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Centenaire du Parti communiste chinois : écrire et réécrire l’histoire

Historien

Un an et demi après les premiers cas de Covid-19 recensés sur son territoire, la Chine a célébré avec faste le centenaire de son Parti communiste. L’occasion pour Xi Jinping de conforter son discours de légitimation du parti-État, en s’appuyant sur une histoire nouvellement révisée : un récit qui cherche à refermer définitivement la page des réformes, pour affirmer la Chine comme puissance accomplie et non plus en devenir.

Le Parti communiste chinois (PCC) a célébré le 1er juillet dernier son centième anniversaire, organisant pour l’occasion deux spectacles extravagants, l’un au stade olympique de Pékin (le « Nid d’Oiseau »), l’autre sur la place Tiananmen, marqué par un long discours du secrétaire général Xi Jinping. Auparavant, une campagne de masse a eu lieu pendant plusieurs mois, lancée en février dernier, pour appeler à l’étude de l’histoire du Parti par tous.

En avril, une circulaire du Secrétariat central appelait à organiser les activités de commémoration autour du slogan « suivre le Parti pour toujours » (yongyuan gen dang zou). Deux super-productions cinématographiques, « 1921 » (consacré au premier congrès) et « Le révolutionnaire » (consacré au premier vulgarisateur de textes marxistes Li Dazhao) sortent en salles ce mois-ci pour donner à l’anniversaire l’éclat apporté par les stars du spectacle.

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La place occupée par l’histoire dans le dispositif de gouvernement du Parti-État chinois est pour ainsi dire unique. À défaut d’une légitimité populaire issue des urnes, le PCC justifie sa revendication à gouverner en s’appuyant sur deux raisonnements historiques. Sur le plan théorique, en tant que parti marxiste-léniniste, le PCC justifie son rôle dirigeant par sa capacité à représenter les classes les plus « avancées », dont l’arrivée au pouvoir correspond à une nécessité historique.

Sur un plan plus empirique, le PCC présente son arrivée au pouvoir comme « le choix de l’histoire », toutes les autres forces politiques (les réformateurs constitutionnels, les puissances coloniales, les forces bourgeoises du Parti nationaliste, les impérialistes japonais) ayant échoué dans leurs tentatives de modernisation de la Chine au cours du « siècle d’humiliation » (1842-1949).

Ce discours de légitimation est inscrit dans nombre de documents officiels et figure au préambule de la Constitution de 1982. On y lit notamment que la Révolution de 1911 a laissé inachevée « la mission historique du peuple chinois » ; c’est seulement guidé par le Parti communiste que le peuple chinois a renversé « l’impérialisme, le féodalisme et le capitalisme bureaucratique » en 1949.

Sont ensuite retracées les étapes de la prise de pouvoir : la « nouvelle démocratie » (économie mixte où subsiste la propriété privée), la « transformation socialiste » (collectivisation), et le « stade primaire du socialisme » dans lequel la Chine est censée rester pour longtemps, et dans lequel la lutte des classes contre les ennemis intérieurs et extérieurs doit continuer, même si les classes exploitantes ont été abolies en tant que telles. Autant dire que le récit national prend dans ce contexte une valeur juridique et constitutionnelle.

Depuis ses origines, le Parti mène activement un travail parallèle d’écriture de sa propre histoire. Le plénum du Comité central a ainsi adopté deux « résolutions » à deux moments clés portant sur des « questions d’histoire », l’une à Yan’an en avril 1945, à la fin de la Seconde guerre mondiale et avant le début de la guerre civile contre les nationalistes de Chiang Kai-Shek, l’autre en juin 1981, après l’installation de Deng Xiaoping, et au moment du 60e anniversaire du Parti. La première, venant couronner une période de rectification idéologique du PCC à Yan’an, venait consolider la place de Mao comme autorité suprême pour les questions de théorie et de doctrine, marquant sa victoire sur les autres « lignes », notamment prosoviétique.

La seconde venait solder les comptes de la période maoïste en faisant la part des succès et des échecs, et consolider l’autorité de Deng Xiaoping et de sa ligne de « réformes et ouverture », tout en coupant court aux critiques jugées excessives de la période maoïste. Plus récemment a été publiée une histoire officielle du PCC, qui comporte pour le moment deux tomes, le premier couvrant la période 1921-1949, publié en 2002, le second, couvrant les années 1949-1978, publié en 2011. Le volume suivant est théoriquement en préparation par le Bureau de Recherches historiques du Comité central, mais pour l’instant aucune date d’achèvement ne semble arrêtée.

Dans la pensée de Xi Jinping, une idée tient une place centrale : sous Mao, la Chine se serait redressée, sous Deng elle se serait enrichie, et sous Xi, elle serait devenue puissante.

Alors que l’autorité de Xi Jinping ne cesse de croître, certains observateurs ont commencé à se demander si le centenaire ne serait pas l’occasion de faire adopter une troisième résolution sur les questions d’histoire, qui concrétiserait l’aspiration de Xi à se placer au même niveau que Mao et Deng.

Depuis son arrivée à la tête du Parti en 2012, Xi Jinping a en effet mis en place un système idéologique qui, sous le nom de « Pensée Xi Jinping du socialisme à caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère » a été inscrit dans la Constitution à travers d’un amendement adopté en 2018. À la même occasion, la limite de deux mandats pour le président de l’État a également été abolie (le nombre de mandats du secrétaire général du Parti a toujours été illimité) et le rôle dirigeant du PCC inscrit à l’article 1 de la Constitution (en plus du préambule historique).

Dans l’édifice de discours et d’articles qui constituent la pensée Xi Jinping, une idée tient une place centrale, selon laquelle sous Mao, la Chine se serait redressée (zhan qilai), sous Deng elle se serait enrichie (fu qilai), et sous Xi, elle serait devenue puissante (qiang qilai). En réalité, l’idée de Xi de redécouper les périodes historiques à son profit précède même son arrivée au pouvoir.

En 2011, à l’occasion du 90e anniversaire de la fondation du PCC, en tant que vice-président et président de l’École centrale du Parti, Xi a prononcé un discours où il a avancé pour la première fois l’idée de ne pas opposer les 30 années avant et les 30 années après les réformes (de 1978). Les premières ont servi à la construction du socialisme, alors que les secondes ont servi au développement économique, et il convient de ne pas nier les accomplissements de l’une des périodes au nom de l’autre. En filigrane se dessine alors l’idée que l’époque des réformes décidées par Deng Xiaoping et prolongées par ses successeurs désignés Jiang Zemin et Hu Jintao tire à sa fin et qu’une nouvelle période historique va s’ouvrir.

L’année du centenaire a été l’occasion de remettre l’histoire du parti au centre de la vie politique chinoise. Toute interprétation « incorrecte » de l’histoire tombait déjà sous le coup de plusieurs lois récentes, notamment du code civil adopté fin 2020, qui inclut le crime de « nihilisme historique », ainsi que d’une loi spécifique sur l’outrage aux héros et martyrs, adoptée en 2018. En 2019, un nouvel Institut d’histoire a été créé à l’Académie des sciences sociales, chapeautant les différents instituts existants, très actif sur les réseaux sociaux pour promouvoir une lecture révisionniste plus positive de la période maoïste. Un nouveau Musée du Parti a été inauguré dans le quartier de Chaoyang à Pékin en juin 2021, et le « tourisme rouge » (pèlerinage sur les lieux marquants de l’histoire du PCC) fortement encouragé.

À Hong Kong aussi, en pleine restructuration depuis la Loi sur la Sécurité nationale de 2020, le parti est apparu pour la première fois en pleine lumière (alors qu’il n’a toujours pas d’existence juridique dans la région autonome) : des affiches de propagande à sa gloire ornant la ville, une exposition consacrée à l’histoire du Parti, et surtout une cérémonie officielle organisée par le représentant du gouvernement central à Hong Kong. Lors de cette dernière, la Cheffe de l’Exécutif Carrie Lam a prononcé un discours vantant les mérites du Parti dans la conception de la formule « Un pays deux systèmes ». Au même moment, le Musée d’histoire de Hong Kong subissait une réorganisation complète de l’exposition permanente, alors que le musée officieux (géré par des ONG) du 4 Juin (jour de l’écrasement du mouvement démocratique de 1989) était contraint de fermer ses portes.

Plutôt que de réécrire directement l’histoire, il s’agissait sans doute de mettre une fois de plus le parti au centre du projet politique de Xi.

Pour autant, le discours prononcé par Xi sur la place Tiananmen n’a en fin de compte pas fait référence à une troisième résolution sur l’histoire. Il est sans doute encore trop tôt pour tirer définitivement un trait sous l’époque des réformes et proposer un verdict définitif sur les événements de 1989. Toutefois, une publication mérite l’attention : en février a paru une nouvelle édition de la « Brève histoire du Parti communiste chinois » dont des éditions antérieures avaient paru en 2002 et 2011. Dans ce livre, il est possible de constater un certain nombre d’inflexions qui donnent des indices sur la relecture de l’histoire en cours.

Ainsi, la condamnation explicite de la famine du Grand Bond en Avant a été retirée. Le chapitre spécifique précédemment consacré à la Révolution culturelle sous le titre de « dix années de chaos » a été entièrement coupé ; l’accent est désormais mis sur les réalisations économiques dans la construction du socialisme pendant cette période. Une nouvelle formulation est apparue qui, sans remettre directement en cause le verdict de la résolution de 1981 (condamnant les excès de la Révolution culturelle), précise que « la Révolution culturelle comme projet politique est distinct de la période historique de la Révolution culturelle ». Enfin, certaines formulations de Deng Xiaoping, incitant à une politique étrangère « discrète à l’abri de la lumière » (taoguang yanghui) et mettant en garde contre le culte de la personnalité ont disparu.

Plutôt que de réécrire directement l’histoire, il s’agissait sans doute de mettre une fois de plus le parti au centre du projet politique de Xi. « L’histoire et le peuple ont choisi le Parti communiste chinois », a-t-il affirmé dans son discours sur la place Tiananmen. « Sans le parti communiste, il n’y aura pas de grande renaissance de la nation chinoise. » Xi Jinping s’est fixé deux objectifs « centenaires » : la réalisation d’une société de « petite prospérité » pour le centenaire du Parti en 2021, et celle d’un pays socialiste moderne prospère et puissant pour le centenaire de la RPC en 2049.

Le premier objectif a été proclamé atteint avec l’élimination de la pauvreté extrême (selon la définition officielle) cette année. La pensée Xi Jinping est articulée autour d’une affirmation renouvelée de la souveraineté dans tous les domaines de la politique intérieure et extérieure, autour du socialisme pour le XXIe siècle à travers la société de petite prospérité, et de la nouvelle « puissance » internationale de la Chine à l’heure où les intellectuels chinois sont persuadés du déclin de l’Occident, terrassé par la Covid.

Une image de son discours a retenu l’attention, quand il a mis en garde les forces étrangères qui chercheraient à humilier ou entraver la Chine, qu’elles se « fracasseraient contre la grande muraille de chair et de sang du peuple chinois. » Néanmoins, l’affirmation de ses objectifs politiques et idéologiques continue à passer par un contrôle étroit du récit historique. Xi Jinping procède par accumulation plutôt que par rupture ouverte. Il ne renonce ni à l’utilisation de l’idéologie comme arme de contrôle politique comme à l’époque de Mao, ni à la croissance économique come levier de puissance comme à l’époque de Deng.

La nouvelle périodisation n’en indique pas moins qu’il souhaite marquer l’ouverture d’une nouvelle  ère : celle de l’affirmation de la puissance d’un État-Parti qui n’a de comptes à rendre à personne, pas même à l’histoire.


 

Sebastian Veg

Historien, Directeur d'études à l'EHESS

Notes