Société

Critique du quotidien numérique

Sociologue

Une panne géante a touché lundi 4 octobre Facebook et ses services associés (Instagram, WhatsApp et Messenger), mettant en évidence notre dépendance à ces plateformes numériques qui transforment entièrement notre quotidien. L’une des tâches politiques qui s’ouvre à nous consiste à réfléchir à leur possible collectivisation, car, si elles participent d’un capitalisme avide de données, elles ont aussi ouvert des espaces de sociabilité et de créativité inimaginables jusque là.

En 1961, à l’occasion de son tome 2 de Critique de la vie quotidienne, Henri Lefebvre revient sur un dialogue entamé par Guy Debord peu de temps avant dans l’Internationale situationniste, n°6. La vie quotidienne, dit-il selon l’expression énergique de Guy Debord, est littéralement « colonisée ». Elle est menée à l’extrême aliénation, c’est-à-dire à l’insatisfaction profonde, au nom des techniques récentes et de la société de consommation. Or, ces techniques rendraient possible « une quotidienneté autre et différente »[1].

publicité

Les débats récents sur le criblage des données et des traces numériques par les grands monopoles de l’internet (Google, Facebook) et sur la part croissante des plateformes dans nos interactions sociales donnent une extrême acuité aux thèses des deux auteurs sur la quotidienneté et sa « colonisation ». Mais les termes dans lesquels Lefebvre ou Debord ont abordé le quotidien ont, dans une certaine mesure, radicalement changé. La reconfiguration des technologies numériques vers l’individuel, le personnel, le caractère intime et familier de nos outils digitaux, dont l’apparition remonte au contexte contre-culturel de la relation à la machine[2] ont en partie déplacé les conditions de cette colonisation.

Les outils numériques personnels ont permis la pénétration, dans la sphère privée et dans les sociabilités, d’un capitalisme avide de données.

Si, hier, le quotidien semblait frappé de « retardement » (Lefebvre), il a, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, rattrapé ce retard en dépit souvent de conditions disparates de vie, l’ordinateur ou le smartphone pouvant cohabiter avec la précarité ou un habitat exigu, dégradé. En fait, les outils numériques personnels, tout en permettant des formes de socialisation et de créativité inimaginables jusque-là, en donnant aux désirs de nouveaux ressorts et de nouvelles voies, ont simultanément permis la pénétration, dans la sphère privée et dans les sociabilités, d’un capitalisme avide de données et l’instillation de dispositifs de monitoring et de contrôle inconnus dont le caractère wireless est une source d’asymétrie et d’opacité.

L’apparition des plateformes comme dispositif d’intermédiation de notre quotidien a été un tournant décisif de cette reconfiguration des termes de la colonisation. Pour prendre un rendez-vous avec un médecin, pour des tâches d’enseignement, pour louer un appartement ou une maison de vacances, pour vendre un habit, pour être en relations avec des amis, pour acheter en ligne, pour un déplacement en ville, pour une livraison à domicile, ou pour la moindre information, les plateformes sont devenues des interlocutrices de plus en plus fréquentes, encouragées dans leurs progressions par les financiers et les fonds de pensions.

Cependant, elles n’ont pas été que l’instrument d’une entrée simultanée du capitalisme de la donnée dans les foyers en imposant leurs terms-of-service[3], elles ont aussi permis l’entrée du travail dans ceux-ci et dans des sphères d’expériences qui, jusque-là, avaient échappé à la marchandisation. Certes, cette dimension peut sembler encore relativement marginale, mais la crise de la Covid et la mise en place du télétravail ont montré comment la numérisation et la domiciliation du travail étaient rapidement à la portée de nombreuses entreprises et réorganisaient l’expérience sensible du quotidien de leurs employés, et plus encore de leurs employées.

Une des grandes tendances du capitalisme de plateforme est sa faculté à rendre marchand ce qui jusqu’ici relevait d’activités vernaculaires non-marchandes.

Dans un livre récent, La colonisation du quotidien – Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme, je me suis, entre autres, intéressé à la spécificité de ces plateformes qui, de plus en plus, sont des intermédiaires de travail ou infiltrent les activités non-marchandes pour en tirer profit. En effet, au-delà des plateformes du data mining, criblant nos traces à des fins publicitaires, sont apparues des plateformes mobilisant le numérique afin de faire travailler.

Ces plateformes nient leur caractère d’employeurs en prétextant qu’elles ne font que louer à « leurs usagers » un logiciel ou un algorithme, mais la feinte n’a pas abusé les juristes, qui savent reconnaître dans les bonus, les pénalités et les menaces de déconnexion les critères mêmes de la subordination. Uber, Deliveroo, Foodora mobilisent, pour une livraison à domicile ou pour un trajet, des indépendants qui sont désormais devenus familiers dans les rues des métropoles, tandis que se déploient progressivement des structures intermédiaires identiques pour effectuer des ménages (Helping), des « petits boulots » manuels (TaskRabbit), des microtâches informatiques (FouleFactory), et qu’à l’international quelques grands groupes, tels Upwork ou Freelancer, gèrent un large spectre de professionnels indépendants. Que les services soient accomplis au dehors, sur un territoire urbain, en dernier ressort contrôlé à distance par un algorithme, ou que l’activité professionnelle ou la tâche soient effectuées au-dedans devant un ordinateur, c’est avec ses moyens de travail personnels que le travailleur accomplit ces activités. Or, ceux-ci sont des instruments familiers aux multiples fonctions : portable, ordinateur, voiture ou vélo, quand ils ne sont pas tout simplement les lieux de vie du travailleur : son appartement ou sa chambre.

Dans ce mouvement général, ce qui est nouveau, c’est la manière dont ce n’est plus seulement un certain type de consommation, comme hier, mais proprement le travail qui pénètre les sphères du quotidien et de l’intime. Celui-ci mobilise des affects, des représentations, voire des impulsions qui appartiennent au sujet mais plus généralement mine les frontières qui hier séparaient la sphère quotidienne des autres sphères – celle-ci étant comme le déclarait Lefebvre « ce qui reste » quand on a extrait du vécu toutes les activités spécialisées[4].

Or aujourd’hui le quotidien n’est plus un reste, mais le nexus d’activités communicationnelles, relationnelles et professionnelles plus ou moins denses, plus ou moins disparates. Dans ce nouveau mécanisme de pénétration du quotidien, les conditions du travail et par conséquent du prélèvement du temps s’élargissent à des activités apparemment non régulées mais aussi à des moments interstitiels comme d’aucuns le proposent en donnant une microtâche informatique « à des gens à qui ça plaît de se dire à minuit “j’ai une heure devant moi, je vais la faire…”[5]». Les modalités de l’exploitation du « travailleur libre » vont jusqu’à puiser dans les représentations ludiques ou subculturelles (vélo) ou ostentatoires (auto), voire dans les automatismes par excellence constitutifs de l’intime et du familier.

Une des grandes tendances du capitalisme de plateforme est sa faculté à rendre marchand ce qui jusqu’ici relevait d’activités vernaculaires non-marchandes qui restaient en-deçà de la ligne de flottaison du marché. Un petit bricolage sommaire et de courte durée, une tâche informatique de quelques secondes à une heure impossible, mais aussi une activité ludique et d’échanges entre amis, une activité artistique amateur, toutes ces activités qui n’avaient pas de prix parce que relevant du partage, ou parce qu’asymptotes à zéro €, ou parce qu’elles avaient un caractère autotélique peuvent désormais faire l’objet de l’intermédiation de la plateforme tandis qu’elles laissent l’espoir d’un gain à ceux qui les exercent.

Sur YouTube, à l’occasion de leurs « déballages » d’achats, des jeunes femmes qui se mettent en scène dans le salon des parents ou leurs chambres, sont payées au pourboire (« tip ») ou sollicitées par des publicitaires pour être formées à être les ambassadrices de marques. D’autres amateurs numériques, aujourd’hui moins jeunes, ont fait eux aussi leurs débuts dès l’adolescence et ont acquis un renom et une reconnaissance professionnelle à partir de leurs vidéos de jeux, de récits conjugaux, de blagues, souvent rémunérées par les sponsors ou les supports.

Sur Twitch, les joueurs en ligne (streamers) se filment eux-mêmes, sont payés au « tip » par certains membres de leurs publics et consomment ostensiblement des boissons et des produits de marques – consommations pour lesquelles ils sont rémunérés. Que ce soit à travers la marchandisation des activités ordinaires quelconques, que ce soit par l’introduction du travail dans des temporalités qui ont perdu les limites que leur avait imposées le compromis fordiste, que ce soit par une subversion des frontières à laquelle le télétravail nous a désormais rendu familier, l’âge des plateformes colonise par la marchandise l’espace vernaculaire des vies.

L’univers du quotidien, dont Lefebvre évoquait la « lourde pâte », a changé de couleur à partir du moment où le numérique est entré au logis. Si cela n’empêche ni pauvreté, ni détresse ni angoisse, des formes de créativité, de représentation de soi, d’expression sont entrées dans la vie individuelle ou communicationnelle à mesure que celles-ci se frottaient aux technologies numériques qui ouvraient des voies nouvelles au désir de faire.

Face au processus historique d’invasion de la sphère privée par la consommation et la publicité une issue alternative a été trouvée dans la possibilité expressive de faire ainsi que dans le potentiel d’émancipation que la production ou l’invention supposent. Mais la présence du capitalisme et les rapports marchands tapis dans l’instrument familier au fondement du geste créatif ne font que relancer le besoin d’une critique de la vie quotidienne.

Ce n’est plus seulement par l’objet mais aussi par le travail que le capitalisme pénètre le quotidien. Sur ce bord, il siphonne moins la donnée qu’il ne prélève un incrément de temporalité minimum ou une forme de prolongement spécifique du temps d’exploitation, comme le « surge pricing », qui sollicite les chauffeurs aux moments les plus rentables. Si l’on ne peut certes ignorer la dimension intrusive des futures applications domotique[6], il faut être aussi attentif à la propagation de ces instruments plurivoques, multitâches qui accompagnent le désir de faire, de liberté et de créativité, qui peuvent être l’occasion d’extraction d’un surplus.

Le chez soi, tout comme les territoires arpentés par les livreurs et les chauffeurs, tend à devenir une extension de l’entreprise. Nous sommes peut-être encore loin d’une mutation aussi radicale, mais les expériences individuelles et familiales des salariés en télétravail, en montrant exemplairement des espaces multitâches entre domestique et travail (notamment pour les femmes), souvent sans pièces spécifiques dédiées à ce dernier, ou encore la complication de la distribution entre moments dévolus au travail et moments dévolus aux repos permettent de saisir la puissance de transgression des frontières d’activités non-régulées accomplies par des indépendants voire par des amateurs.

Il semble légitime de revendiquer la collectivisation des moyens de création et de communication que permettent les GAFAM.

Il ne s’agit certes pas, pour autant, d’abonder dans le sens d’une lecture dystopique et de convoquer comme on l’a fait récemment « Big Brother »[7] (Harcourt) ou « Big Other » (Zuboff) pour dessiner l’image d’un capitalisme totalitaire imposant sa domination sur la vie privée. Tout comme le remarquait Debord et Lefebvre dans les années 60, il n’y a pas de fatalité de l’outil. Sans doute faut-il par tous les moyens échapper à la farce du partage et réguler par le droit, par l’impôts, etc., les pratiques disruptives des « barons voleurs de la Silicon Valley » (Zuboff), qui ont tout intérêt au chaos car ils savent à travers la gestion algorithmique s’en débrouiller. Mais le problème est moins celui de nos libertés individuelles face à l’hydre prédatrice de données que celui de la capacité collective à porter directement l’enjeu politique de l’émancipation du quotidien sur au moins deux plans.

D’une part, en se réappropriant les outils créatifs et communicationnels qui sont suffisamment restés entre les mains de leurs inventeurs et des puissances qui ont intérêt à exploiter infiniment « l’essence sociale de l’homme » (Marx). Il semble légitime de revendiquer la collectivisation des moyens de création et de communication que permettent les GAFAM dès lors que leurs CEO ont pu en tirer profit jusqu’à plus soif. Il faut faire cesser toute forme de transaction établie sur le principe service contre données pour assurer le droit au contrôle et à l’usage collectif gratuit ou forfaitaire de ces outils numériques ; faire cesser la marchandisation généralisée de la vie.

D’autre part, en faisant sortir cette productivité et cette créativité nouvelles du quotidien de la sphère individuelle et privée pour la socialiser dans des structures coopératives et collectives locales ou internationales. Déjà, certains dispositifs numériques et quelques types de plateformes ont fait l’objet d’appropriations coopératives de la part de leurs travailleurs, à l’exemple de Coopcycle – une plateforme de livraison autogérée par ses livreurs. Les tiers lieux de travail et de partage peuvent être des espaces d’intersection d’un quotidien qui ne serait plus seulement individuel ou conjugal mais serait aussi collectif.

Sans cette condition, toute figure d’indépendance risque de s’abîmer dans l’isolement face aux puissances coalisées du capital et de conduire à la désolation. A la fin de La colonisation du quotidien, je reviens sur « l’écart » utopique fouriériste – c’est peut-être aussi dans le souvenir de son « association domestique[8] » que se dessine, quelles qu’en puissent être les formes, une voie pour une recréation du quotidien.

Au demeurant, si nous en repensons politiquement l’usage, ces techniques, qui selon Lefebvre « pourraient rendre possible une quotidienneté autre et différente », pourraient peut-être nous aider à accomplir, contre le fatalisme technocratique du progrès, le programme de changer la vie défini par la révolte des années 1960.

NDLR : Patrick Cingolani a publié en juin 2021 La colonisation du quotidien – Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme aux éditions Amsterdam.


[1] H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, TII, L’Arche, 1961. p. 17.

[2] T. Streeter, The Net Effect. Romanticism, Capitalism and the Internet, New York, NYU Press, 2011.

[3] S. Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.

[4] H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, TI, L’Arche, 1968. p. 108.

[5] P. Barraud de Lagerie et L. Sigalo Santos, « Et pour quelques euros de plus. Le crowdsourcing de micro-tâches et la marchandisation du temps », Réseaux, 2018/6 n° 212, p. 57.

[6] Voir « Requiem pour un chez soi » in S. Zuboff, op cit.

[7] Voir le premier chapitre de La société d’exposition, Seuil, 2020.

[8] Ch. Fourier, Traité de l’association domestique agricole, tomes I et II, Bossange, 1822.

Patrick Cingolani

Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université de Paris, directeur du Laboratoire de changement social et politique

Mots-clés

Capitalisme

Notes

[1] H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, TII, L’Arche, 1961. p. 17.

[2] T. Streeter, The Net Effect. Romanticism, Capitalism and the Internet, New York, NYU Press, 2011.

[3] S. Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.

[4] H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, TI, L’Arche, 1968. p. 108.

[5] P. Barraud de Lagerie et L. Sigalo Santos, « Et pour quelques euros de plus. Le crowdsourcing de micro-tâches et la marchandisation du temps », Réseaux, 2018/6 n° 212, p. 57.

[6] Voir « Requiem pour un chez soi » in S. Zuboff, op cit.

[7] Voir le premier chapitre de La société d’exposition, Seuil, 2020.

[8] Ch. Fourier, Traité de l’association domestique agricole, tomes I et II, Bossange, 1822.