Rediffusion

Tout ce que vous avez voulu savoir sur Bruno Latour sans jamais oser le demander au SARS-CoV-2 – un moment latourien (1/4)

Philosophe

L’œuvre de Bruno Latour s’est imposée très récemment comme une des contributions intellectuelles les plus éclairantes de notre temps. Patrice Maniglier propose d’entrer dans cette pensée complexe et encore mal connue en montrant sa pertinence au regard de deux événements étroitement liés qui marquent notre présent : la mutation écologique globale et la pandémie de Covid-19. En une série de quatre contributions, il dégage quatre gestes typiquement latouriens et les éclaire à la lumière des effets d’intelligibilité qu’ils produisent sur l’expérience de la pandémie. Dans cette première livraison, il introduit l’idée que nous serions dans un « moment latourien » et présente le premier de ces gestes : remettre les sciences au cœur du débat public au lieu de les poser dans une transcendance toujours suspecte. Rediffusion du 21 avril 2021

La nouvelle est tombée il y a à peine deux ou trois ans ; elle semble d’ailleurs avoir surpris les personnes qui se croyaient le mieux informées : un certain Bruno Latour était « le philosophe français le plus célèbre au monde » (dixit le New York Times), « l’intellectuel français le plus influent à l’étranger » (dixit Le Monde), et même une star à l’égal de Greta Thunberg (dixit Yann Barthès).

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Le grand public découvrait un auteur qui non seulement battait des records au palmarès bibliométrique des noms les plus cités au monde [1], mais qui de surcroît avait fondé des disciplines entières (la sociologie des sciences et des techniques), inspiré des travaux dans des champs extrêmement variés (de l’anthropologie au management et du marketing à la théologie, toutes également renouvelées par une orientation originale associée à Latour : la « théorie de l’acteur-réseau »), travaillé avec les meilleurs artistes de son temps pour des expositions ou des pièces de théâtre, inspiré aussi bien les négociateurs de la COP-21 que les zadistes de Notre-Dame-des-Landes, bref une œuvre-monde. Cette œuvre était passée relativement inaperçue, du moins dans son pays d’origine, la France, où la conviction s’était établie que l’âge d’or des années soixante et soixante-dix n’avait laissé derrière lui que des orphelins prodigues, désormais vieillissants.

C’est bien à l’histoire que Latour aura dû cette faveur tardive. Il n’y aura fallu rien de moins qu’un événement cosmique : le réchauffement climatique. Car le fait est qu’au cours des années 2010 un basculement s’est opéré dans l’opinion publique au sujet de la mutation écologique globale.

Certes le problème n’est pas apparu durant la dernière décennie ; mais il n’est devenu une préoccupation de masse que très récemment. Le climatoscepticisme a cessé d’être une position par défaut ; désormais, au contraire, l’inquiétude pour l’avenir de notre planète est devenue l’attitude non-marquée (pour parler comme les linguistes), celle qui


[1] On peut vérifier cette affirmation en allant sur le service Ngram Viewer proposé par Google et en entrant le nom de Bruno Latour pour le comparer avec n’importe lequel des autres noms de la recherche en sciences sociales en France et on verra que ce nom est au minimum deux fois plus cité que n’importe quel autre français vivant. Il est aujourd’hui aussi plus cité que celui de Noam Chomsky par exemple.

[2] Je fais allusion ici à plusieurs textes, et notamment dans l’ordre chronologique : pour l’enquête de terrain, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988 (initialement publié en anglais en 1979) ; pour l’histoire des sciences, Pasteur : Guerre et paix des microbes (publié pour la première fois en 1984) ; pour la généralisation spéculative, La Science en action, Paris, La Découverte, 1989 (initialement publié en anglais en 1985 et texte révisé par la suite), qui se veut un manuel de sociologie des sciences (et qui est plutôt un manifeste pour une théorie particulière dans ce domaine).

[3] Je rejoins sur ce point les analyses de Philippe Pignarre, « Ce que masque l’affaire Raoult ? L’infantilisation des patients », Le Nouvel Obs, 19 septembre 2020.

[4] J’ai esquissé cette position dans un entretien avec Charles Perragin pour Philosophie Magazine, « Démocratie sanitaire : l’échec ? », 19 février 2021.

[5] Sur ce point, on lira avec profit le livre d’une des alliées les plus précieuses de Latour : Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1993.

[6] Sur cette lamentable affaire et en particulier la réception de l’étude, voir le blog de Laurent Mucchielli (un des rares espaces où cette dimension de controverse au cœur de la vie scientifique n’est pas masquée par une pudeur déplacée et un manque de confiance dans l’intelligence des gens).

Cet article a été publié pour la première fois le 21 avril 2021 dans le quotidien AOC.

Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes

Notes

[1] On peut vérifier cette affirmation en allant sur le service Ngram Viewer proposé par Google et en entrant le nom de Bruno Latour pour le comparer avec n’importe lequel des autres noms de la recherche en sciences sociales en France et on verra que ce nom est au minimum deux fois plus cité que n’importe quel autre français vivant. Il est aujourd’hui aussi plus cité que celui de Noam Chomsky par exemple.

[2] Je fais allusion ici à plusieurs textes, et notamment dans l’ordre chronologique : pour l’enquête de terrain, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988 (initialement publié en anglais en 1979) ; pour l’histoire des sciences, Pasteur : Guerre et paix des microbes (publié pour la première fois en 1984) ; pour la généralisation spéculative, La Science en action, Paris, La Découverte, 1989 (initialement publié en anglais en 1985 et texte révisé par la suite), qui se veut un manuel de sociologie des sciences (et qui est plutôt un manifeste pour une théorie particulière dans ce domaine).

[3] Je rejoins sur ce point les analyses de Philippe Pignarre, « Ce que masque l’affaire Raoult ? L’infantilisation des patients », Le Nouvel Obs, 19 septembre 2020.

[4] J’ai esquissé cette position dans un entretien avec Charles Perragin pour Philosophie Magazine, « Démocratie sanitaire : l’échec ? », 19 février 2021.

[5] Sur ce point, on lira avec profit le livre d’une des alliées les plus précieuses de Latour : Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1993.

[6] Sur cette lamentable affaire et en particulier la réception de l’étude, voir le blog de Laurent Mucchielli (un des rares espaces où cette dimension de controverse au cœur de la vie scientifique n’est pas masquée par une pudeur déplacée et un manque de confiance dans l’intelligence des gens).

Cet article a été publié pour la première fois le 21 avril 2021 dans le quotidien AOC.