Cités à la déroute
Onze ans après les violences et actes incendiaires perpétrés au sein d’une cité dite « sensible » de Grenoble, France Télévision diffusait le 19 avril dernier, au 20 heures, un court reportage titré « Retour dans le quartier de La Villeneuve à Grenoble ».
L’actualité est celle d’une détérioration progressive et, en apparence, irrémédiable des conditions de vie : disparition quasi-complète des commerces entraînant ipso facto une désertion des espaces communs, à commencer par la Grand’Place et ses allées, ainsi que ses « aires », parcs et jardins. L’intensification du trafic de stupéfiants, notamment à proximité des crèches du quartier, oblige d’y poster, aux différentes entrées, policiers et agents de sécurité à temps plein.
Après visionnage d’un tel document, le téléspectateur ne pouvait que conclure à l’échec, à tous niveaux, des grands ensembles, plus couramment appelés les « cités de banlieues » : des zones toujours pathogènes où sévit « la sarcellite [1] », « gangrénée » par la criminalité ; le creuset de la délinquance endémique d’une jeunesse oisive massée aux pieds des blocs de béton qu’un urbanisme, regardé comme fautif ou à tout le moins inconséquent, se serait suffi d’aligner au pourtour des villes.
Évidemment, là n’était pas le projet des architectes-urbanistes de l’Atelier d’urbanisme et d’architecture (AUA) – regroupés autour de Jacques Allégret – naguère chargés de la conception de La Villeneuve entre 1970 et 1983. En effet, ces derniers avaient pour ambition, pour dessein, de réaliser une Cité Nouvelle à très haute valeur sociale d’inspiration largement fouriériste, renouant alors avec certains des idéaux utopistes du XVIIIe siècle. Le phalanstère, concept élaboré par le philosophe Charles Fourier, a vu son incarnation la plus célèbre dans le familistère de Guise, érigé entre 1859 et 1884 par la volonté de l’industriel Jean-Baptiste André Gaudin pour ses ouvriers.
Pleinement « communautaire » (de vie comme de gouvernance), l’ensemble urbain se devait composer le socle d’une société harmonique [2] » accordant – plus que conciliant – vie en collectivité et vie privée, mixité, cohésion sociale (attachement au groupe) et émancipation (accomplissement) personnelle : « une architecture nouvelle pour une société nouvelle » ; « une architectonique nouvelle pour une organisation sociale nouvelle ». Ainsi peuvent être exprimées les aspirations qui animaient les constructeurs.
« Concevoir une architecture pour un certain type de société, c’est d’abord et avant tout donner les moyens à cette société d’exister », précise Marion Loire. Dans le cadre du projet de La Villeneuve, il avait été pensé et prescrit d’importants moyens structurels, organisationnels et humains. L’Éducation, la Culture, l’Art, plus largement la Création, étaient appelés à y tenir une place de choix, formant le terreau d’un nouvel être-(grandir)-et-vivre-ensemble.
Concrètement, des équipements publics et programmes d’activités ambitieux réunissant ces différents champs/domaines (éducation, culture, création) figuraient comme « dispositifs-clés » du projet initial. Une partie d’entre eux furent développés dès les premières années. Reste qu’à partir de 1983, année des élections municipales, la tendance s’inversa et avec elle, la liste des priorités en matière d’investissement public local ; suivront des réductions et limitations de toutes sortes, puis des retraits et abandons en cascades.
Les projets de grande qualité ont pâti, et c’est là un euphémisme, d’une optimisation du coût au titre d’une maîtrise de la dépense publique.
Le cas de La Villeneuve, loin d’être marginal, est en tout point révélateur de qui ce qui aura causé, spécialement en France, l’échec programmé des projets de cités. Des utopies, formulées et formalisées par des bâtisseurs visionnaires engagés, somme toute possibles, mais réalisables seulement à la condition d’y consacrer tous les moyens requis. Or, c’est précisément cela qui, presque chaque fois, aura fait fatalement défaut : en vertu d’une prétendue économie des moyens, souvent opérée au moment ultime de la construction par les maîtres d’ouvrage, s’ensuivirent non simplement un « affaiblissement » des projets mais leur déroute complète.
En guise d’image, représentez-vous une chaise dont on aurait jugé rentable – allez savoir pourquoi – de lui retirer un pied ou encore une vis. Non seulement il ne serait dès lors impossible de s’y tenir assis mais ce serait plus gravement l’assurance d’une chute emportant, avec elle, la partie et le tout.
C’est ainsi qu’on érigea en France, à partir des années 1930, des cités mortes-nées sans possibilité de création de « social organique [3] ». Des lieux et espaces proprement « retirés », non uniquement situés « à l’écart » (banleuca, origine étymologique de « banlieue »), « en marge » des villes, c’est-à-dire de leur « mouvement » et « culture » comme l’analyse Michel Agier [4], mais également privés de ce qui devait en assurer l’habitabilité.
Aux formes riches et diverses de la citadinité s’y substitue alors un autre régime d’urbanité dépourvu, comme l’explique Henri Lefebvre dans son article « Le droit à la ville », de réelles dynamiques actorielles, de relations d’échange « practico-sensible », lesquelles imposant la mobilisation de « ressources » (des moyens, derechef) prioritairement culturelles et artistiques ; en substance, un agir urbain n’ouvrant définitivement pas, en fait comme en « droit », au faire-ville, sur les plans individuel comme collectif. Des quartiers « retirés », de « relégation urbaine [5] », ainsi détachés, soustraits à « la ville vécue », non tout à fait hétérotopiques, ni qualifiables de « non-lieux » ou de « hors-lieux », pour reprendre l’expression de Marc Augier, mais plus exactement « atopiques » en ceci qu’ils ne peuvent trouver à se fixer, à s’établir tout à la fois comme centre géographique (centre et cœur de ville) et milieu de vie.
En somme, si faute (ou manquement) il y a dans la manière dont ces grands ensembles ont été édifiés et implantés sur le territoire national, celle-ci ne devrait pas être imputable aux architectes-urbanistes eux-mêmes, tout du moins pour une très large part d’entre eux : leurs projets de grande qualité ont pâti, et c’est là un euphémisme, d’une optimisation du coût au titre d’une maîtrise de la dépense publique, au nom du maintien en « bon gestionnaire » d’une certaine économie.
Pour comprendre ou plutôt saisir le décalage entre ce que fut projeté et ce qui aura été réalisé, il convient de remonter, pour chaque cas, aux prémices ou intentions premières du projet d’architecture-urbanisme. En (re)parcourant cette histoire, en sus du décalage intention-réalisation que nous venons d’évoquer, il est aussi permis de mesurer combien l’échec français est isolé, ne serait-ce que comparativement à ses voisins européens.
Des lieux et espaces d’une ville rêvée, à la faveur d’une nouvelle communauté de vie, d’être, également de faire et de penser.
Les « cités de banlieues » de France, faites généralement de tours-barres entourées de verts, ont comme référence originelle celle des cités-jardins, des banlieues ou quartiers-jardins nées en Angleterre à la fin du XIXe siècle, à l’initiative de l’urbaniste Ebenezer Howard – suivi par Patrick Geddes, Raymond Unwin, Frederick Osborn et d’autres.
Ces faubourgs, éloignés des affairements et pollutions des centres-villes, offrent aux classes populaires une qualité et sérénité de vie retrouvées – Living green in the suburbs, selon l’adage : le suburbain à l’anglaise de se présenter (aussi identitairement parlant) comme l’heureux mariage de l’urbain et du jardin ; point d’immeubles, type d’habitation collective récusé par les anglais, mais plutôt des quartiers résidentiels en forme de nouveaux villages péri-urbanisés. Le modèle des cités-jardins se sera développé partout en Europe à partir du début du XXe siècle.
En France, celui-ci fut introduit par le juriste Georges Benoît-Levy en 1904 lequel, de retour de Grande Bretagne où il étudia la Letchworth Garden City (la première imaginée par Howard), décida de fonder l’Association des cités-jardins de France, à laquelle adhéreront notamment l’architecte Henri Sauvage et l’homme politique Jules Siegfried. Des projets de « réplique » fort prometteurs naîtront alors : le faubourg-jardin du Stockfeld à Strasbourg (1910), la cité coopérative Paris-jardins de Draveil (1911), les cités-jardins de la Compagnie des chemins de fer du Nord (1919) ; plusieurs autres seront réalisées dans l’entre-deux-guerres par l’Office départemental des habitations à bon marché (ODHBM) de la Seine tels que (en 1921) Arcueil-Cachan, Stains, Drancy ou l’emblématique cité-jardin de Suresnes [6] à laquelle est toujours associé le nom du maire d’alors de la commune, Henri Sellier.
Plus tardive, les « cités de banlieues » (de type HLM à partir des années 1950) qui fleuriront – elles aussi – aux quatre coins de France ne renvoyèrent pas, au sens strict, à une « réplication » des cités-jardins britanniques. Reste que le concept ouvrit la voie à toutes sortes d’adaptations, de reprises et interprétations pour la construction de ces vastes ensembles de logements sociaux locatifs qui donnèrent accès à l’hygiène et au confort moderne aux couches les plus défavorisées de la population, ensembles architecturaux contre lesquels s’appuyèrent alors, entre autres, sur l’aménagement paysager.
Rappelons que le concept de cité-jardin ne se limite pas à un certain accord du vert et de la pierre (de la brique et de la végétation), ni en une implantation en périphérie (immédiate ou non) de grandes villes. Comme indiqué plus tôt, celui-ci est avant tout marqué du sceau de l’utopie [7]. Il est, en quelques sortes, le produit (l’empreinte) d’initiatives, de tentatives encore amont engagées par des philanthropes owenistes, des réformateurs sociaux anglais et patrons « paternalistes » – un paternalisme industriel ayant conduit à la création de la ville-usine ; en France, citons les usines Schneider au Creusot et la Cité ouvrière Menier à Noisiel.
Par le concept de cité-jardin est ambitionnée la réunion d’une utopie sociale et d’un idéal urbain ; un urbanisme social, environnemental et humain reposant, essentiellement, sur l’Art, la Culture et l’Éducation (équipements et programmes) dans une perspective d’abord réformatrice. Des lieux et espaces d’une ville rêvée, des « banlieues oasis [8] », tout à la fois protégés et ouverts sur le monde – à la faveur d’une nouvelle communauté de vie, d’être, également de faire et de penser. C’est bien de cela qu’est formé, « pétri » le concept alors réinvesti, retraduit par les architectes-urbanistes des grands ensembles.
À la cité-jardin de Hellrau, quartiers de logements ouvriers et villas accueillant intellectuels et retraités voisinèrent.
À l’instar de la France et d’autres pays d’Europe comme les Pays-Bas, le Danemark et la Suisse – qui développera son « modèle helvétique » de la cité-jardin, incarné par le quartier Hirzbrunnen à Bâle (1920-1929) –, l’Italie se sera approprié d’emblée fidèlement le concept, créant ainsi des « répliques » de cités-jardins anglaises mais aussi en développant le modèle alternatif du village-ouvrier, tel que Crespi d’Adda fondé par l’industriel Cristoforo Benigno Crespi (1877). Elle sera parvenue en outre, à le perpétuer dans le temps, à le préserver en un certain sens ; les cités-jardins de Garbatella (1920) et de Monte Sacro à Rome (1921) en sont, sans doute, les exemples les plus probants – toutes deux ayant reposé sur la création de plusieurs équipements-programmes éducatifs et artistico-culturels.
En Allemagne, il revient de mentionner la toute première « occurrence » (alors réplicative) de cité-jardin : celle, au nord de Dresde, de Hellerau, bâtie en 1909 à la demande de Karl Schmidt-Hellerau, fabricant de meubles et membre d’un collectif d’artistes-entrepreneurs. Les architectes Richard Riemerschmid, Heinrich Tessenow et Hermann Muthesius furent retenus pour en définir le projet.
Une directive forte leur avait été donnée par Schmidt-Hellerau : mettre l’Art au centre de la Cité. Quartiers de logements ouvriers et villas accueillant intellectuels et retraités y voisinèrent. Au centre donc, s’y retrouvaient les communs : les commerces, une école à laquelle s’adjoindra un « institut du rythme » commandé par Wolf Dohrn, le gérant de la cité, dédié à l’apprentissage de la danse et de la musique ; on y pratiqua de nouvelles méthodes pédagogiques actives sous l’égide d’Émile Jaques-Dalcroze.
Fut confiée à Heinrich Tessenow la construction d’un Palais des festivals (Festspielhaus) accueillant des représentations artistiques d’un genre tout à fait nouveau et à destination de tous. « Ni une école, ni un musée, ni une église, ni une salle de concert, ni un auditoire ! Et pourtant quelque chose de tout cela et aussi quelque chose de plus ! », déclarait Theodor Fisher, l’un des fondateurs du Deutscher Werkbund, littéralement conquis par le projet d’un lieu cumulant des fonctions à la fois pédagogiques, artistiques et civiques.
Mais, en dépit de l’enthousiasme général (à travers comme en dehors du pays) que provoqua cette cité de Dresden-Hellerau habitée par l’esprit et la dynamique d’avant-garde, la première guerre mondiale y mit fin prématurément. Notons que le lieu existe toujours et en son centre le Festspielhaus Hellerau, foyer aujourd’hui mondialement célèbre d’une pratique « expérientielle » des arts rythmiques faisant se croiser danse, musique, théâtre, scénographie, etc.
Nombre d’idées et principes novateurs introduits par cette cité-jardin allemande se verront, par suite, adaptés, transposés. Tout d’abord, celle d’une vie communautaire « autarcique » régit en coopérative (les Ortsgruppe, un modèle dominant outre-Rhin) ; des habitants élus (les Bezirksleiter, représentants des « groupes » d’habitants) y sont garant de l’ordre et de la sérénité pour le bien de tous. À cela s’ajoute une certaine diversité des quartiers (des habitats de formes et de standing diversifiés) partageant, mutualisant des espaces et des ressources naturelles mais également des biens, équipements et programmes d’activités (notamment éducatifs, culturels, artistiques) ; en résumé, une relative hétérogénéité de logements individuels et collectifs, souvent ceinturés et traversés de parcs et jardins privés-publics, réunis, centralement, autour de communs.
Cette schématique urbatecturale aura été retravaillée et modélisée par l’architecte Paul Wolf, l’un des « passeurs » allemands du concept de cité-jardin [9] (avec Hans Kampffmeyer dont il s’inspira, Theodor Fischer déjà cité et Paul Schmitthenner). Il lui donna le nom de « cité-jardin triple » : des cités (au nombre de trois au minimum) reposant sur un épais et étendu lit vert, toutes raccordées les unes aux autres et gravitant autour d’une sorte de forum communal, un centre rassemblant notamment l’ensemble des attractions culturelles.
Ce cadre fut celui du plus grand ensemble de Berlin conçu, en grande partie, par Bruno Taut, architecte du Werkbund nommé architecte en chef de la société immobilière allemande GEHAG à partir de 1924. Il s’agit des Cités du modernisme de Berlin réalisées entre 1913 et 1934 par des architectes du mouvement Neues Bauen ; cet ensemble regroupe six cités interconnectées : Falkenberg, Schillerpark, Britz (dite le « fer à cheval »), Carl Legien auxquelles s’ajoutent la Cité blanche (Weiße Stadt) dirigée par Otto Rudolf Salvisberg et Martin Wagner ainsi que celle de Siemensstadt de Hans Scharoun et, à nouveau, Martin Wagner.
La seconde guerre mondiale n’aura affecté ce grand ensemble que de façon relativement minime. Rénovation et modernisation furent entamées à partir des années 1950, en veillant à préserver la configuration ramifiée des Cités de Britz, du Schillerpark, de la Weiße Stadt et de la Siemensstadt à Berlin-Ouest.
C’est ainsi que sortit de terre la première des « cités de banlieue » mortes-nées de France.
Revenons en France, pour conclure, en évoquant le premier véritable projet de grand ensemble (après celui, d’une moindre échelle, de la Cité du Champ des Oiseaux de 1930), la Cité de la Muette à Drancy – plus tristement célèbre aujourd’hui pour avoir servi de camp d’internement et de transit vers la déportation durant la seconde guerre, et aujourd’hui devenue un lieu de mémoire de la Shoah. Cette réalisation fut savamment élaborée par Eugène Beaudouin et Marcel Lods (avec le concours de Vladimir Bodiansky et Jean Prouvé) à la demande d’Henri Sellier, alors administrateur de l’ODHBM de la Seine.
Édifiée à partir de 1932, cette cité opère la transition « interprétative » du projet de cité-jardin vers celui du grand ensemble – une appellation nouvelle sur proposition de Maurice Rotival. Lods déclara, en conférence, ne pas avoir cherché à répliquer le modèle des cités-jardins, mais d’avoir tenté s’en différentier. Beaudouin et lui échapperont, en effet, au parangon.
Cela étant, ils en retiendront le concept. Tous les éléments constituants y sont présents ou presque, assurément les principaux : une couverture végétale disposée suivant l’orientation des vents Nord-Sud ; une modernisation de l’habitat collectif (hygiène et confort élémentaire) ; des bâtiments de forme et facture nouvelles, des tours et bars de béton en alternance, dont un en « U » construit en 1933 (à l’image de la Cité Britz à Berlin) ; enfin, chose ô combien essentielle et décisive, des équipements et programmes variés reliant Éducation, Culture et Art, notamment.
Seulement voilà, ironie dramatique de l’Histoire, il survient une crise économique qui imposera des coupes drastiques du budget des HBM accordé par l’État. De tous les « dispositifs » au projet, ne seront conservés que ceux ayant été considérés « indispensables » : un groupe scolaire et quelques équipements sportifs.
C’est ainsi que sortit de terre la première des « cités de banlieue » mortes-nées de France. Celles lui succédant conserveront, presque invariablement, les mêmes (lieux) communs : des crèches collectives et écoles maternelles et/ou élémentaires ainsi que des terrains de sport. Ce seront les uniques restes d’un concept, celui de la cité-jardin en France, dont la disparition annoncée marque par là même le début du déclin de son grand ensemble.