe des mécanismes régulateurs : ce que cherche le virus, en ce moment même, c’est une nouvelle stabilisation. D’ailleurs, à mesure qu’il se diffuse il rencontrera des systèmes immunitaires qui finiront par réaliser exactement ce résultat.
On peut même interpréter les vaccins, les mesures sanitaires récentes et tous les dispositifs mis au point pour anticiper et éviter les pandémies futures comme le montage à grands frais de mécanismes de régulation du virus (autrement dit de chaînes d’actants organisés en cycles contenant des mécanismes de feedback négatif tels, que le virus, en se propageant, déclenche un processus qui diminue en retour sa propagation), en lieu et place des mécanismes de régulation de ces agents par la biodiversité qui ont été détruits.
Il y a donc plus qu’une analogie entre le virus et la Terre : l’un et l’autre sont des actants dont l’action repose sur un mécanisme de rééquilibration à partir d’une modification des paramètres du système – autrement dit des actants globaux.
Mais il pourra tout de même paraître bizarre de dire que ces entités très théoriques, très abstraites que sont les éléments chimiques de la Terre ou les séquences d’ARN du virus, constituent en soi les centres concrets autour desquels toutes nos relations sont reconfigurées. Car on a plutôt l’impression que ce sont des entités auxquelles on ne peut justement avoir accès que très indirectement : les relations que j’ai avec ma médecin, mon écran, mon grand-père, mon acteur préféré et même une ouvrière chinoise sont tout de même bien plus directes que celles que j’ai à CO2 ou H1N1 !
S’il n’y avait pas de laboratoire pour « purifier » ces substances, de publications pour partager ces recherches, d’usines pour produire les tests, et donc aussi de camions pour les transporter, il n’y aurait pas de « globalisation » de ces entités que sont les éléments chimiques ou les virus, il n’y aurait aucun moyen de reconnaître leur identité respective.
Mieux : s’il n’y avait pas de médias pour rapporter l’apparition d’un cas ici et là, pour diffuser des graphiques agrégeant ensemble tous ces cas par pays, par régions ou par classes d’âge, s’il n’y avait pas de gouvernements qui imitent plus ou moins leurs méthodes respectives (en décidant de confiner leurs populations ou de les surveiller par des voies digitales), voire d’Organisation Mondiale de la Santé qui, avec d’autres organismes du même genre, tente de les coordonner, de les évaluer, de les informer, il n’y aurait pas non plus de globalité du virus, parce que son identité ne serait pas effective.
Il faut prendre ensemble toutes les tentatives d’identification de ce à quoi nous avons affaire en commun et tenter de les distribuer comme autant de tentatives de traduction les unes des autres.
Il en va de même pour la Terre : s’il n’y avait de sciences du système Terre, d’observatoires comme celui de Mauna Loa mesurant l’évolution de la concentration en CO2, de modèles climatologiques, de GIEC, d’instances internationales capables de rassembler toutes les données très variées qui établissent l’origine commune des différents phénomènes associés au réchauffement global et d’y réagir, de COP se réunissant régulièrement, il n’y aurait pas de Terre, en tout cas celle-ci ne pourrait pas faire l’objet de cette expérience qu’on appelle global.
Est-ce donc cela que veut dire « localiser le global » ? C’est certainement un des axes fondamentaux du travail de Latour : nous ramener aux médiations par lesquelles une identité est établie. À la question « où sont les entités globales ? », il faudrait répondre : dans les réseaux scientifiques qui les construisent en centralisant les relations. Voire dans les réseaux politiques, économiques, médiatiques, dans lesquels ces réseaux scientifiques se prolongent et qu’ils « contrôlent » plus ou moins bien, au sens où ils tentent sans cesse de les ramener à leur objet, seul détenteur incontestable d’une identité univoque (car ces autres réseaux ont une centralité beaucoup plus souple, l’identité d’un slogan politique étant beaucoup moins univoque que celle d’une formule chimique).
Cependant, cette réponse aussi a quelque chose de bizarre. Pour la question de la mutation écologique, cette bizarrerie est évidente : cela voudrait dire que seuls les scientifiques ont autorité sur ce qui est vraiment global. Or les scientifiques, qu’on le veuille ou non, ne sont qu’une localité sur la Terre, singulière, certes, dans sa capacité à centraliser ses réseaux, mais néanmoins soumise à l’exigence de toutes les localités terrestres : se composer avec les autres.
Lui réserver le dernier mot sur ce qui nous rassemble risque de répéter un geste qui est précisément inséparable du réchauffement climatique lui-même : à savoir la mainmise qu’ont exercée les Modernes, souvent au nom de « la Science » elle-même, sur toute l’expérience humaine, au prix de la disqualification de toutes les autres modalités de cette expérience. Ce serait, en somme, répéter la structure coloniale qui a précisément conduit à faire sortir la Terre de ces trajectoires cycliques dans lesquelles la Modernité avait pu se développer.
Aussi doit-on élargir ce que veut dire par « localiser le global ». On retiendra d’une manière très générale l’idée que l’identité de ces centres n’est jamais donnée : elle est construite, et construite pas à pas. Elle n’existe que dans ces points où cette identité est en train d’être construite. Mais il n’y a aucune raison d’exiger que cette construction prenne toujours la même forme. C’est pourquoi Latour a introduit la notion de « mode d’existence » et soutenu qu’il n’y a pas une seule réalité, mais une pluralité de modes d’existence.
Chacun se définit par sa manière d’établir ses identités, de construire ses centres : la manière politique n’est pas la manière scientifique qui n’est pas la manière juridique, etc. Le « global » n’est donc pas localisé dans ces termes identiques, mais chacune des équivoques par lesquelles ces différentes identités sont confondues les unes avec les autres ici ou là.
Ainsi la Terre existe-t-elle exactement dans ces points où il y a traduction de son existence selon un mode (scientifique par exemple) à son existence selon un autre (politique par exemple). Elle est entre le GIEC et Greta Thunberg par exemple – mais aussi entre le GIEC et Trump, car il n’y a aucune raison de s’en tenir à ce qui fait continuité avec les réseaux scientifiques, une identité disputée étant déjà une identité.
Un bel exemple d’une telle traduction est celle qu’on trouve dans le livre du shaman amazonien Davi Kopenawa, La Chute du ciel, qui développe toute une cosmologie dans laquelle il traduit manifestement certains aspects du discours du GIEC dans les termes de sa prophétie animiste : il affirme que le réchauffement de la Terre est dû à la « fumée du métal », elle-même émise par les « Blancs » du fait de leur passion extractiviste, et que cette fumée est également cause de la variole [7].
Bien sûr, un climatologue n’accepterait que la première partie de la proposition et pas la seconde. Cependant, si on veut comprendre la Terre en tant qu’elle est globale, il ne faut pas dire que le discours du shaman est une métaphore approximative dont le discours du GIEC serait la version littéralement vraie : il faut mettre ces deux discours à égalité, sur le même plan, et se demander comment il est possible de traduire l’un dans l’autre, en quoi l’un et l’autre peuvent être conçus comme deux manières complémentaires, dans leur divergence même, de poser la question de l’identité de ce qui nous rassemble.
Je force ici un peu le propos de Latour, mais il me semble que l’ontologie pluraliste des modes d’existence, dans laquelle la notion d’équivoque est développée extensivement, va tout à fait dans le sens de cette définition du global relocalisé [8]. Pour avoir de la pandémie une appréhension aussi globale que le virus lui-même, il faut prendre ensemble toutes les tentatives d’identification de ce à quoi nous avons affaire en commun et tenter de les distribuer comme autant de tentatives de traduction les unes des autres.
Il faut voir comment les recommandations de l’OMS sont traduites dans des discours complotistes et inversement ; comment le port du masque signifie des choses différentes dans différents pays ou différents groupes ; comment telle manière d’appréhender les virus s’articule à une autre toute différente ; etc. La globalité de la Terre ou du SRAS-CoV-2 devient donc l’objet d’enquêtes empiriques très nombreuses et qui restent largement à faire.
L’anthropologue Frédéric Keck en a proposé une précisément sur le cas des pandémies [9]. Il a montré qu’il existait deux modèles de rationalité gouvernementale et scientifique à l’œuvre dans l’appréhension des virus : celui qu’il appelle pastoral, plutôt en vigueur en Europe, qui traite la globalité du phénomène en tentant de le saisir au niveau des populations (mesurant son incidence, procédant à des sacrifices, abattages de visons ou quartiers abandonnés, etc.), et celui qu’il appelle cynégétique (car il procède plus sur le modèle de la chasse que de l’élevage), qui cherche à suivre la piste les virus, à tracer chaque cas, à établir les chaînes de contamination (comme on le voit aujourd’hui avec l’usage des technologies digitales mobiles dans beaucoup de pays asiatiques).
Ces deux modèles, dont l’un correspond au modèle dit de la « prévention », l’autre à celui dit de la « préparation », constituent en somme deux variantes de la réaction politique et scientifique. Ils vont avec toutes sortes d’autres variations que l’anthropologue s’attache à reconstituer. Il n’y a pas lieu de se demander si l’un est meilleur que l’autre – du moins quand on cherche à saisir la dimension de globalité propre à la pandémie ; il faut surtout comprendre que le virus existe dans la divergence réglée, systématique, de ces deux propositions. C’est ici que se trouve le virus comme entité globale et nulle part ailleurs.
Bien sûr, la proposition de Frédéric Keck est une proposition parmi d’autres ; d’autres enquêtes montreraient certainement d’autres aspects. Mais le principe général restera le même : les êtres globaux existent dans les équivoques qui ici et là font apparaître à la fois la complémentarité et la divergence de leurs qualifications.
Cela signifie en somme, on le voit, qu’on n’a de chance de saisir la globalité du monde là où elle se trouve qu’à la condition de faire de la place à un travail d’anthropologie comparée, et même d’anthropologie comparée d’inspiration structuraliste, puisqu’une structure n’a jamais été pour Claude Lévi-Strauss autre chose qu’un système de variantes, quoi qu’en ait cru la vulgate structuraliste comme la vulgate anti-structuraliste.
La procédure structuraliste par excellence consiste à partir d’une notion (par exemple la prohibition de l’inceste, ou bien le mythe d’Œdipe) pour montrer qu’elle est équivoque, c’est-à-dire qu’elle se diffracte en variantes qu’on pose à égalité et qu’on cherche simplement à saisir comme transformations réglées les unes dans les autres. Plus nous avons à faire à des phénomènes globaux, plus il importe de les saisir au point de leur équivoque sans jamais donner à aucune des manières divergentes de les nommer, de les identifier, de primat sur toutes les autres, ce qui exige de les saisir comme des variantes ou des traductions les unes des autres [10].
Il paraîtra étrange aux personnes qui croient connaître l’œuvre de Latour (et même à celui-ci) de conclure cette tentative pour en montrer la pertinence de son œuvre en soutenant qu’elle établit l’intérêt de revenir à ce vieux mot : structure.
Mais à y regarder de près, on verrait que le dernier grand livre de Latour, l’Enquête sur les modes d’existence, propose effectivement d’organiser les modes d’existence en système de variantes : chacun de ces modes est défini par ses traits différentiels, donc immédiatement en relation d’opposition aux autres traits, ces traits eux-mêmes n’apparaissant qu’à l’occasion des équivoques, dans le mouvement même par lequel celles-ci s’imposent comme équivoques, c’est-à-dire dans ces moments où on se rend compte qu’on croyait parler de la même chose alors qu’en réalité la logique d’identification de ces choses est divergente.
Nous ne suggérons rien d’autre que d’étendre cette méthode mise au point par Latour dans l’Enquête sur les modes d’existence précisément aux entités globales, afin de pouvoir localiser le global sans le perdre. Le virus comme la Terre n’existent que dans leurs équivoques. S’ils résonnent l’un avec l’autre, c’est qu’ils contribuent à montrer l’importance de l’équivoque dans notre réalité.
Et si Latour a acquis à l’occasion de cette pandémie une faveur nouvelle, si l’importance de son œuvre pour saisir le présent est devenue plus évidente auprès d’un nombre toujours plus grand de personnes, c’est que, unique peut-être parmi toutes les grandes figures de la recherche en sciences sociales, il aura montré que ces sciences ne sont pas seulement des suppléments critiques ou des outils technocratiques : elles sont comme les autres sciences des moyens d’accès à des dimensions de la réalité que d’autres regards, d’autres disciplines, ne peuvent pas avoir à leur place.
Latour a remis les sciences sociales au cœur du monde. Sur les quatre points que nous avons choisis pour mettre en évidence la pertinence de son enseignement dans la situation actuelle (et il y en aurait d’autres), il a montré que les sciences sociales peuvent intervenir directement dans la compréhension de la réalité. Grâce à Latour, les sciences sociales se retrouvent enfin, de nouveau, in medias res. On ne peut pas dire qu’elles en aient encore véritablement pris conscience. Peut-être que la faveur publique dont l’œuvre de Latour jouit leur permettra de comprendre qu’elles ne sont pas réduites à jouer le rôle ingrat de « déconstructrices » des représentations ; qu’elles peuvent aussi, directement, éclairer le monde et, de ce fait, nous permettre d’y vivre mieux.