Écologie

La « part maudite » de l’agriculture – Nourrir le monde ? (2/2)

Agronome

Dans un premier volet, Gilles Allaire proposait d’analyser l’agriculture comme système écologique et culturel, en dépassant l’idée selon laquelle elle n’aurait vocation qu’à « nourrir le monde ». Il emprunte ici le terme de « part maudite » à Georges Bataille pour mieux comprendre le rôle de l’excédent – de production, d’exclusion, de déchets – dénoncé aujourd’hui dans une perspective écologique. Or, cette part maudite, c’est aussi celle qui existe pour enrichir la vie.

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Dans une première partie de ce texte, j’ai montré que la révolution industrielle, en supprimant l’utilisation des animaux comme bêtes de somme, et la révolution énergétique, qui a fait du pétrole la source énergétique principale de la production agricole (hormis l’énergie solaire pour la photosynthèse) avec la motorisation, les engrais de synthèse et les pesticides, ont conduit à un excédent de production, et donc de terres, tout en permettant une forte croissance démographique.

Cet excédent a été principalement absorbé par l’élevage industriel, moteur de l’accumulation capitaliste dans le secteur agroalimentaire. Les changements intervenus dans les 50 dernières années, notamment avec le développement des services, n’ont pas transformé la logique de cette croissance agricole. Au problème de l’excédent de terres s’ajoute celui de l’excédent du travail.

À toutes les époques, les causes de famines, locales, ont été nombreuses, mais on ne peut imaginer le monde en permanence à la limite de la famine. La vie n’existerait pas sans possibilité de croissance et donc d’excès. Le problème des sociétés est celui de l’excédent.

L’économie de l’excédent

Un organisme doit puiser suffisamment d’énergie dans son environnement pour survivre, le niveau suffisant de celle-ci étant déterminé par les besoins métaboliques de base pour le maintien, la croissance et la reproduction de cet organisme. Cette loi s’applique à l’ensemble du vivant, et donc aux sociétés humaines. Les organismes, écosystèmes et sociétés sont des systèmes thermodynamiquement ouverts et, globalement, il existe toujours un excédent d’énergie, sans lequel la vie s’éteindrait. Celui-ci conduit à une complexité croissante de la vie et des sociétés.

Pour le philosophe Georges Bataille, « l’organisme vivant, dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut croître, ou si l’excédent ne peut être en entier absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique[1]. »

Bataille qualifie cet excédent, cette dépense que l’on ne peut concevoir d’un point de vue utilitariste, comme une « part maudite ». Si elle n’est pas stockée pour un temps (notamment sous forme de forêt, de cheptel, d’infrastructures matérielles et immatérielles), l’énergie excédentaire doit être dépensée, « consumée en pure perte ». Le jeu, la fête, l’ivresse, le sacrifice, l’érotisme, comme la valeur accordée aux futilités, sont des façons de le faire.

La part maudite, c’est la dépense d’un excédent d’énergie au-delà de ce qui est nécessaire à la survie, c’est-à-dire ce qui est absorbé par la croissance d’un individu ou d’une population dans la limite de l’espace de croissance disponible ou qui peut être conquis. Cet espace est limité par les ressources métaboliques, par la production de déchets et par la compétition entre les espèces et entre les communautés. Si on considère les dynamiques de la vie et des sociétés, il coexiste toujours un excédent d’énergie et des espaces de croissance limités.

À partir des révolutions industrielles, c’est-à-dire les débuts de l’exploitation du charbon puis du pétrole, la société humaine devenue capable de capter des quantités de plus en plus élevées d’énergie doit gaspiller celle-ci (dans des guerres massives par exemple) ou la réinvestir, processus qui rencontre des limites.

Marc Guillaume, un des très rares économistes ayant lu Bataille, note que ce dernier a sous-estimé la capacité du monde industriel de repousser les limites de son développement[2]. Pour lui, les « sociétés post-industrielles » mettent en ordre les pratiques et les signes. « Cette mise en ordre – c’est le second principe de la thermodynamique – absorbe beaucoup d’énergie et contribue à gaspiller son excès. Il faut donc généraliser la “notion de dépense” à celle de dépense bureaucratique et communicationnelle ».

De fait, cette forme de dépense existe dans toutes les sociétés en fonction de leur complexité. Elle va avec la différentiation des statuts sociaux et la constitution de hiérarchies. Cette dépense n’est pas que de l’information qui, accumulée, peut se détruire dans des crises comme le capital physique. C’est aussi toute l’infrastructure sociale et matérielle des réseaux qui permettent sa circulation et les classes sociales qui monopolisent les fonctions politiques et symboliques ; il faut y ajouter, aujourd’hui, toutes les occupations qui consistent à manipuler l’information (ingénieries de la finance, du marketing et du social) et à vendre du rêve.

La capacité à dissiper l’énergie sous la forme de la normalisation, des signes et de la bureaucratie a explosé au cours du dernier siècle, avec le capital financier et plus généralement l’extension du capital intangible (multiplicité des droits de propriété intellectuelle, extension des médias, contrôle politique).

La part maudite des systèmes alimentaires

En référence à Bataille, je désigne la composante de l’alimentation qui enchante la « part maudite ».

Bataille cite parmi les dépenses où l’énergie est consumée, et non consommée utilement pour la survie ou la croissance, l’entretien des classes oisives, les cathédrales, l’art, les guerres destructrices du XXe siècle etc. J’y ajoute le vin et toute la part de notre alimentation que l’on ne peut pas seulement mesurer en termes de calories : les sucreries, le thé, le chocolat, le café, le maté, le tabac, les épices, l’opium, mais aussi la viande.

Il ne s’agit pas ou pas seulement, à proprement parler, de nourriture, c’est-à-dire ce qui est indispensable pour combattre la faim. Ces produits procurent enthousiasme et ivresse, nous font partager la nourriture des dieux, tout autant qu’ils satisfont nos manies et addictions. Ils n’appartiennent pas uniquement aux produits de luxe.

L’alimentation addictive est une « part maudite » tant parce que la souveraineté que donne l’ivresse n’est que passagère et souvent s’y profile le malheur et l’enfer, que parce que c’est une composante de l’alimentation que l’on refuse de voir ou de prendre en compte dans les pensées utilitaristes.

Si l’on accepte de prendre conscience de ces faits, de nombreuses questions soulevées par les crises économiques et écologiques sont à reconsidérer, si ce n’est les cadres de pensée eux-mêmes.

Que pour l’essentiel l’agriculture soit du côté de la part maudite (ou enchanteresse si l’on préfère), cela parait bien difficile à admettre !

Il y a un tabou moral qui empêche de penser cette part maudite. On n’en parle qu’en rapport avec le luxe, on tait l’ivresse à bas prix, on célèbre les châteaux et les chênes de la forêt de Tronçais qui donnent les meilleures barriques et on ne vante pas le gros rouge qui était distribué aux poilus des tranchées. Les tabatières précieusement ornées ont pourtant la même odeur que le paquet de gris des clochards. On comprend que cette part que l’on ne veut pas voir est faite de produits eux-mêmes maudits, mais pourtant célébrés dans toutes les civilisations et dont la consommation est socialement contrôlée.

Aucun producteur de vin ne communiquera sur l’ivresse, qui est pourtant la valeur d’usage véritable de ce produit. Il célébrera sa sensualité, sa prestance dans le verre, avant qu’il soit décortiqué en bouche. Le travail de valorisation du vin, comme des autres aliments addictifs, entraîne une dépense d’énergie supplémentaire pour construire et maintenir un ordre symbolique, qui peut être supérieure à celle de la production primaire.

On peut hésiter sur la qualification du sucre et de la viande comme part maudite. Ma mère qui tenait, au sortir de la guerre, à bien nourrir ses enfants nous faisait manger, par crainte du rachitisme, des boulettes de viande crue de cheval roulée dans du sucre… Comme les épices ou le café, le sucre a été d’abord un produit de luxe et un médicament. Il a fallu du temps pour le faire accepter, en France, comme un aliment « dynamisant ». Ce n’est qu’après-guerre que le sucre vient enrichir l’alimentation populaire.

Aujourd’hui, l’avis général est qu’il est souhaitable, du point de vue utilitariste de la santé, que cette consommation soit réduite. On peut donc raisonnablement considérer que l’apport dit dynamisant du sucre rejoint le vin et la bière dans la consumation d’hectares excédentaires (ce qui vaut également pour le sucre brésilien transformé en éthanol).

L’apparition des mouvements de contestation de la consommation de viande et, dans une certaine mesure, la désaffection pour celle-ci qui se développent dans les classes moyennes aisées, ainsi que la couverture médiatique du végétarisme, du véganisme et des mouvements animalistes, suggèrent qu’il faut aussi ranger dans la part maudite la production de viande, dont j’ai souligné l’importance dans la logique de croissance agricole.

Ces mouvements n’ont pas enrayé la croissance des volumes de production et de la consommation moyenne par tête dans le monde. Mais leur présence médiatique incite à examiner les changements de comportements possibles. Sans doute l’addiction à la viande est plus culturelle ou psychique que physique, mais des études ont établi les effets toxiques de sa consommation.

Début 2017, en France, les autorités de santé publique ont recommandé de limiter la consommation de viande rouge à 500 g par semaine, soit environ 70 g par jour (ce qui est plus que la moyenne au niveau mondial). En 2012, elles préconisaient d’en manger de 100 à 150 g par jour ! Des études convergent désormais pour dire que, passé ce seuil de 500 g, les risques de développer des pathologies cardiovasculaires et certains cancers s’accroissent fortement.

La part maudite de l’agriculture ne se limite pas aux hectares excédentaires plantés de vigne, caféiers et théiers, épices et canne à sucre ou fournissant la matière première pour l’alimentation animale et donc dépense d’énergie au-delà de l’utilité pour la survie d’une population croissante. En un autre sens, ces productions sont aussi maudites lorsque leur extension (soja en Argentine et au Brésil, canne à sucre, palmiers à huile en Asie du Sud-Ouest ou en Amazonie, vignoble du prosecco en Vénétie, caféiers au Vietnam…) réduit la biodiversité et les capacités de résilience des agroécosystèmes. Comme tout processus métabolique, elles produisent des déchets ! Les filières d’élevage en particulier produisent en quantité des gaz à effet de serre.

Nourrir et enchanter, le corps et l’esprit

Une distinction doit être faite entre deux composantes de l’alimentation, les nourritures pour le corps et celles pour l’esprit : la nourriture pour la survie, à laquelle on peut rattacher la sécurité alimentaire, les normes nutritionnelles, le droit à l’alimentation reconnu par l’ONU, et la nourriture pour l’enchantement et l’ivresse, qui est addictive et qui ne connait pas la « limite des estomacs » !

Cette distinction inhabituelle ne recouvre pas la distinction classique entre produits courants et produits de luxe (ou de distinction) pour une consommation ostentatoire ou entre alimentation populaire et celle des classes aisées. L’ivresse peut être obtenue à bas prix.

La consommation des produits de distinction, sous des formes plus ou moins dégradées, s’est étendue aux classes populaires, dans le cadre d’un régime alimentaire enrichi par rapport à l’alimentation « de survie ». Des produits addictifs comme le sucre et, de plus en plus, des produits animaux, en particulier tous ceux de seconde catégorie (comme le « minerai de viande » ou le fromage « à garnir ») entrent dans la nourriture bon marché, c’est-à-dire en général la malbouffe.

Dans le cadre du régime de croissance intensif agricole, la résorption des excédents est passée par l’élevage industriel, l’enrichissement en superflu de la consommation de masse et la complexification institutionnelle des marchés, souvent sujets, sous l’empire des médias, à des crises d’opinion.

L’excédent de travail et la société duale du XXIe siècle

On ne peut séparer, dans les transformations de l’agriculture, les excédents de terre et de travail. En France, durant la période glorieuse de 1954 à 1974, la population agricole passe de 29 % à 10 % de la population active ; aujourd’hui, elle représente moins de 2%, bien moins que le nombre de chômeurs.

La croissance agricole a permis la croissance démographique, c’est-à-dire la production de travailleurs supplémentaires, tandis que les robots (mécaniques ou algorithmiques) et les technologies de l’information rendent excédentaire le travail. Il y a 40 ans déjà, André Gorz, anticipant la réduction des emplois qui en résulte, dans la production et les services, voyait s’installer une « société duale[3] », avec des emplois protégés (auxquels se sont attaqué des réformes répétées du droit du travail) et des exclus du travail.

Aujourd’hui, de nombreuses études montent un accroissement des inégalités au cours du XXIe siècle, que la crise du Covid-19 rend plus visibles, conduisant au constat de la séparation sociale entre riches et pauvres et à l’éclatement des classes moyennes bénéficiaires de la croissance passée.

La morosité est ambiante et on tend à oublier que les mouvements étudiants et de la jeunesse de la fin des années 1960, en Allemagne, aux États-Unis ou en France, s’ils sont certes nés en sympathie avec les mouvements anti-impérialistes au Vietnam et ailleurs, témoignaient de la volonté de libérer le désir individuel des contraintes sociales, du patriarcat et de la tyrannie du travail salarié. On parlait alors de société d’abondance.

Des penseurs américains, dès les années 1970, s’inquiétaient de ce qui allait se passer lorsque les Américains seraient rassasiés en tout (ce qui était le cas, la pauvreté reculant alors significativement). Les hippies de San Francisco et ceux qui, sur les murs de la Sorbonne, revendiquaient le droit à la paresse n’ont été que l’écume d’un mouvement profond des sociétés qui a effrayé les élites économiques et politiques, au point qu’une véritable contre-révolution a été amorcée et s’est concrétisée dès les années 1980 dans les politiques de Reagan et de Thatcher. La solution néolibérale a été la grande compétition de tous contre tous.

La transformation de l’économie par les technologies numériques et la robotisation, qui en était à ses débuts lorsque Gorz en examinait les conséquences, n’a fait que s’amplifiée depuis. Il y a bien eu à la fois une réduction du temps de travail au cours de la vie (et une augmentation des temps de formation) du fait des droits sociaux mais aussi du chômage, en particulier en France.

L’exclusion, sapant la croissance, ne pouvait être la seule solution. Le capital a trouvé une solution pour exploiter le temps libéré comme il l’avait fait pour les terres libérées !… sans véritablement contrer l’évolution vers une société duale.

Notons que cette évolution concerne la Chine autant que l’Europe ou les États-Unis depuis que celle-ci a orienté une part plus importante de sa croissance vers le marché intérieur. La Chine détient des positions de force dans l’économie numérique et investit à l’échelle mondiale dans le développement des infrastructures commerciales. Mais elle connait d’importantes tensions et des conflits liés aux inégalités sociales et aux discriminations raciales, à l’instar (dans des contextes différents bien sûr) des États-Unis.

Le temps de loisir disponible a donné lieu à l’émergence d’une industrie de masse du tourisme (10% des emplois) et du loisir (bien au-delà de la télé qui s’est répandue à partir des années 1950) avec les parcs de loisirs, les casinos, les salles de sport, les « routes des vins », les jeux vidéo interactifs, les plateformes web pour distribuer toutes sortes de produits pour se distraire ou passer le temps….

Le temps de loisir est un temps où l’on dépense pour entretenir l’accumulation du capital, au détriment des joies contemplatives. Une industrie florissante qui a remplacé les fêtes de village et les bals masqués.

Le temps passé à des activités physiques, à prendre soin de soi et des autres, à bavarder avec les voisins est aussi devenu du temps repris par le marché. Les plateformes numériques (« réseaux sociaux ») et les applis que nous pouvons télécharger sur un smartphone pour guider nos achats, nos déplacements et surveiller notre santé ramènent ces activités dans la sphère marchande et permettent au capital de s’approprier nos vies, au détriment d’activités qui seraient « libres » ou souveraines.

Le modèle des plateformes est ambivalent. Il y a une concurrence entre échanges solidaires et relations marchandes avec un avantage pour les secondes : il est si facile en effet de trouver des services sur Internet que l’on cherchait, avant, via les réseaux familiaux et de voisinage.

Tout un secteur de marketing s’est développé pour faire de nos rêves un support de marchandises, transformant, en les mettant sur le marché, des valeurs intangibles ou fictives en produits consommables. Se sont développés des « emplois de merde », comme les appelle David Graeber[4], ceux dont on ne voit pas l’utilité (publicité, audit, services financiers, conseils en tout genre).

Au fil des années, il parait de plus en plus difficile d’aller dans un sens différent. Comme pour la consommation de viande…

Pour éviter la société duale, Gorz préconisait un revenu social universel, la diminution radicale du temps de travail contraint et la répartition du temps libre sur le temps de la vie. Le temps ainsi libéré permettrait le développement des activités hors marché (soins, arts, contemplation…).

Ce temps réellement libéré, comme le concevait Gorz, peut être vu comme l’occasion de consumer souverainement un excédent d’énergie, une part enchanteresse ou maudite, comme l’est le vin. Du temps gaspillé, consumé, car soustrait à la logique de l’accumulation.

Cette utopie remet profondément en cause non seulement la logique capitaliste et la croissance infinie du capital, mais aussi certaines visées militantes. Elle implique d’autres relations entre la nature et la production de biens et une transformation profonde des modes de satisfaction de nos besoins vitaux et d’enchantement. Cela ne pouvait se faire, ce que savait Gorz, sans des changements radicaux concernant l’énergie et l’alimentation.

Les enjeux d’une transition écologique

Des considérations qui précèdent, il ressort cinq enjeux vitaux pour les sociétés, qui concernent l’agriculture et l’alimentation : la transition énergétique, la résilience de l’agriculture, le droit à l’alimentation, le droit à la paresse (ou à la bonne vie) et la transition alimentaire.

Pour chacun de ces enjeux, un nouvel éclairage est apporté si on fait la distinction entre nourriture pour la survie et nourriture pour enrichir la vie, celle qui est aussi, cependant, une part maudite.

La question climatique a renouvelé les débats sur les limites de la planète, déplaçant le problème sur la surproduction des déchets plutôt que sur une possible pénurie alimentaire. La compréhension des questions écologiques a rapidement évolué ces dernières années, qu’il s’agisse de la part des médias, où elle occupe une place croissante, que de la part de la recherche scientifique qui trouve une audience à travers des initiatives comme la création, puis la publication des rapports du Groupement d’experts intercontinental sur l’étude du climat (GIEC).

L’urgence climatique et de la réduction de la biodiversité ont remplacé la crainte d’une pénurie de pétrole. Néanmoins, c’est toujours au nom de la menace d’un retour des famines et d’un manque de terres agricoles que l’on condamne le gaspillage alimentaire ou l’étalement des villes et des infrastructures. Il y a cependant des raisons plus sérieuses.

L’idée de « gaspillage », avec ses nombreux aspects, est liée à la notion de déchet. Les invendus des supermarchés, s’ils ne sont pas récupérés par l’aide alimentaire, étaient jusqu’à récemment, en France, transformés en déchets en étant rendus impropres à la consommation. S’alimenter produit des rebuts et des excréments, qui ont d’abord et jusqu’au début du XXe siècle, avant que l’on invente le concept des déchets urbains, été une ressource des villes (avec notamment les rebuts de chiffons) au service de leur croissance économique, grâce à un tissu de relation avec l’agriculture et un ensemble d’industries locales.

La coupure de ces liens, et l’allongement des chaines de fabrication et de distribution qui s’en est suivi, est le facteur premier du gaspillage. Réduire le gaspillage devrait avoir pour objectif de dé-intensifier la production et non de l’augmenter.

Sans invoquer le manque, tout symbolique, de terres nourricières, on peut désirer et militer pour des villes moins denses aux espaces diversifiés incluant végétation, parcs, jardins et activité agricole dans des configurations repensées. Les infrastructures urbaines devraient préserver la biodiversité.

La déforestation qui s’opère dans des régions de forêts primaires (Brésil, Afrique ou Indonésie) et qui a un impact écologique global n’est pas liée à un besoin de nourriture ou de chauffage : elle crée des excédents de terres qui pour une part significative est consacrée à l’alimentation des élevages industriels. La reforestation qui s’effectue en Europe (avec des objectifs de production rapide) ne joue pas le rôle écologique attendu de séquestration du carbone.

La mise en évidence d’une part maudite de la production agricole conduit à poser la question non pas d’une pénurie de terres nécessaire pour nourrir l’humanité mais de l’utilisation de l’excédent de terres.

L’agriculture n’est pas durable à long terme tant qu’elle repose sur des intrants fossiles. La relocalisation dont il est aujourd’hui beaucoup question ne peut se limiter à acheter des produits locaux ou nationaux, en circuits courts ou non. Il faudrait, pour une agriculture autonome et résiliente, relocaliser (et réimplanter) les inputs importés, c’est-à-dire l’énergie, l’azote et l’alimentation du bétail, ce qui est une révolution considérable des systèmes de production actuels. L’internalisation des intrants exogènes (pétrole, engrais, pesticides) pour transformer le régime énergétique agricole implique arithmétiquement une diminution de la surface excédentaire.

Certains parlent de réinventer les territoires en recherchant ce qui fait commun. Mais cette recherche nous emmène loin… Toutes les évolutions envisagées par les experts pour des systèmes alimentaires durables exigent une redistribution générale de l’utilisation des terres que l’on ne peut attendre du seul jeu des marchés ou d’une convergence, qui reste symbolique, des initiatives locales ; mais non plus d’un gouvernement mondial qui n’existe pas.

L’agriculture est concernée par la transition énergétique sous trois aspects : comme source d’énergie (biocarburants notamment), comme source de l’alimentation par son régime énergétique et par la transformation et la circulation des produits agricoles Cependant, le choix à faire n’est pas entre production de biocarburants et de nourriture.

Il y a de la marge pour imaginer des systèmes alimentaires à basse consommation d’énergie exogène (incluant la réduction de l’utilisation d’engrais chimique, la culture sans labours, etc.) et utilisant de préférence des sources énergétiques locales, si l’on ne raisonne pas en termes de rendement maximal. Pour que ces systèmes soient soutenables et efficaces à nourrir et enchanter, une redistribution spatiale des cultures et de l’élevage mais aussi des populations est nécessaire. Et pour atteindre cet objectif, il faudra lever de nombreuses barrières et instaurer des incitations économiques et symboliques adéquates qui ne peuvent être celles qui ont permis la croissance productiviste.

Une des questions essentielles étant la place de la viande dans l’alimentation, l’obstacle majeur de la transition énergétique agricole est la possibilité d’une transition alimentaire. Mais ce n’est pas qu’un problème de changement des comportements alimentaires, ni même de simples développements de techniques appropriées, car le développement de l’élevage n’a pas seulement consommé des terres en excédent et de l’énergie bon marché, il a été le moteur du capitalisme agricole, inséparable du développement du capitalisme en général.

Sur la base de données de 120 pays, une étude de 2014 montre qu’à partir d’un certain niveau de revenu, dans tous les pays, la consommation de viande stagne, voire diminue. Mais, si renversement il y avait dans la tendance de la demande mondiale (qui actuellement continue à croître rapidement), il s’agirait d’abord d’une conséquence d’un renversement de la logique de la croissance agricole.

Des politiques d’accompagnement seraient pour le moins nécessaires tant du côté de l’offre (transformations des systèmes d’élevage pour réduire les impacts écologiques) que du côté de la consommation. Une réorientation dans un sens soutenable de l’élevage demanderait également des politiques fortes d’aménagement du territoire et de restructuration de l’agro-industrie, mais aussi la mise en pratique du droit à l’alimentation.

Le droit à l’alimentation a été reconnu en 1948 dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (Art. 25) comme faisant partie du droit à un niveau de vie adéquat, et a été consacré en 1966 dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Art. 11). Pour Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies, le droit à l’alimentation est « le droit d’avoir un accès régulier, permanent et non restrictif, soit directement ou au moyen d’achats financiers, à une alimentation quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante correspondant aux traditions culturelles du peuple auquel le consommateur appartient, et qui lui procure une vie physique et mentale, individuelle et collective, épanouissante et exempte de peur ».

En principe, les États souscrivent à des obligations contraignantes au titre du droit international et ils sont obligés de respecter, de protéger et de donner effet aux droits des individus. Néanmoins, s’il existe une réflexion dans les ONG et dans les organisations internationales sur les politiques qui viseraient à mettre en œuvre ce droit, il n’existe pas de telles politiques en pratique aujourd’hui. Le droit à l’alimentation est néanmoins un outil de combat des ONG pour le respect des droits humains.

Dans ce cadre, faut-il réhabiliter ou condamner la « part maudite », pour des raisons morales ou au nom de l’écologie ? Le droit à l’alimentation fait référence à une alimentation de qualité suffisante, mais cette notion est elle-même en débat. Le droit à l’alimentation ne peut être seulement défini en termes de calories et de normes nutritionnelles ; il implique une distribution des capacités de choix et donc les moyens d’accès à une alimentation diversifiée.

La crise du Covid-19 a donné une importance accrue au problème de la pauvreté en révélant l’insuffisance des politiques actuelles. Face à la paralysie de l’économie, qui, notons-le, touche principalement les services, dont les transports, l’alimentation hors domicile, les industries culturelles et des loisirs, la plupart des États ont dû déployer une aide importante aux revenus de différentes catégories de population pour entretenir la demande et permettre une reprise économique.

La crise durant, avec une seconde vague de la pandémie (qui n’aura pas été la dernière) en octobre 2020, le président de la République a annoncé une aide conjoncturelle pour les bénéficiaires des minimas sociaux, ce qui a conduit à un débat sur le niveau et les contours de ceux-ci et à relancer l’idée d’un revenu universel de base, ou d’un revenu social pour les catégories paupérisées et les jeunes, sous forme de droits d’accès à l’alimentation, transports et divers services.

En même temps, cet épisode dramatique confirme que la question de la faim est celle de la pauvreté et non d’une pénurie agricole, c’est-à-dire une conséquence de la façon dont s’opère la croissance économique en divisant le travail.

L’idée d’un revenu social a été reprise dans plusieurs propositions politiques ces dernières années, avec cependant des perspectives opérationnelles limitées. Le problème porte toujours sur le comment avancer dans ce sens, qui impose une remise à plat des politiques de l’emploi, de formation et sociales, mais aussi une démarchandisation du temps libre.

La généralisation des accès libres à la culture est importante mais ne suffit pas, il faudrait reprendre l’agitprop !

Une des propositions de Gorz était de reconsidérer les échanges Nord/Sud pour développer les capacités d’autoproduction alimentaire plutôt que détruire les agricultures par l’exportation de nos excédents. C’est assurément par cela que passe le droit à l’alimentation des populations les plus pauvres.

Cette analyse reste d’actualité. L’augmentation de la population urbaine qui résulte de la crise rurale et le développement des supermarchés dans les années 1990 n’a fait qu’empirer le problème. Certes, suite à la définition des « objectifs de développement durable » de l’ONU, une réorientation a été mise en place d’une partie des aides internationales vers le développement des cultures vivrières ou, au Brésil (sous les gouvernements de Lula), vers un soutien à une agriculture familiale et agroécologique. Il y a aussi des initiatives communautaires, notamment en Afrique, de développement d’une agriculture et d’un nouvel artisanat dans les villes.

Globalement, ces transformations ne sont pas à la hauteur des enjeux et les pays riches continuent à bénéficier des pays pauvres via les échanges économiquement et écologiquement inégaux.

Pour réfléchir à la transition alimentaire, poser les problèmes en termes d’addiction autant que de droit à l’alimentation change la perspective. Dans l’idéal, sortir du régime de croissance agricole analysé consisterait d’une part de réduire la place de l’agriculture et des industries de la malbouffe (par la réduction de la pauvreté) et d’autre part de reconsidérer culturellement parlant le rôle de la nourriture extra-nourricière.

Mais il ne suffit pas de formuler des enjeux, il faut s’interroger sur les obstacles structurels au changement. À mon sens, on peut en désigner deux renvoyant aux processus de dualisation de la société : l’écart qui dans chaque société sépare les existences des riches et des pauvres, et l’écart qui sépare les pays dominants des autres dont les ressources sont pillées.

L’enrichissement du mode de vie des classes moyennes dans les sociétés occidentales et les pays émergents, quoique la promesse de son l’élargissement aux couches populaires ne soit plus tenue, représente un compromis social très fort, qui fait accepter la société duale. On a pu parler d’un mode de vie impérial qui perpétue les inégalités dans le monde.

 


[1] Georges Bataille, La Part maudite suivi de La Notion de dépense, Éditions de Minuit, 1967.

[2] Les limites de l’utilitarismeRevue européenne des sciences sociales, 1988.

[3] André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, éditions Galilée, 1991.

[4] David Graeber, Bullshit jobs, éditions Les liens qui libèrent, 2018.

Gilles Allaire

Agronome

Notes

[1] Georges Bataille, La Part maudite suivi de La Notion de dépense, Éditions de Minuit, 1967.

[2] Les limites de l’utilitarismeRevue européenne des sciences sociales, 1988.

[3] André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, éditions Galilée, 1991.

[4] David Graeber, Bullshit jobs, éditions Les liens qui libèrent, 2018.