Critique du quotidien numérique
En 1961, à l’occasion de son tome 2 de Critique de la vie quotidienne, Henri Lefebvre revient sur un dialogue entamé par Guy Debord peu de temps avant dans l’Internationale situationniste, n°6. La vie quotidienne, dit-il selon l’expression énergique de Guy Debord, est littéralement « colonisée ». Elle est menée à l’extrême aliénation, c’est-à-dire à l’insatisfaction profonde, au nom des techniques récentes et de la société de consommation. Or, ces techniques rendraient possible « une quotidienneté autre et différente »[1].

Les débats récents sur le criblage des données et des traces numériques par les grands monopoles de l’internet (Google, Facebook) et sur la part croissante des plateformes dans nos interactions sociales donnent une extrême acuité aux thèses des deux auteurs sur la quotidienneté et sa « colonisation ». Mais les termes dans lesquels Lefebvre ou Debord ont abordé le quotidien ont, dans une certaine mesure, radicalement changé. La reconfiguration des technologies numériques vers l’individuel, le personnel, le caractère intime et familier de nos outils digitaux, dont l’apparition remonte au contexte contre-culturel de la relation à la machine[2] ont en partie déplacé les conditions de cette colonisation.
Les outils numériques personnels ont permis la pénétration, dans la sphère privée et dans les sociabilités, d’un capitalisme avide de données.
Si, hier, le quotidien semblait frappé de « retardement » (Lefebvre), il a, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, rattrapé ce retard en dépit souvent de conditions disparates de vie, l’ordinateur ou le smartphone pouvant cohabiter avec la précarité ou un habitat exigu, dégradé. En fait, les outils numériques personnels, tout en permettant des formes de socialisation et de créativité inimaginables jusque-là, en donnant aux désirs de nouveaux ressorts et de nouvelles voies, ont simultanément permis la pénétration, dans la sphère privée et dans les sociabilités, d’un capitalisme avide de donnée