Manifeste pour la science sociale
« Il est intéressant d’observer un talus enchevêtré, tapissé de nombreuses plantes de toutes sortes, tandis que des oiseaux qui chantent dans les fourrés, que divers insectes volètent çà et là, et que des vers se glissent en rampant à travers la terre humide, et de penser que ces formes à la construction recherchée, si différentes les unes des autres, et qui dépendent les unes des autres d’une manière si complexe, ont toutes été produites par des lois qui agissent autour de nous. » (Charles Darwin, L’Origine des espèces, 1859) [1].
Après plus de cent cinquante ans d’existence, force est de constater que les sciences dites « humaines » et « sociales [2] » peinent à être des sciences comme les autres, rendant difficile la tâche consistant à imposer l’évidence de ses résultats ou de ses principaux acquis. On pourrait imputer une partie de la responsabilité de cette situation au (mauvais) traitement politique des sciences sociales ou au caractère tardif et très limité de son enseignement, et l’on n’aurait pas tort. Mais le problème vient d’abord de l’intérieur même de ce domaine de connaissances.
Si beaucoup de chercheurs en sciences sociales sont convaincus de la nécessité de se montrer rigoureux dans l’argumentation et l’administration de la preuve et produisent des travaux robustes tout à fait dignes d’intérêt, bien peu au fond croient que les sciences sociales puissent devenir un jour des sciences comme les autres (sciences de la matière et de la vie notamment), capables de produire de la cumulativité scientifique et d’énoncer des lois générales du fonctionnement des sociétés. Des savoirs sans foi (scientifique) ni lois peuvent-ils être vraiment scientifiques ?
À la fragilité interne de ces sciences, s’ajoutent plusieurs facteurs contribuant à brouiller un peu plus les messages qu’elles peuvent transmettre. Les sciences sociales ont laissé se développer en leur sein une division du travail mal contrôlée qui engendre une multitude de travaux disciplinairement et sous-disciplinairement dispersés dont les apports ne sont guère cumulés ou articulés [3]. Le sentiment d’éparpillement des travaux du fait d’une spécialisation trop poussée a par ailleurs été amplifié sous l’effet de la pluralité théorique qui empêche souvent, du fait de la concurrence entre « courants » ou « écoles », de voir, là encore, comment peuvent s’articuler des approches qu’on oppose trop souvent.
Du côté de la sociologie, on continue, par exemple, à opposer scolairement les « points de vue » de Durkheim, de Marx et de Weber ; et l’on perpétue les oppositions entre structuralisme et pragmatisme, structuralisme génétique ou constructiviste et interactionnisme, macrosociologie et microsociologie, objectivisme et subjectivisme, etc. Enfin, pour couronner le tout, l’objet de ces sciences – structures sociales, rapports sociaux ou comportements sociaux – a suscité la curiosité grandissante de disciplines longtemps perçues comme extérieures au domaine en question : biologie évolutionniste, éthologie ou écologie comportementale, paléoanthropologie, préhistoire ou neurosciences.
Face à ce constat d’éparpillement et de faible lisibilité, interne comme externe, des acquis de ces sciences, un programme de travail collectif et interdisciplinaire s’impose pour faire émerger un cadre intégrateur et unificateur pour la science sociale. Une telle orientation de la recherche suppose un travail systématique d’appropriation critique et de synthèse créatrice des recherches issues de nombreuses disciplines, à l’intérieur comme à l’extérieur du domaine des sciences sociales, ayant toutes contribué à la connaissance des formes de société et de comportement.
L’ambition des fondateurs
Dans le mouvement même de leur professionnalisation tout au long du XXe siècle, qui s’est fatalement accompagnée d’une certaine standardisation-routinisation des recherches, les sciences sociales ont perdu peu à peu l’ambition scientifique des grands fondateurs que furent, entre autres, Karl Marx, Émile Durkheim et Max Weber.
Chacun cherchait à éclairer des problèmes fondamentaux affrontés par l’humanité tout au long de son histoire – mode de production, division du travail, dominations, formes de parenté, rapport au sacré, type de représentation (mythe, idéologie, science…), etc. – et n’hésitait pas pour cela à quitter le présent pour plonger dans l’histoire de très longue durée, à comparer des sociétés très différentes (des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés capitalistes, de l’Europe et l’Amérique du Nord à la Chine et l’Inde, en passant par l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Australie), et à poser des questions de sociologie générale traversant toutes les sociétés humaines connues par l’ethnologie, l’histoire ou la sociologie.
Pour ne prendre que le cas de Karl Marx, ce dernier pouvait se passionner pour L’Origine des espèces de Charles Darwin, qu’il considérait comme le livre qui, « dans le champ de l’histoire naturelle », fournissait la « base » de sa conception matérialiste de l’histoire [4], tout en s’appropriant les travaux des historiens (François Guizot, Adolphe Thiers) et des économistes (David Ricardo, Adam Smith) de son temps pour entreprendre l’analyse du mode de production capitaliste. Et ce n’est pas un hasard si le « dernier Marx », de plus en plus travaillé par une libido sciendi, se soit plongé dans les travaux de l’histoire et de l’ethnologie évolutionniste de son époque : délaissant le projet d’écriture des derniers volumes du Capital sur lesquels il était censé travailler, Marx a, au cours des huit dernières années de sa vie, laissé environ trente mille pages de notes sur ses lectures, qui présageaient la probable préparation d’une vaste histoire des sociétés humaines plutôt que l’étude toujours plus poussée du seul mode de production capitaliste [5].
D’aucuns penseront que ce sont les vestiges d’un temps révolu qui n’a plus lieu d’être, mais ils auraient bien tort. Les grandes œuvres des sciences humaines et sociales ont toujours touché à des questions fondamentales ou à des points névralgiques concernant les propriétés de la réalité sociale. Leurs auteurs se sont nourris de travaux issus de nombreux secteurs du savoir et rêvaient même, pour certains d’entre eux, d’une unification des multiples disciplines dans une seule « science de l’homme » ou une grande « science sociale ».
Ce qui était présent chez Marx, Durkheim et Weber a été poursuivi par des auteurs tels Norbert Elias ou Pierre Bourdieu. Quant à l’œuvre impressionnante et magistrale d’érudition et de clarté théorique de l’anthropologue social Alain Testart, disparu en 2013, elle est là pour prouver qu’on peut, aujourd’hui encore, à la fois penser large, profond et avec rigueur, l’ensemble des sociétés humaines documentées. Imperméable aux modes, l’auteur militait pour une prise en compte, dans le cadre d’une sociologie générale comparative, de toutes les sociétés connues grâce à l’ethnologie, la préhistoire, l’archéologie, l’histoire et la sociologie [6].
Le social au delà des sciences sociales
Mais les sciences sociales patentées (sociologie, anthropologie et histoire notamment) n’ont pas été les seules à s’intéresser aux sociétés et aux comportements sociaux humains. Biologie évolutionniste qui s’intéresse aux caractéristiques sociales des différentes sociétés animales, à l’origine du langage humain dans la continuité des systèmes de communication animale ou à l’émergence des processus de transmission culturelle parallèlement aux mécanismes de l’hérédité biologique ; éthologie comparée qui permet de saisir les similitudes et les différences entre sociétés animales en matière de rapports entre les sexes, de soins parentaux, de dominance, de « gestion » des conflits, ou de pratiques d’échanges et d’entraide ; paléoanthropologie et préhistoire qui s’efforcent de recomposer le portrait des premières formes de sociétés humaines ; psychologie et neurosciences lorsqu’elles travaillent sur des comportements sociaux, toutes ces disciplines n’ont cessé de produire des savoirs sur l’espèce humaine, en tant qu’espèce « ultra-sociale ».
Ce nouvel environnement scientifique dans lequel évoluent les sciences classiquement qualifiées de « sociales » n’est pas un simple décor extérieur qu’elles pourraient choisir d’ignorer. Il force à redéfinir les objets, à réviser les cadres explicatifs communément admis et à reformuler les ambitions de ces sciences. Les travaux de ces autres sciences contribuent à faire apparaître ce qui constitue le propre de l’espèce humaine, sur le plan social, mental et comportemental. En recadrant les capacités, les comportements et les formes de vie sociale propres à l’humanité par comparaison avec celles des autres espèces animales [7], en mettant en évidence les particularités tant sociales que biologiques ou psychiques de l’espèce humaine depuis les débuts de l’humanité, tous ces savoirs participent à la compréhension des faits sociaux dans leur forme humaine.
La logique des spécialités et des spécialistes enfermés dans leurs territoires disciplinaires et plus souvent encore sous-disciplinaires doit donc être contrebalancée par le travail de savants ancrés dans une pratique scientifique rigoureuse mais animés d’un esprit de synthèse indifférent aux frontières disciplinaires, aux délimitations chronologiques et aux découpages géographiques généralement admis, et soucieux de répondre aux grandes questions qui se posent aux sociétés humaines.
C’est cette ambition qui a animé la création en 2020 de la collection Sciences sociales du vivant aux Éditions la Découverte [8]. Par cette collection, il s’agit de créer l’espace d’un tel rééquilibrage des forces scientifiques et d’œuvrer ainsi à l’avènement d’une vision de l’humanité nourrie de la culture scientifique la plus avancée de notre temps. Mais le chantier permettant aux sciences sociales de renouer avec les grandes ambitions des fondateurs dépend plus généralement d’un travail collectif de grande ampleur.
La nécessité d’un travail de synthèse
Pour commencer à relever ce défi, un collectif a été fondé en juin 2020 : le groupe « Edgar Theonick [9] ». La démarche mise en œuvre s’inspire d’une expérience conduite par des mathématiciens français autour du groupe « Nicolas Bourbaki ». Derrière le pseudonyme de Nicolas Bourbaki, un mathématicien imaginaire, se cachait un groupe de jeunes mathématiciens qui, dans les années 1930, ont fait le constat d’un trop grand éclatement de leur discipline en branches et en langages séparés. Jean Dieudonné résumait parfaitement, quoique de façon trop modeste, les intentions du groupe en disant : « Nous sommes arrivés à une époque où il fallait mettre de l’ordre dans les richesses qui avaient été accumulées depuis plus d’un siècle en mathématiques. […] Nous nous sommes simplement bornés à essayer de mettre en ordre les résultats et les principes qui avaient été établis disons de 1800 et 1930. C’est à ça que s’est voué le groupe Bourbaki. » (Propos tenu dans l’émission Apostrophes, le 12 juin 1987)
S’il existe une différence évidente entre une science à simple niveau (théorique) comme les mathématiques, et les sciences à double niveau (théorique et empirique) comme le sont les sciences sociales, l’histoire de sciences à double niveau, telles que la physique ou la biologie, montre que la difficulté n’est cependant pas insurmontable.
Jusqu’à présent, les sciences sociales ont résisté aux transformations du paysage scientifique par un enfermement et un corporatisme disciplinaires [10], qui prennent appui sur un pur perspectivisme épistémologique consistant à penser que les disciplines, telles qu’elles existent à un moment donné de leur histoire, doivent développer parallèlement des points de vue disciplinaires totalement autonomes et étanches. L’histoire prouve pourtant que la sociologie, l’anthropologie et l’histoire n’ont cessé d’évoluer dans leurs objets comme dans leurs méthodes. Il fut un temps où la sociologie goffmanienne pouvait être perçue comme une forme de psychologie sociale [11], et l’observation ethnographique considérée comme inadaptée aux objectifs de la sociologie. Les choses ont bien changé, et il faut s’en féliciter.
La peur de l’écrasement par des disciplines institutionnellement plus puissantes est par ailleurs une réalité dont il serait naïf de ne pas tenir compte. L’histoire des sciences montre que celles-ci sont hiérarchisées et inégalement puissantes académiquement : ainsi, pour des raisons historiques, la physique domine la chimie, les sciences de la matière dominent les sciences de la vie, et l’ensemble des sciences de la matière et de la vie domine les sciences sociales (elles-mêmes s’ordonnançant de manière très hiérarchisée).
Mais le fait d’être dominé, par exemple, par la biologie évolutionniste ne devrait pas empêcher les chercheurs en sciences sociales de prendre acte de l’évolution des espèces et des conséquences que cette évolution a eu sur ce qui constitue centralement leurs objets : les comportements humains et les formes proprement humaines de vie sociale. Les sciences sociales gagneraient à tirer toutes les conséquences des travaux portant sur des questions comportementales, cognitives et organisationnelles de la vie en société, produits par des disciplines issues en partie des sciences de la vie.
Faire le deuil de la philosophie sociale ne doit pas impliquer l’abandon de tout programme scientifique général et ambitieux. Relever le défi d’une telle ambition exige cependant de proposer des réponses adaptées à l’état actuel d’avancement des sciences. Pour ne pas rechuter dans la « théorie pure » (qu’elle soit celle de théoriciens des sciences sociales sans matériau empirique ou celle des philosophes sociaux), il faut plutôt chercher à réaliser un travail de synthèse créatrice (travail unificateur et intégrateur) sur la base de travaux non exclusivement spéculatifs, mais théoriquement construits et empiriquement fondés.
Et pour réaliser un tel travail de synthèse, il faut redonner sens à la production de travaux qualifiés souvent avec mépris « de seconde main » qui ont fini par tomber en disgrâce au profit des travaux dits « de première main [12] ». Le modèle idéal de production de savoir défendu aujourd’hui en sciences sociales est le modèle artisanal dans lequel les chercheurs font essentiellement usage de données empiriques qu’ils ont eux-mêmes produites. Or ce fétichisme de l’enquête de terrain faite par un individu isolé (cas de la plupart des thèses de doctorat) ou par un petit collectif (cas d’une partie minoritaire des travaux de recherche) constitue un obstacle au travail de synthèse, et du même coup, à une véritable avancée des sciences sociales.
S’il a une vertu formatrice en forçant les nouveaux entrants à apprendre non seulement les subtilités et difficultés de la production de données empiriques fiables, mais une réflexivité critique quant à la nature de ces données, ce modèle de « travail de première main » peut rapidement devenir un frein redoutable à la connaissance. Car à bien considérer l’état de nos connaissances les plus significatives, nous les devons aux grands synthétiseurs que furent Marx, Weber, Durkheim, Mauss, Bloch, Elias, Dumézil, Lévi-Strauss, Bourdieu ou Testart, pour ne citer que quelques « grands noms » des sciences sociales. Si Marx avait dû produire lui-même toutes les données sur lesquelles reposent les différents volumes de son Capital, il n’en aurait sans doute pas écrit le dixième. Et que dire d’un livre aussi important que Les Formes élémentaires de la vie religieuse dont l’auteur (Durkheim) n’a jamais rencontré un Aborigène australien ?
Quand on examine à partir d’un regard synthétique les travaux les plus divers des sciences qui ont pris en charge des questions de nature sociale, on est frappé par le fait que la richesse et la diversité des faits empiriques établis et interprétés, portant sur des sociétés, des époques ou des groupes très divers, cachent souvent un nombre relativement limité de problèmes traités. Il y a des processus ou des mécanismes fondamentaux, quel que soit le type de société, qui ont été étudiés et nommés parfois de façon différente par différents spécialistes ne communiquant pas entre eux, ce qui ne permet pas de les faire clairement apparaître comme tels [13].
Les sciences sociales devraient tout mettre en œuvre, collectivement, pour parvenir à faire ce que la biologie ou la physique, par exemple, ont réussi respectivement à faire avec Charles Darwin et sa théorie de l’évolution des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou avec Isaac Newton et sa théorie de la gravitation universelle, c’est-à-dire la construction de cadres généraux, synthétiques, intégrateurs et unificateurs dans lesquels viennent s’inscrire, s’orienter et prendre sens de très nombreux travaux scientifiques particuliers.
Cette vision des choses suppose de remettre en question 1) l’organisation collective de la division du travail pour rendre possibles et même nécessaires aussi bien l’existence de travaux de synthèse intégrateurs et unificateurs que de travaux « de première main » et 2) l’épistémologie exagérément relativiste, nominaliste ou constructiviste de l’écrasante majorité des chercheurs en sciences sociales, en réhabilitant les notions de cumulativité scientifique et de loi sociale.
Un travail de synthèse théorico-empirique non seulement peut mais doit être réalisé afin de faire gagner du temps aux futures générations de chercheurs et de faire avancer globalement, plus consciemment et de façon plus cohérente, la connaissance scientifique du monde social. Cette recherche des problèmes généraux, des grands faits, processus ou mécanismes qui sous-tendent nombre d’analyses spécifiques a été pratiquée de façon très consciente dans d’autres secteurs de la connaissance scientifique par certains grands mathématiciens (Alexander Grothendieck et les mathématiciens du « groupe Bourbaki » par exemple), physiciens (Newton, Maxwel, Einstein, Schrödinger, etc.) ou biologistes (Darwin). C’est aussi ce qu’ont fait à leur façon, quoique de manière souvent moins explicite et moins systématique, nombre de grands auteurs des sciences sociales.
Et même si ce n’est pas l’objectif initialement visé, une telle avancée aurait des conséquences pédagogiques non négligeables. S’il est important de montrer que dans le foisonnement des travaux des sciences sociales se cachent des lois (principes, problèmes, processus ou mécanismes fondamentaux) en nombre limité, c’est aussi parce que cela faciliterait considérablement l’enseignement des acquis fondamentaux de ces sciences. Car être en mesure d’enseigner des points cruciaux élémentaires, y compris à l’échelle des enfants ou des adolescents, suppose que soit réalisé en amont un considérable travail d’abstraction et de synthèse.
Une révision épistémologique
La prise de conscience de l’existence de grands problèmes, de processus et de mécanismes fondamentaux qui ne cessent de travailler les recherches en sciences sociales conduit à une révision de l’épistémologie relativiste et nominaliste largement admise dans les sciences sociales. Il faut remettre au centre de nos réflexions les notions de cumulativité scientifique et de loi (d’invariants, de constantes ou de régularités), en mobilisant l’œuvre d’auteurs qui vont d’Émile Durkheim à Alain Testart, en passant par Pierre Bourdieu, Maurice Godelier et Françoise Héritier [14].
Contrairement à ce que peut laisser penser une certaine vision exclusivement constructiviste et profondément relativiste, qui ne voit dans les travaux scientifiques que des points de vue irréconciliables, changeants selon les époques et les contextes scientifiques ou extrascientifiques, qui ne peuvent véritablement communiquer entre eux et donc faire l’objet de débats et d’articulations, les problèmes dont traitent les sciences sociales, et auxquels de nombreuses générations de chercheurs dans l’histoire ont essayé d’apporter des réponses, sont à la fois très réels et persistants.
Que l’on considère la question de la différenciation sociale des activités ou des fonctions, celle des rapports de domination, celle de la socialisation et des processus d’incorporation du monde social, celle de la transmission culturelle des savoirs ou celle de la production d’artefacts de toutes sortes, pour ne prendre que cette poignée d’exemples, on peut dire que la permanence de grandes questions dans les travaux scientifiques les plus divers n’est pas due à des épistémè ou à des visions du monde mais tient à la structure même de la réalité sociale.
Dès lors qu’ils acceptent de s’y confronter, les chercheurs butent nécessairement sur un nombre limité de problèmes parce que ceux-ci touchent à des propriétés objectives du réel. Ils peuvent, en fonction de l’état de leur discipline et de leur culture scientifique personnelle poser autrement ces problèmes, ou même en découvrir d’autres, mais il serait exagéré de dire qu’ils les « inventent » ou les « créent » de toutes pièces. Et lorsqu’ils parviennent à en résoudre certains ou lorsqu’ils parviennent à intégrer un groupe de problèmes dans une théorie cohérente, ils réalisent ce que l’on peut appeler un progrès scientifique.
Or, il me semble tout particulièrement important de réaffirmer la possibilité d’un progrès scientifique dans une époque qui a fini par rendre ce mot tabou. Car ne plus « croire » dans le progrès de la science, c’est inhiber tout désir de chercher dans l’histoire des sciences sociales des points d’appui permettant de dégager des lois et d’avancer scientifiquement à pas plus assuré.
Formuler des lois
Les sciences sociales devraient donc assumer pleinement l’emploi du terme de « loi » (ou ce qui peut être formulé ailleurs en termes d’« invariants », de « principes », de « fondamentaux » ou de « constantes »), en s’attelant à la tâche difficile, mais nullement impossible, de formuler des lois ou des grands mécanismes sociaux sur la base des multiples travaux réalisés en sciences sociales depuis un siècle et demi environ. Cette ambition, présente dès les prémices de la discipline (avec Comte et Durkheim), a été assez largement abandonnée par la suite [15].
Mais cela ne signifie pas pour autant que les travaux accumulés depuis la fin du XIXe siècle ne regorgent pas de mécanismes généraux ou d’invariants non-dits, non-formulés, où formulés autrement que dans le langage plus réaliste de la loi. Aucune analyse ni aucune interprétation ne serait en fait possible si celles et ceux qui les développent n’avaient pas à l’esprit des cadres un tant soit peu généraux et stables leur permettant non seulement de comprendre tel fait, à tel moment et à tel endroit, mais de comprendre tout aussi bien d’autres faits, à d’autres moments du temps et en d’autres lieux.
Un chercheur du début du XXIe siècle parlera facilement de concept, de théorie ou de modèle, mais très rarement de « lois » ou de « mécanismes généraux », donnant du même coup l’impression que ce qui a été conquis ici, à propos de telle société, de telle période, de tel groupe ou de tel domaine de pratiques ne serait pas forcément vrai ailleurs, et qu’il s’agirait alors, comme dans le mythe de Sisyphe, d’une tâche à recommencer perpétuellement, l’analyse tenant plus en définitive au point de vue et à l’habileté du chercheur qu’aux propriétés des faits étudiés. Dans des sciences où la question du déterminisme est encore régulièrement en débat [16], l’idée de formuler des lois est loin de constituer une évidence.
Si la physique ou la biologie avaient procédé de cette manière, elles n’auraient jamais pu mettre au jour les grandes forces, les grands principes ou les grandes lois qui gouvernent la matière et le vivant et n’auraient donc pas pu se constituer en véritables sciences cumulatives, avec les résultats que nous leur reconnaissons désormais. Et l’on se tromperait lourdement en pensant que l’opération était plus simple pour un Newton ou un Darwin que pour les sociologues, les anthropologues ou les historiens d’aujourd’hui, du fait de la nature de leur objet. Un simple détour par l’histoire des sciences permet de voir que les résistances ou les rejets de ces démarches nomothétiques unificatrices ont existé à propos de tout autres objets que les objets sociaux.
Les grands problèmes récurrents traités par les sciences sociales s’expliquent par le fait que la réalité elle-même impose un certain nombre de lignes de force que les théories s’efforcent, plus ou moins adéquatement, de formuler. Même si tous les chercheurs en sciences sociales ne savent pas toujours exprimer clairement quels sont les problèmes qui sous-tendent leurs études – combien de thèses plus riches en résultats que ce que n’en disent celles et ceux qui les soutiennent ! – , on peut dire que ceux-ci se manifestent toujours, implicitement ou explicitement, dans les études en question.
Certains auteurs ont toutefois été plus téméraires en bravant les interdits antipositivistes. Sans jamais avoir développé ces questions dans des textes épistémologiques, un auteur comme Pierre Bourdieu a parfois utilisé le concept de « loi [17] ». De même, Françoise Héritier plaçait au cœur de sa recherche le fait « de trouver le général sous le particulier » et « d’essayer de trouver des lois [18] ». Et l’on pourrait aussi souligner l’apport de Maurice Godelier sur les « fondamentaux de la vie sociale [19] » ou celui d’Alain Testart qui était explicitement à la recherche de lois [20].
Le cas de ce dernier auteur, anthropologue social mais ayant placé son travail dans la lignée d’une sociologie comparative générale, est particulièrement intéressant. Ingénieur de formation (diplômé de l’École des Mines) avant de devenir anthropologue, il connaissait suffisamment les sciences de la matière pour savoir qu’elles avaient su organiser en leur sein un pôle théorique de synthèse et un pôle théorico-empirique d’analyse plus spécifique des multiples phénomènes physiques observables.
Homme de grande érudition dans la lignée des Marx, Morgan, Durkheim, Weber, Fustel de Coulanges et Marc Bloch, maîtrisant une masse considérable de données théorico-empiriques « de seconde main », et n’ayant lui-même guère pratiqué l’ethnologie de terrain (à la suite cependant d’un terrain d’enquête mené auprès des Aborigènes d’Australie), il défendait l’idée qu’il fallait prendre pour objet l’ensemble des sociétés documentées par la préhistoire, l’archéologie, l’histoire, l’ethnologie et la sociologie afin de pouvoir dégager des lois, et accepter pour cela « une division du travail qui avait cours depuis longtemps dans maintes autres disciplines et où elle avait donné ses fruits [21] ».
Nous serions bien inspirés de retenir cette leçon et d’accomplir collectivement un pas de plus vers une science sociale digne de ce nom. Cela suppose un peu plus de foi scientifique, un peu plus de confiance en la richesse du travail cumulé internationalement depuis plus d’un siècle et demi, et un peu moins de querelles stériles, mi-scientifiques mi-politiques, qui ne font qu’alimenter les discours aussi haineux que stupides sur le caractère prétendument idéologique de cette science.