Les Verts allemands : prêts comme jamais et ouverts à toutes les propositions
Tandis qu’au moment du triomphe du Vert Winfried Kretschmann, réélu en mars dernier pour la troisième fois consécutive comme ministre-président du land de Bade-Wurtemberg, et plus encore durant les deux semaines qui ont suivi la désignation de la candidate Annalena Baerbock, les Grünen semblaient bien placés pour accéder à la chancellerie, la situation paraît beaucoup plus incertaine pour le moment. À quelques jours du scrutin législatif, les socio-démocrates, que l’on n’attendait plus, devancent dans les sondages à la fois le parti d’Angela Merkel et les écologistes, et la fragmentation de l’électorat laisse présager non seulement la mise en place d’une coalition tripartite mais aussi la tenue de négociations longues et ardues qui pourraient retarder de quelques mois le départ à la retraite de l’actuelle chancelière.
Néanmoins, si on écarte l’hypothèse globalement impopulaire d’une coalition aux couleurs de l’Allemagne (Union chrétienne en noir, SPD en rouge et Libéraux en jaune), la participation des Grünen au prochain gouvernement fédéral semble toujours plus ou moins acquise. Fondés en 1980 en tant que parti bigarré et antisystème, les écologistes allemands ont aujourd’hui pleinement trouvé leur place au sein des structures politiques à la fois fédérales et locales et s’imposent outre-Rhin comme un « parti de rassemblement »[1], capable d’insuffler au pays une nouvelle dynamique.
Leur défi consiste à tout faire pour conserver leur crédibilité et la cohérence de leur discours tout en se gardant ouvertes un nombre suffisant d’options afin de garantir leur entrée au gouvernement. Une stratégie pas forcément infaillible, qui montre une fois de plus la précarité d’un positionnement stratégique au centre de l’échiquier politique ainsi que le potentiel de division et de frustration susceptible d’en découler au sein de la base du parti.
De la dissonance à une nouvelle osmose
Le slogan que se sont donnés les Grünen pour cette campagne législative, « prêts parce que vous l’êtes », ne laisse absolument aucun doute sur les intentions du parti : sortir de l’opposition, dans laquelle ils sont restés enfermés au niveau fédéral depuis la fin de la coalition rouge-verte dirigée par Gerhard Schröder (1998-2005), et mettre la protection du climat au centre d’un programme d’investissement et d’une restructuration de l’économie, et ce quelle que soit la teneur de la coalition gouvernementale qu’ils seront contraints de mettre en place après les élections.
Outre cette volonté de passer de la parole aux actes, la formule met en avant l’idée, largement exprimée ces dernières années, d’un rapprochement entre le parti vert, jadis volontiers provocateur et subversif, et une part importante de la société allemande, qui, du tournant énergétique à la recherche de la neutralité carbone en passant par la question des migrants, a assimilé nombre de ses valeurs. Qu’on le veuille ou non, les Allemands, sous la chancellerie Merkel, et plus particulièrement depuis la sécheresse des deux derniers étés et la prise de conscience liée aux récentes inondations, sont au fond d’eux-mêmes devenus plus verts.
« Les Verts sont arrivés au milieu de la société. Et inversement : le milieu de la société est arrivé chez les Verts. »
Comme le décrit Ansgar Graw, « [l]es grandes coalitions et même les gouvernements noirs-jaunes [libéraux-conservateurs] prennent ou ont pris des décisions au contenu vert, alors que les Grünen sont ou étaient dans l’opposition : des lois sur la parité homme-femme dans les conseils de surveillance, un compromis au sujet du charbon, la sortie définitive du nucléaire. Les gens achètent bio, font de l’apiculture sur leur balcon, ont honte d’aller à Ténériffe en avion, vont au travail en vélo et vouent une adoration à Greta – peu nombreux sont ceux qui font tout cela à la fois, mais presque tout le monde fait au moins quelque chose[2]. »
À cette « verdisation » croissante de la société tout entière répond l’évolution spectaculaire du parti, qui a su s’adapter à l’air du temps et conquérir de nouvelles catégories sociales, au point de se retrouver en phase avec les préoccupations d’une large portion de la population. Pour parler avec l’ancien vice-chancelier Joschka Fischer, « [les Verts] sont arrivés au milieu de la société. Et inversement : le milieu de la société est arrivé chez les Verts[3]. »
Parti hétérogène à ses débuts, et même profondément dissonant, les Grünen ont rassemblé sous leur égide en 1980 des sensibilités et projets de société largement opposés : héritiers des « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970, ils comptent entre autres dans leurs rangs des conservateurs en rupture sur les questions environnementales avec l’Union chrétienne-démocrate, des représentants de la gauche dogmatique et de la Nouvelle Gauche, des communistes dissidents issus des fameux K-Gruppen et des anthroposophes[4] .
En quête d’alternatives politiques, ils contestent le système parlementaire en place, dans lequel ils voient une caricature de démocratie, et se profilent comme un « parti-antipartis » ayant pour ambition de faire exploser le système de l’intérieur mais aussi « de rassembler par-delà les camps politiques[5] ». Après s’être rapidement débarrassés de leur aile droite[6], ils accèdent au Bundestag en 1983, armés de branches de sapins frappés par le dépérissement forestier, ce qui leur permettra de faire éclater au grand jour leur différence de style, mais aussi de faire entrer dans les débats parlementaires des thématiques jusque-là peu connues comme le viol conjugal ou le sexisme.
Poussés par la structure fédérale de la RFA mais aussi par un « mode de scrutin qui incite les partis élus à former des coalitions pour gouverner[7] », les Grünen intègrent parallèlement, dès les années 1980, pas moins de huit des onze parlements régionaux et participent, en Hesse, à un gouvernement rouge-vert entre 1985 et 1987, ce qui va considérablement accélérer leur institutionnalisation et la professionnalisation de leur personnel politique, qui s’adapte progressivement à l’habitus majoritaire de la classe politique.
Le milieu des années 80 marque également pour le parti le début d’une longue rivalité, en son sein, entre les Fundis, tenants d’une opposition fondamentale contre la démocratie parlementaire en place et opposés à toute forme de compromission constructive avec le « système » et les Realos, défenseurs d’une ligne plus conciliante laissant une place au compromis politique et partisans, pour faire avancer leurs revendications, d’alliances parlementaires gouvernementales avec les partis dits établis, en premier lieu avec les socio-démocrates.
Longtemps incarnée par les personnes de Joschka Fischer et d’Otto Schilly (qui rejoindra le SPD en 1989), cette volonté d’adapter le parti aux règles et principes de République de Bonn puis de Berlin s’imposera progressivement contre l’aile fondamentaliste, ce qui permettra entre autres aux Grünen d’entrer pour la première fois dans un gouvernement fédéral en 1998 et – couronnement suprême ! – d’arriver en tête des élections régionales de Bade-Wurtemberg en 2011, où Winfried Kretschmann devient le premier ministre-président vert, dans un land qui est de surcroît un bastion de l’industrie automobile et des nouvelles technologies.
Un discours résolument optimiste et fédérateur
Entre la fondation du parti en 1980 et la campagne législative actuellement en cours, le discours politique des Grünen a évolué de manière spectaculaire, dans le but notamment de susciter l’adhésion d’une frange toujours plus large de la population. Autrefois honni au point que le parti imposait un principe de rotation des mandats pour éviter la corruption des élus par le système, le pouvoir est aujourd’hui ouvertement convoité. Ayant pleinement assimilé la logique du parlementarisme allemand, les Grünen voient dans les mandats électoraux l’opportunité de s’allier avec d’autres partis pour construire des majorités, négocier des compromis et faire avancer leurs idées, fût-ce a minima.
En outre, majoritairement anticapitalistes et apôtres de la sobriété à leurs débuts, ils ne jugent plus aujourd’hui le système économique et social en place définitivement incompatible avec l’écologie mais militent plutôt pour une modernisation du capitalisme rhénan qui irait dans le sens d’une « économie de marché sociale et écologique[8] ». Plutôt que de la critique de la société de consommation, leur crédo est aujourd’hui fait de « croissance verte », de libre concurrence et d’esprit d’initiative. Ils visent une prospérité la plus largement partagée et respectueuse du climat, prospérité qui doit se définir, comme le précise leur programme électoral pour 2021, « non seulement par la croissance du PIB, mais aussi de manière beaucoup plus large en tant que qualité de vie[9] », ce qui impliquerait à leurs yeux de mesurer le succès économique du pays également « à l’aide de critères sociaux, écologiques et sociétaux, et d’aligner le soutien à l’économie sur ces considérations[10] ».
Dans le cadre de ce discours renouvelé, économie et écologie n’apparaissent donc de toute évidence plus comme des contraires irréductibles, mais bien comme des impératifs compatibles, dès lors qu’il s’agit de créer de la croissance et de l’emploi local grâce un large programme d’investissement fondé sur la modernisation écologique et supposé, à terme, sauver la production industrielle allemande.
L’objectif fondamental de neutralité climatique devient en soi une chance de renouvellement grâce au perfectionnement des technologies et surtout un gage de qualité de vie. En « écolo pragmatique, très attentif aux souhaits de l’industrie, notamment automobile[11] », le septuagénaire Winfried Kretschmann, ministre-président vert du Bade-Wurtemberg récemment réélu, incarne selon la nouvelle direction du parti cette synthèse réussie entre croissance économique, emploi, modernisation et progrès environnemental, fondée sur un pacte durable entre pouvoirs publics, recherche et entrepreneuriat qui aurait vocation à être élargi à tout le pays.
Ce que les Grünen cherchent à éviter par-dessus tout, dans le cadre de cette campagne et de manière générale durant les quatre années de la dernière législature, c’est de donner à nouveau à leurs concurrents l’occasion de les taxer de Verbotspartei, c’est-à-dire de parti des interdictions (interdisant de prendre l’avion, d’acheter des véhicules à moteur thermique, imposant une limitation de vitesse sur les autoroutes, etc.).
Ils se rappellent trop le désastre qu’avait signifié pour eux lors de la campagne de 2013 une controverse estivale autour de la proposition d’introduire dans la majorité des cantines scolaires et d’entreprises un Veggie-Day (une journée sans viande) : le quotidien Bild titrant « Les Verts veulent nous interdire la viande[12] » avait particulièrement enflammé cette polémique qui occupa la presse et les réseaux sociaux pendant deux bonnes semaines, avec son lot de diffamations et même de comparaisons avec le nazisme. Le candidat libéral Rainer Brüderle avait surenchéri et ironisé sur ce qu’il interprétait comme une infantilisation du pays et une grave atteinte aux libertés individuelles : « Et après, ils voudront quoi ? Un Jute-Day, un Bike-Day, un Green-Shirt-Day ?[13] »
Sur fond de débat sur les accusations de pédophilie contre d’anciens soixante-huitards, les Grünen y ont alors laissé des plumes et atteint en définitive un score de 8,4 %, bien inférieur à celui qui pouvait être espéré quelques mois auparavant. Au risque d’empiéter sur les fondamentaux du parti libéral, ils ont alors cédé un certain temps à une sorte de « paranoïa de l’interdiction[14] » et tenté de se profiler en « parti de la liberté » avant de retrouver, au moment de l’élection du duo Realo Robert Habeck et Annalena Baerbock en 2018, une certaine confiance en eux et le courage de remettre sur la table certains sujets polémiques comme l’idée d’un impôt sur le plastique, la fin de l’exploitation de nouveaux gisements à ciel ouvert, la question des micro-plastiques dans les produits cosmétiques ou de la mise en place, pour le reboisement, d’arbres génétiquement modifiés. Lorsque Robert Habeck, lors du congrès du parti à Bielefeld en 2019, tenta de résoudre ce dilemme en soutenant que les interdictions étaient aussi « une condition de la liberté » et qu’elles n’étaient véritablement problématiques que dès lors qu’elles « portaient atteinte à notre vie privée[15] », il prouva en réalité que ce reproche persistant continuait largement à préoccuper la direction du parti.
Au niveau du discours, le moralisme et surtout le catastrophisme qui caractérisaient leurs publications et leurs spots électoraux dans les années 80 (images de poissons morts, de forêts dévastées par les pluies acides, de paysages souillés, etc.) ont aujourd’hui largement cédé la place à une sorte de foi en l’avenir fondée sur les possibles de la technologie et la volonté de changement d’une population décidée à tirer les conséquences des crises en cours.
Construit à partir de la mélodie d’un chant populaire de 1840 Kein schöner Land, le dernier spot électoral annonce pour l’Allemagne un nouveau départ initié par les initiatives individuelles de chacun et que les Grünen se proposent d’orchestrer. L’Allemagne de demain, comme le décrit non sans ironie Christian Geyer, y prend l’allure d’« une idylle faite de rassemblements amicaux lors de soirées estivales en pleine nature », tandis que la société ressemble à une « communauté apolitique », une chorale bien coordonnée qui, strophe après strophe, découvre le monde comme un « espace de liberté créative[16] » au sein duquel chacun est appelé à devenir actif au nom du bien commun.
Lorsque le duo à la tête du parti lance : « Tout donner, maintenant, vivre ce nouveau départ, nous sommes prêts[17] », il s’appuie avant tout sur la somme des forces vives et qui donneront sens et utilité aux investissements massifs promis par le parti. En l’espace de quelques décennies, on est donc passé d’un alarmisme qui se faisait l’écho des pronostics pessimistes du Club de Rome et de ses avatars, à un discours profondément fédérateur et plutôt optimiste supposé libérer les bonnes volontés et faire renaître la confiance.
L’expérience du pouvoir et l’enchaînement des déconvenues
Si la seule et unique participation des Grünen à un gouvernement fédéral remonte à la fin de l’ère Schröder, on est bel et bien contraint de voir en eux un parti pleinement établi, et même expérimenté, dès lors qu’on prend en considération leurs multiples participations aux gouvernements régionaux. Actuellement représentés dans 11 des 16 coalitions qui gouvernent les Länder, ils prouvent qu’ils sont capables de travailler dans une grande diversité de configurations politiques et apparaissent par conséquent comme pratiquement solubles dans n’importe quelle alliance avec d’autres partis, à l’exception notable de l’AfD, parti populiste d’extrême-droite.
À Hambourg, ils collaborent avec les socio-démocrates, leur partenaire historique ; en Hesse et en Bade-Wurtemberg, avec la CDU. Mais les coalitions tripartites n’ont également plus de secret pour eux : à Brême, Berlin et en Thuringe, ils participent à une coalition avec la SPD et le parti de gauche Die Linke ; en Saxe, en Saxe-Anhalt et dans le Brandebourg, ils viennent compléter une grande coalition entre la CDU et le SPD (on parle également de coalition « Kenya », rouge-noire-verte) ; dans le Schleswig-Holstein, ils sont intégrés dans une coalition « jamaïcaine » avec la CDU (noir) et les libéraux (jaune) ; et en Rhénanie-Palatinat, ils participent au « feu tricolore » entre le SPD (rouge) et les libéraux (jaune). Comme l’affirme très justement Annette Lensing, « [e]n formant des alliances à droite comme à gauche, les Verts entendent montrer qu’ils sont réellement prêts à gouverner et à façonner la politique, y compris à Berlin[18]. »
Face à leur présence remarquable au niveau local, à la pluralisation des configurations coalitionnaires dans lesquelles ils sont représentés, mais aussi à la longue dégringolade des socio-démocrates dans les sondages (grosso modo jusqu’au printemps dernier), l’hypothèse d’une chancellerie verte a longtemps gagné en crédibilité, jusqu’à nourrir un optimisme explicitement exprimé dans leur slogan électoral.
Jusqu’à la fulgurante ascension, dans les sondages, du candidat social-démocrate Olaf Scholz à partir de juin dernier, tout semblait sourire aux écologistes. La mise en place d’une coalition noire-verte (ou coalition « kiwi ») était vue par de nombreux analystes comme la plus probable. Tous les indicateurs étaient au vert : explosion de leur nombre d’adhérents, triomphe réitéré de Winfried Kretschmann en Bade-Wurtemberg, progression assez inespérée des Grünen dans les länder de l’est et succès historiques lors des dernières élections municipales notamment à Bonn et à Aix-la-Chapelle, si bien que l’enjeu de l’élection semblait se limiter à déterminer qui, de l’Union chrétienne (la CDU et son alliée bavaroise CSU) ou des Grünen, arriverait en tête. En avril dernier, au moment où Annalena Baerbock a été lancée par son parti dans la course pour la chancellerie, la victoire paraissait donc à la portée de cette juriste de 40 ans, mère de famille et ancienne sportive, réputée pour son sérieux et sa bonne connaissance des dossiers. Au terme de 16 ans de « statu quo » orchestré par la chancelière Merkel, celle-ci semblait pouvoir incarner la jeunesse et le renouvellement auquel le pays paraissait aspirer.
De nombreuses déconvenues ont suivi, rendant l’hypothèse d’une coalition « verte-noire » (CDU avec Grünen comme partenaire minoritaire), ou même « noire-verte » (Grünen avec CDU comme partenaire minoritaire) beaucoup plus improbable. Parallèlement à l’incapacité du candidat de l’Union chrétienne, Armin Laschet, actuel ministre-président de Rhénanie du Nord-Westphalie, à créer une dynamique autour de sa personne, Annalena Baerbock a fait l’objet de nombreuses attaques (notamment en dessous de la ceinture) sur les réseaux sociaux. Dans la presse, où elle est largement critiquée pour son manque d’expérience – car elle n’a jamais occupé de mandat exécutif –, Annalena Baerbock a par ailleurs été accusée d’avoir modérément falsifié son CV et plagié certains passages de son livre intitulé Jetzt (Maintenant) sans mentionner ses sources. Mi-mai, elle a en outre, dans un souci de transparence, révélé avoir déclaré avec retard plus de 25 000 euros de primes versées par son parti.
On peut ajouter à cela quelques erreurs qui ont plutôt fait sourire, comme le fait d’avoir attribué au SPD la paternité de l’ « économie sociale de marché » ou d’avoir confondu le cobalt et les coboldes (lutins ou génies domestiques de la petite mythologie germanique) dans le cadre d’un discours sur la production des batteries pour les voitures électriques. L’accumulation de ces « bavures » plus ou moins pardonnables n’a pas tardé à faire baisser les sondages, que même les inondations en Rhénanie du Nord-Westphalie et la concentration momentanée sur la thématique climatique qui en a découlé ne sont pas parvenues à faire remonter de manière significative.
Une ouverture à presque tous les scénarios possibles de coalition : une stratégie forcément gagnante ?
Un reproche souvent adressé aux Grünen depuis qu’ils se sont émancipés des socio-démocrates, et qui leur porte sans aucun doute également préjudice dans le cadre de la campagne en cours, est leur penchant à laisser ouvertes toutes les options d’alliances, au point de brouiller toute certitude quant à leur appartenance à la gauche politique. Cette ambivalence, renforcée depuis l’arrivée du duo Habeck-Baerbock à la tête du parti, se retrouve non seulement dans leurs choix stratégiques, mais aussi dans leur rhétorique et, dans une moindre mesure, au sein de leur programme. Comme le leur reproche Ulrich Schulte, la direction des Grünen cultive avec brio un style « indéterminé avec détermination[19] » ; le charismatique Robert Habeck est maître dans le fait de parler « aussi longtemps que chacun finisse par y trouver son compte[20] ».
S’ils veulent se profiler comme une réelle alternative à la politique menée lors des seize dernières années, les Grünen doivent se montrer fermes sur leurs priorités, clarifier leurs choix politiques, affirmer leurs différences
Parfois gommées par les journalistes, les incohérences et les contradictions entre les promesses faites dans le cadre de leur opposition parlementaire au niveau national et les mesures mises en place au niveau des Länder qu’ils cogouvernent apparaissent souvent comme criantes, que l’on pense notamment aux questions de politique migratoire ou à leur position à l’égard des véhicules diesel, que Winfried Kretschmann a souhaité soutenir en 2020 grâce à une prime à l’achat. C’est un peu comme si, faisant fi des critiques et revendications du jeune mouvement Fridays for Future, la tête du parti et les « princes territoriaux » à la Kretschmann acceptaient de vivre dans des mondes parallèles.
Cette « indétermination déterminée[21] » qui a parfois été globalement vue comme une des caractéristiques majeures de l’ère Merkel, pourrait finir par porter préjudice à des Grünen qui, par-delà la sympathie qu’ils suscitent et les compétences en négociation qu’ils ont indiscutablement développées ces dernières années, aspirent bel et bien à devenir plus, au niveau politique, qu’une simple variable d’ajustement, une sorte de « parti caméléon » changeant de couleur en fonction des alliances qu’ils acceptent de construire, voire une vulgaire surface de projection sur laquelle, pour reprendre l’expression de Schulte, « une bourgeoisie ayant des affinités avec l’écologie et se sentant progressiste dessine ses rêves à l’aide de mille couleurs[22] ».
S’ils veulent se profiler comme une réelle alternative à la politique menée lors des seize dernières années, convaincre une part suffisante de l’électorat du bien-fondé de leur projet et éviter, le cas échéant, de s’exposer à des déconvenues, ils doivent, dans la dernière ligne droite de cette campagne électorale, se montrer fermes sur leurs priorités, clarifier leurs choix politiques, affirmer leurs différences et surtout définir sans ambiguïté les limites qu’ils refuseront de franchir lors des prochaines négociations gouvernementales.