International

Liban : capitalisme, État et pouvoir en crise

Économiste, Économiste

Au moins six personnes ont été tuées et une trentaine blessées par balles le 14 octobre à Beyrouth, en marge d’un rassemblement de manifestants du Hezbollah et du mouvement Amal devant le Palais de Justice pour demander le remplacement du juge en charge de l’enquête sur l’explosion du port en août 2020. Cet événement du 14 octobre et l’explosion du 4 août témoignent d’une crise profonde des institutions de l’État. Or, c’est cette crise de l’État qui est à l’origine de la crise financière libanaise. D’où l’importance, pour comprendre cet effondrement économique, de centrer l’analyse sur l’économie politique du pays dans son ensemble.

Le 14 octobre 2021, des combats de rue éclatent à Beyrouth, non loin de l’endroit qui fut le départ de la guerre civile, le 13 avril 1975. Bien que le contexte politique soit très différent, nombre d’observateurs sérieux s’inquiètent. Il est sans doute utile de rappeler que l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, est à l’origine de ces échanges meurtriers. Certains dénoncent la politisation de la justice, d’autres estiment que le Hezbollah empêche la marche normale de ce qui reste de l’État de droit.

publicité

Il n’en reste pas moins que cet événement du 14 octobre, tout comme l’explosion du 4 août, démontrent une crise profonde des institutions de l’État. Or, c’est précisément cette crise de l’État qui est à l’origine de la crise financière puis de l’effondrement global de l’économie. L’apparente prospérité du capitalisme libanais des trente dernières années et sa chute doivent donc être comprises à la lumière d’une économie profondément politique.

L’effondrement du Liban a pu constituer une surprise : ce pays n’a-t-il pas été considéré comme la « Suisse du Moyen-Orient » des années 1950-1960 ? Après les quinze années de guerre « civile » (1975-1990), n’a-t-on pas vanté la fameuse résilience libanaise qui aurait permis de surmonter bien des difficultés, notamment celle qui sont dues au contexte géopolitique ?

L’autre surprise est politique : en dépit du tel désastre, les parties prenantes du système politique se sont refusées à constituer un gouvernement pendant 13 mois ! Une décision aussi importante que le contrôle des capitaux a même été prise par l’Association libanaise des banques avant d’être ratifiée par la banque centrale. C’est donc un pouvoir privé qui a fait la loi.

Que le lecteur ne s’étonne toutefois pas outre mesure : le Liban est le seul pays au monde dont l’armée reçoit une aide militaire des États-Unis et de l’Iran, c’est-à-dire qu’il n’y a sans doute pas d’État au sens classique[1] du terme mais plutôt une sorte de gouvernan


[1] Conférence de Charbel Nahas, « Une Économie et un État pour le Liban », Cercle des économistes arabes, 5 novembre 2020.

[2] Ceci ne signifie nullement qu’il n’y ait pas de conscience nationale.

[3] Cité par Patrick Seale, La lutte pour l’indépendance arabe, Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne, Fayard, Paris, 2010, p. 339.

[4] Ibid., p. 340.

[5] Albert Dagher, Comment une élite prédatrice a détruit le Liban, préface de Georges Corm, Le Bord de l’Eau, 2021, à paraître.

[6] Ibid., p. 10.

[7] Ibid., p. 11.

[8] Ibid., p. 21.

[9] Ibid., p. 32.

[10] « Une seule milice règne aujourd’hui au Liban, celle du dollar des États-Unis. Elle fait, de concert avec les plus riches émigrés de Londres, de Paris, d’Abidjan, mais surtout d’Arabie Saoudite, des projets de privatisation des services publics et de transformation du centre commercial de la ville, détruit depuis 1975-1976, en une société foncière privée qui expropriera les ayant droits et les indemnisera par quelques actions dans cette société anonyme. » (Georges Corm, Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient, 1940-1992, Paris, 1992, p. 429).

[11] Dans un article très stimulant, Dan Azzi rappelle : « Avant la crise, 6 000 personnes possédaient 52 % de l’ensemble des dépôts, ce qui faisait du Liban l’un des pays au coefficient de Gini (un indicateur mesurant les inégalités) les plus élevés au monde ». (Dan Azzi, « Et si Riad Salamé était le Robin des Bois libanais ? », L’Orient – le Jour, 10 février 2021).

[12] Dan Azzi (op. cit.) soutient, à l’inverse, que les classes pauvres ont bénéficié d’un approvisionnement bon marché et que les déposants principaux, les plus aisés de la société donc, ont fini par payer le coût du fonctionnement du système. Mais, si la livre libanaise avait un pouvoir d’achat sans commune mesure avec la productivité de l’économie nationale, le prix à payer est lourd : la liquidation de la base productive, seule à même de distribuer des salaires décents sur le long terme. En réal

Frédéric Farah

Économiste, Professeur de sciences économiques et sociales, enseignant-chercheur à l'université Panthéon-Sorbonne

Jérôme Maucourant

Économiste, Maître de conférence en sciences économiques à l'université Jean-Monnet de Saint-Étienne

Mots-clés

Capitalisme

Notes

[1] Conférence de Charbel Nahas, « Une Économie et un État pour le Liban », Cercle des économistes arabes, 5 novembre 2020.

[2] Ceci ne signifie nullement qu’il n’y ait pas de conscience nationale.

[3] Cité par Patrick Seale, La lutte pour l’indépendance arabe, Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne, Fayard, Paris, 2010, p. 339.

[4] Ibid., p. 340.

[5] Albert Dagher, Comment une élite prédatrice a détruit le Liban, préface de Georges Corm, Le Bord de l’Eau, 2021, à paraître.

[6] Ibid., p. 10.

[7] Ibid., p. 11.

[8] Ibid., p. 21.

[9] Ibid., p. 32.

[10] « Une seule milice règne aujourd’hui au Liban, celle du dollar des États-Unis. Elle fait, de concert avec les plus riches émigrés de Londres, de Paris, d’Abidjan, mais surtout d’Arabie Saoudite, des projets de privatisation des services publics et de transformation du centre commercial de la ville, détruit depuis 1975-1976, en une société foncière privée qui expropriera les ayant droits et les indemnisera par quelques actions dans cette société anonyme. » (Georges Corm, Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient, 1940-1992, Paris, 1992, p. 429).

[11] Dans un article très stimulant, Dan Azzi rappelle : « Avant la crise, 6 000 personnes possédaient 52 % de l’ensemble des dépôts, ce qui faisait du Liban l’un des pays au coefficient de Gini (un indicateur mesurant les inégalités) les plus élevés au monde ». (Dan Azzi, « Et si Riad Salamé était le Robin des Bois libanais ? », L’Orient – le Jour, 10 février 2021).

[12] Dan Azzi (op. cit.) soutient, à l’inverse, que les classes pauvres ont bénéficié d’un approvisionnement bon marché et que les déposants principaux, les plus aisés de la société donc, ont fini par payer le coût du fonctionnement du système. Mais, si la livre libanaise avait un pouvoir d’achat sans commune mesure avec la productivité de l’économie nationale, le prix à payer est lourd : la liquidation de la base productive, seule à même de distribuer des salaires décents sur le long terme. En réal