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Liban : capitalisme, État et pouvoir en crise

Économiste, Économiste

Au moins six personnes ont été tuées et une trentaine blessées par balles le 14 octobre à Beyrouth, en marge d’un rassemblement de manifestants du Hezbollah et du mouvement Amal devant le Palais de Justice pour demander le remplacement du juge en charge de l’enquête sur l’explosion du port en août 2020. Cet événement du 14 octobre et l’explosion du 4 août témoignent d’une crise profonde des institutions de l’État. Or, c’est cette crise de l’État qui est à l’origine de la crise financière libanaise. D’où l’importance, pour comprendre cet effondrement économique, de centrer l’analyse sur l’économie politique du pays dans son ensemble.

Le 14 octobre 2021, des combats de rue éclatent à Beyrouth, non loin de l’endroit qui fut le départ de la guerre civile, le 13 avril 1975. Bien que le contexte politique soit très différent, nombre d’observateurs sérieux s’inquiètent. Il est sans doute utile de rappeler que l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, est à l’origine de ces échanges meurtriers. Certains dénoncent la politisation de la justice, d’autres estiment que le Hezbollah empêche la marche normale de ce qui reste de l’État de droit.

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Il n’en reste pas moins que cet événement du 14 octobre, tout comme l’explosion du 4 août, démontrent une crise profonde des institutions de l’État. Or, c’est précisément cette crise de l’État qui est à l’origine de la crise financière puis de l’effondrement global de l’économie. L’apparente prospérité du capitalisme libanais des trente dernières années et sa chute doivent donc être comprises à la lumière d’une économie profondément politique.

L’effondrement du Liban a pu constituer une surprise : ce pays n’a-t-il pas été considéré comme la « Suisse du Moyen-Orient » des années 1950-1960 ? Après les quinze années de guerre « civile » (1975-1990), n’a-t-on pas vanté la fameuse résilience libanaise qui aurait permis de surmonter bien des difficultés, notamment celle qui sont dues au contexte géopolitique ?

L’autre surprise est politique : en dépit du tel désastre, les parties prenantes du système politique se sont refusées à constituer un gouvernement pendant 13 mois ! Une décision aussi importante que le contrôle des capitaux a même été prise par l’Association libanaise des banques avant d’être ratifiée par la banque centrale. C’est donc un pouvoir privé qui a fait la loi.

Que le lecteur ne s’étonne toutefois pas outre mesure : le Liban est le seul pays au monde dont l’armée reçoit une aide militaire des États-Unis et de l’Iran, c’est-à-dire qu’il n’y a sans doute pas d’État au sens classique[1] du terme mais plutôt une sorte de gouvernance dont le but est régler les conflits entre factions[2].

Avant de proposer un récit de la présente catastrophe, nous suggérons une très brève histoire de ce pays et un trop rapide – mais bien nécessaire – exposé de sa sociologie politique.

Le difficile avènement d’un État-nation

Le pays dans ses frontières actuelles est le fruit de la Grande Guerre et de la disparition de l’Empire Ottoman. Cependant le mandat français, confirmé par la Société des Nations en 1922, adjoint au Mont-Liban traditionnel, maronite et druze, une bande côtière majoritairement sunnite et grecque orthodoxe ainsi que la plaine de la Bekaa dominée par le chiisme. Le pacte de 1943 est un compromis qui débouche sur une alliance entre Béchara el-Khoury, chef du parti constitutionnaliste, élu à la présidence de la République, et Riad el-Solh, représentant indépendantiste nommé à la Présidence du conseil. Le pacte met fin au mandat français : les chrétiens ne recherchent plus de protection étrangère et les musulmans abandonnent l’espoir de l’unité arabe. Plus positivement, les uns et les autres reconnaissaient le Liban comme la patrie définitive de tous, mais à « visage arabe ».

Le 7 octobre 1943, Riad el-Solh prononce un discours célèbre dont le contenu contient un programme, une espérance et autant d’attentes jusqu’à ce jour différées. Sa voix résonne encore par le tragique que ses mots emportent : « Nous voulons une vraie indépendance, nous voulons une souveraineté nationale absolue. Nous voulons disposer de nos ressources comme nous le jugeons bon selon le seul diktat de notre intérêt national. Voilà le mot d’ordre de ce gouvernement que j’ai l’honneur de former et de diriger[3]. »

Ce discours fondateur s’accompagne d’utiles précisions sur le rapport du Liban avec le reste du monde arabe et aussi la civilisation occidentale. « Le gouvernement établira des relations du Liban avec les États arabes sur une base solide, qui garantira leur respect de l’indépendance et de la pleine souveraineté, et de l’intégrité territoriale du pays, car le Liban est un pays à visage arabe qui puise ce qu’il y a de bon et d’utile dans la civilisation occidentale[4]. »

Ce compromis de 1943 organise confessionnellement le pouvoir politique : le Président est maronite, le Premier ministre sunnite et le président de la Chambre chiite. La gestion confessionnelle du pouvoir apparaît à ce moment-là puisque la Constitution de 1926 ne prévoyait pas une répartition du pouvoir en fonction des communautés. Riad el-Solh est pourtant hostile au confessionnalisme qu’il juge contraire au progrès du pays ; il souhaite réformer la loi électorale et s’emparer de la délicate question du recensement, le dernier étant effectué en 1932. Une question épineuse tant elle a des conséquences sur les équilibres politiques et confessionnels.

La référence à un statut de droit commun devient alors impossible. La communauté des citoyens cède le pas aux communautés confessionnelles, en somme une citoyenneté en rétraction. Comme le souligne Georges Corm : « Cette dernière n’a jamais été créée, ce qui a permis aux chefs communautaires de devenir les distributeurs exclusifs de passe-droits et d’avantage matériels au détriment de l’État[5]. » Pour suivre l’auteur, c’est un patrimonialisme prédateur qui prend place. L’indépendance, la souveraineté et la maitrise de son destin : ce discours programmatique du Premier ministre libanais apparaît à sa relecture comme un idéal bien difficile à réaliser.

L’après-guerre est une période de prospérité, mais le régime confessionnel impliquait une présence étatique réduite. Un véritable essor culturel se construit alors autour de la presse, de l’édition, et de l’université. Le libéralisme économique à la libanaise a pu afficher une prospérité insolente jusqu’à l’orée de la décennie 1970.

Un pays dans la tourmente régionale et une gestion milicienne, communautaire et mafieuse

Le Liban subit ensuite de plein fouet les différents conflits israélo-arabes et la guerre froide. Une première secousse en 1958, largement liée à l’affirmation du nassérisme chez les sunnites, inquiète les maronites qui s’éloignent du pacte de 1943 en faisant alliance avec les États-Unis.

Après cet épisode, l’État libanais va connaitre un bref moment d’affirmation grâce à l’œuvre de Fouad Chéhab. Il essaye de construire un véritable État et promeut un équilibre à la fois confessionnel et social. Durant les deux présidences qui se succèdent, celle de Chéhab et de Charles Hélou, une mesure forte est mise en place : la nomination des fonctionnaires ne dépend plus du ministre de la fonction publique mais d’un Conseil de la fonction publique. Plus encore, le chéhabisme permet un équilibre entre attrait pour l’Occident et arabisme. Mais la question israélo-palestinienne va jeter à bas le fragile édifice. La cause palestinienne prend de l’ampleur après 1968 : le Liban, avec les désastreux accords du Caire en 1969, accueille les troupes combattantes palestiniennes.

Israël, fidèle à sa stratégie d’alliance avec les minorités, souhaite un Liban morcelé : elle verrait d’un bon œil la création d’un État chrétien avec lequel elle pourrait s’allier. Elle est aussi intéressée par les ressources du sud. L’ambition israélienne et la contestation palestinienne vont conduire à l’issue fatale de 1975. La constitution de milices s’accélère en 1967 et la guerre civile de 1975 à 1990 consacre un pouvoir milicien qui n’a aucun intérêt à voir un État fort s’affirmer.

Les accords de Taëf qui mettent fin à la guerre civile en 1989 ne changent pas grand-chose à cet ordre communautaire. Ces accords prévoient la fin du confessionnalisme mais c’est sans effet, tout comme la création d’une seconde chambre, jamais réalisée. Comme le souligne Ghassan Tuéni, « On passait ainsi de la séparation des pouvoirs, règle sacrée de la démocratie parlementaire, à une répartition des pouvoirs non seulement entre les présidents mais entre leurs communautés ».

Des élites obéissant à une logique néopatrimoniale

Pour saisir la difficulté d’affirmation de l’État au Liban, il convient de s’aventurer dans le terrain du néopatrimonalisme, ce qui permet de rendre compte de la capture de l’État par les intérêts privés : « Le néo-patrimonialisme signifie l’usage par les détenteurs de postes publics de leurs charges pour le bénéfice personnel. Ce concept a été utilisé à la place du concept de clientélisme politique parce qu’il est plus général et englobe des pratiques variées qui ne sont pas couvertes par le second[6]. »

Ce système est un frein à la croissance économique et au développement, car les élites ont davantage le souci de leur avenir que celui du pays. Plus encore, cette dynamique contribue à une désinstitutionnalisation. Encore une fois, Albert Dagher est éclairant : « L’administration publique libanaise a en effet expérimenté dès le départ la contradiction entre les lois positives formelles et son vécu quotidien, formé des interférences politiques dans son travail. Ralph Crow a distingué entre les “tâches administratives fixées formellement”, comme elles l’avaient été dans la “loi sur les fonctionnaires” de 1959, et le “comportement administratif informel”. C’est cela qui était à la base de l’échec développemental du Liban[7]. »

Le problème vient moins du confessionnalisme, selon l’auteur, que du partage confessionnel. Dans ce cadre, une économie de pillage se développe et freine toute expansion économique. À l’intérieur de l’État Libanais et de la société même se développe une élite qui fait sécession et fait de la défense et de l’expansion de sa richesse le but ultime de ce qui ne peut plus vraiment se nommer « politiques publiques ».

Loin d’être une construction intellectuelle, ce schéma néopatrimonial donne les clefs de la crise économique qui va emporter le Liban de manière profonde dans la déstabilisation, car avant même la crise financière (dans ses trois composantes : bancaire, de change et de dette souveraine), l’élite néopatrimoniale en avait pavé le chemin. Dans les travaux du même Albert Dagher, l’exemple de la reconstruction de Beyrouth après les années de guerre civile, offrit l’exemple quasi idéal typique de ce néopatrimonialisme destructeur : « Le projet Solidere paraît avoir été le premier grand projet pour faire bénéficier l’élite politique des propriétés publiques et de la reconstruction en cours. Les superficies ayant échu à cette société au cœur de la capitale passent de 1.1 millions de mètres carrés en 1994 à 1.9 millions en 2007. Cela est rendu possible par l’annexion de deux ports revenant à l’État et par les superficies gagnées sur la mer. Il aura fallu pour cela neuf décrets ministériels émis par les différents Cabinets. Le prix du mètre carré lors de l’expropriation des anciens propriétaires était de 1 533 dollars en 1994. Il monte jusqu’à 20 000 dollars en 2009. Il aura augmenté de 13 fois[8]. »

Cette logique d’abandon d’activités centrales en matière de services publics s’est retrouvée à l’œuvre pour la fourniture de carburant, de sa distribution, de l’électricité, de la gestion des déchets. Le système néopatrimonial constitue le frein essentiel à toute reprise d’un quelconque développement. La prédation a remplacé la production, l’accaparement prend la place du développement. C’est à la lumière de ce système que la présente crise se comprend.

On voit là deux dynamiques qui s’intriquent, entre difficile affirmation d’une conscience nationale et partage confessionnel aux conséquences calamiteuses. Albert Dagher éclaire ce qui va caractériser la décennie 1990 qui sera un accélérateur de la crise : « Il est possible de mettre la période d’après 1990 tout entière sous le titre d’un déplacement de l’équilibre des forces en faveur des politiciens et à l’encontre de l’administration légale. Cela est rendu possible par le caractère hybride de l’État. La volonté des politiciens devient plus forte que la loi, des réseaux d’hommes d’affaires liés à eux se forment, les nominations partisanes deviennent la règle et le corps judiciaire comme les organismes de contrôle administratif se dégradent[9]. »

Le Liban raconte l’histoire d’une conscience nationale inachevée, le malheur d’un État tampon, les impasses d’un système confessionnel si difficile à remplacer, et enfin d’élites s’accaparant à des fins personnels les ressources d’un pays. L’État-nation, pourtant, reste une combinatoire aussi difficile à faire advenir qu’absolument nécessaire.

Une Grande Illusion levantine : un récit de la crise libanaise

Tout commence avec la mise en place du modèle de reconstruction du pays établi par Rafik Hariri en 1992 lorsqu’il devient Président du Conseil. Le taux de change fixe établi alors, officialisé en 1997, est l’ingrédient critique du présent désastre : il a permis l’illusion durable selon laquelle l’État pouvait amener du pouvoir d’achat aux citoyens et une stabilité du change pour les investisseurs[10]. D’importantes dépenses de nature clientéliste et des prébendes diverses ont pu être financées sans difficultés. Ces compromis étaient nécessaires à l’existence même d’un État post-guerre civile, car l’idée d’une construction démocratique était écartée au profit d’une coalition de factions.

Les données du problème sont constituées en ce début des années 1990 : taux d’intérêts très élevés (30 % parfois sur les bons du trésor) et politique de baisse drastique de la fiscalité pour séduire les hauts revenus. Le Liban d’après-guerre fonde son économie sur les vertus supposées du « ruissellement ». Ces choix financiers s’inscrivent dans le Consensus de Washington : approfondir l’extraversion de l’économie et étendre le libre-échange. De nombreux traités fragilisent la structure de l’économie libanaise en l’exposant à des formes de concurrence déréglées et inéquitables.

Un phénomène particulier doit retenir l’attention : depuis 1994, la compensation des chèques en devises est acceptée par l’institut d’émission, ce qui constitue un ingrédient de la croissance autonome d’une masse monétaire de « dollars locaux » (lollars) et rend de plus en plus difficile l’équivalence théorique entre ces « dollars » et ceux qui circulent à l’international. C’est au moment de la crise que l’on se rend compte qu’il n’y a pas d’équivalence entre ces « dollars fictifs », qui vont être dénommés « dollars libanais » et les véritables dollars détenus par la Banque centrale ou issus du système bancaire américain.

Par ailleurs, la dollarisation est un phénomène nourrissant l’inégalité : toute dépréciation du change frappera tous ceux qui dépendent essentiellement du circuit de la monnaie nationale, d’où l’importance pour toute la société du bon maintien du taux de change fixe, quel qu’en soit le coût à court terme[11].

Pendant trois décennies, ce système de change fixe et de faible imposition a permis à cette fine couche sociale de bénéficier de profits extravagants, ce qui a nourri une répartition inégalitaire de la richesse sociale[12]. Les déficits budgétaires récurrents nourrissent alors une croissance de la dette publique qui ne bénéficie qu’à une minorité créditrice ; or, cette dette n’a pas comme contrepartie la constitution d’un capital productif national, elle ne fait qu’exprimer le prix du clientélisme politique. Il n’est donc pas étonnant qu’un très lourd déficit des comptes courant se développe, près de 20 à 25 % du produit intérieur, d’où bien sûr une nécessité de faire affluer les dollars à la Banque du Liban (BDL), tout entière à la défense de son taux de change fixe.

Dans ces conditions, la politique économique ne pouvait que favoriser les intérêts du capital, de façon à rendre le pays attirant, quitte à renoncer à toute ambition sociale. Le déficit budgétaire peut nourrir un tel déficit des comptes courants : c’est le discuté « déficit jumeau », budgétaire et commercial. Certes, le Liban absorbe bien plus de richesses qu’il n’en crée. Mais, il faut constater un effet réciproque du déficit du compte courant vers le déficit budgétaire : c’est parce qu’on endommage la base productive et que le chômage augmente qu’il y a une pression à l’emploi clientéliste dans le secteur public, ce qui nourrit le déficit public.

La reconstruction favorise ainsi les banques, l’immobilier et le tourisme (la « Riviera arabe »). Or, à l’encontre de certains clichés, ceci n’a pas toujours été aussi vrai. En effet, avant la guerre, la part de l’industrie (et des exportations) n’était pas négligeable[13] et le potentiel agricole du pays aurait, de toute façon, pu être valorisé. Mais cela n’intéresse pas la faction pro-saoudienne qu’incarne alors Hariri dont les intérêts économiques ne sont pas liés à l’économie productive, qu’elle soit agricole ou industrielle, et dont les schémas mentaux sont issus des modèles expérimentés en Arabie et dans les pays du Golfe

La rente – financière ou foncière – est au cœur de cette vision. On encourage les jeunes à l’émigration au moyen d’une idéologie « globaliste » : il conviendrait de négliger la réalité de l’arrachement humain pour s’extasier sur l’effort de valoriser un capital humain investi partout où c’est possible[14]. D’où la prolifération des formations universitaires alliées à un désintérêt pour les structures économiques nationales. L’effort éducatif nourrit alors une économie de quasi-rente, les remises des émigrés allant constituer jusqu’à 20 ou 25 % du revenu national.

La dépendance aux capitaux étrangers est allée très loin à la veille de la crise de 2019 : sans ceux-ci, la BDL ne pourrait verser 4 milliards d’intérêts en contrepartie des 60 milliards de dollars de dépôts des banques dans ses comptes[15], chiffres étonnants pour le moins. Pour ce faire, avec l’assentiment des gouvernements successifs, la BDL a conclu des accords avec les banques commerciales locales pour attirer les devises en offrant des taux d’intérêt extraordinairement élevés, en échange de dépôts en devises étrangères.

Cette mécanique financière a enrichi une minorité constituée de banques, de politiciens et de titulaires de gros comptes. Certes, on pourra faire remarquer à raison que les taux d’intérêt élevés que nous mettons en évidence n’étaient pas le monopole du Liban. L’Égypte et la Turquie ont connu des périodes où des taux semblables existaient. Précisément, une croissance équilibrée de longue période n’est pas possible dans ces conditions[16] ! Ce n’est pas un hasard si l’Égypte est chroniquement dépendante de l’aide américaine et que la monnaie turque se serait effondrée sans l’aide du Qatar…

Une marche inexorable vers le chaos

Le Liban accumule ainsi une dette de près de 86 milliards de dollars (1,7 fois la taille de son économie) sans que beaucoup ne s’en émeuvent : la défense du taux de change fixe est assurée et c’est là l’essentiel pour les intérêts établis mais aussi pour l’opinion publique, victime d’une véritable propagande que permet l’intrication des pouvoirs bancaires et médiatiques[17]. On aurait dû pourtant mettre en avant l’échec du currency peg[18] : ce système n’a pas permis pourtant de lutter contre la dollarisation issue de la guerre civile. Le change fixe n’a jamais inspiré réellement confiance et c’est pourquoi des taux d’intérêt très élevés sur les dépôts en livres sont nécessaires pour attirer l’investisseur.

Si la dette publique a trouvé ainsi acquéreur, c’est à un taux qui fait que le service de la dette dévore le budget de l’État et donc nuit à l’intérêt général. Il est probable que le comportement de l’élite dirigeante, qui aurait dû être très rigoureuse, a contribué à faire échouer ce système de change. Quoi qu’il en soit, le « dollar libanais » (celui que les banques locales prétendaient détenir, comme on l’a vu) devait offrir un différentiel conséquent de rémunération avec le niveau du marché mondial.

La réalité de la situation a été cachée longtemps car la structure de financement relevait du système de Ponzi. Les rendements financiers exigés n’étaient pas en effet à la hauteur du surplus que pouvait dégager l’économie. Certes, la fiscalité était très défectueuse, mais une meilleure organisation des choses n’aurait pas pu satisfaire cette exigence déraisonnable de rendements, sauf à obtenir d’impossibles taux de croissance. C’est pourquoi les investisseurs ne reçoivent l’argent qu’apporté par d’autres investisseurs : c’est le retour de l’escroquerie de Charles Ponzi dans les années 1920. La seule différence entre le système original de Ponzi et le système libanais est que les « ingénieurs financiers » ont officiellement institutionnalisé ce régime au Liban.

Les choses se sont bien passées, du moins jusqu’au début des soulèvements arabes et du conflit syrien en 2011. Toutefois, durant cette période, la politique d’ancrage du change et ses taux d’intérêt élevés pour stimuler les afflux de capitaux ont causé des effets reconnus en termes d’inflation et d’inégalités[19]. Et, lorsque la crise syrienne a éclaté, l’offre de nouveaux dollars a commencé à faiblir en raison d’un manque de confiance : une simple baisse des investissements étrangers et de moindres transferts de capitaux des expatriés libanais à l’étranger a déséquilibré le système.

En réponse à ces problèmes, la BDL a pris une mesure désespérée en 2016, dans l’idée qu’il suffisait d’acheter du temps, d’attendre la fin du séisme syrien : offrir des rendements jamais vus. Près de cinq milliards de dollars vont dans les banques, soit 10 % du PIB[20] ! Cette nouvelle « ingénierie financière », qui a fini par donner aux investisseurs des taux d’intérêt allant jusqu’à 11 % (voire beaucoup plus dans certains cas) à une époque où les taux d’intérêt étaient inférieurs à zéro dans d’autres pays.

En 2018, l’État a payé des intérêts de 5,59 milliards de dollars, soit la moitié de ses recettes totales, tandis que la BDL a versé près de 4 milliards de dollars par an d’intérêts aux banques commerciales pour les montants qu’elle conserve dans ses coffres. C’est pourquoi, lors de la conférence de Paris de 2018, dite CEDRE, le premier ministre d’alors, Saad Hariri, obtenait un prêt de 11 milliards de dollars à même de nourrir le Ponzi, tout en promettant de réduire le déficit de 11 % du PIB en 2018 à 0,06 % en 2020[21]. Ce choix a entrainé une austérité budgétaire qui a frappé la retraite des militaires, le salaire des enseignants et a enfin débouché sur la « taxe WhatsApp ». Ce fut l’élément déclencheur des mouvements de contestation d’octobre 2019[22].

Un fait rare se produit alors : l’Association des banques libanaises contourne l’État et impose un sévère contrôle des capitaux, autorisant un maximum de retrait de 1000 dollars par mois et généralement à 200 dollars par semaine. À partir de mars 2020, les déposants n’ont plus accès aux dollars. Ce contrôle sauvage des capitaux plonge une partie supplémentaire de la population dans la détresse alors que les déposants les plus importants ont pu expatrier leurs fonds… La socialisation des pertes est impressionnante. Les banques ponctionnent ainsi directement les citoyens, inventant une clause de renflouement d’un genre particulier : les citoyens sont les prêteurs en dernier ressort. C’est une véritable alliance des banques, de la banque centrale et de l’État qui rend possible une telle défense des institutions bancaires.

Ce ne sont pas les seuls petits épargnants mais aussi des actionnaires de banques qui ont été ruinés durant la crise. Il est évident qu’il faut faire une distinction entre quelques ultra-riches, ceux-là même qui ont pu expatrier leurs capitaux (tout ou partie) juste à temps, dans le cadre du capitalisme de connivence, et toute une classe d’individus, plutôt favorisés, qui ont perdu leurs actifs dont une partie est restée dans le système bancaire national. Ainsi, dans les moments précédant la crise bancaire ou en son tout début, il y a eu un transfert de richesses vers un nombre extrêmement réduit de personnes qui ont pu expatrier ces capitaux.

De façon, néanmoins, à atténuer la violence de l’expropriation, on a autorisé les déposants à retirer une certaine fraction de leurs avoirs en dollars sous forme de livres libanaises (1507 LL/USD à 3900 – à un taux bien sûr bien inférieur au taux du marché libre, alors de 8000/USD, près de 16 000 à ce jour). Le pouvoir monétaire n’a pas arrêté ici son jeu de dupe : le principe de « lirification » – qu’on vient d’exposer – est un canal puissant d’augmentation de la masse monétaire[23], permettant de reprendre d’une main ce qu’on semble avoir consenti quelque peu à céder de l’autre. Il s’agit bien de rembourser les déposants par de la monnaie que la BDL peut émettre à volonté, libérant ainsi les institutions bancaires d’engagements qu’elles ne pourront plus jamais tenir, et, bien sûr, comme toujours dans ces cas, alléger la dette du plus gros débiteur, l’État, par cette véritable organisation de l’inflation. Cette inflation qui s’accélère va ainsi être l’instrument d’une socialisation radicale des pertes, affectant cruellement la très grande majorité de la population.

Le financement monétaire des déficits, en plus de la lirification, propulse l’augmentation de la masse monétaire[24] et fournit le combustible à hausse explosive des prix. En un an (2019-2022) il y eut « quasiment autant de billets imprimés en valeur, en une seule année, que depuis le début de la guerre libanaise en 1975 » ! La dévaluation rapide de la monnaie est autre facteur essentiel de ce processus hyperinflationniste, d’autant plus que le Liban n’est pas une économie de production. Il est évident que le contrôle des capitaux en économie dollarisé et l’hyperinflation sont autant de forme d’expropriation frappant la grande masse[25] mais permettant la survie de l’État patrimonial. 

Quelques enseignements d’une crise inédite

Le capitalisme politique, pensé par Max Weber pour comprendre les époques anciennes, reste pertinent pour éclairer certaines réalités contemporaines dès que c’est le contrôle du pouvoir qui est le moyen d’accès essentiel aux richesses. L’État est ici nécessairement patrimonial car il est le bien de groupes en position d’extorquer un surplus sur le reste de la société. Ce système est l’antinomie du capitalisme rationnel qui a triomphé en Occident grâce à la séparation institutionnelle entre économie et politique.

Certes, les « formes légales-rationnelles » existent au Liban, mais elles n’ont pas l’effectivité qu’on est en droit d’attendre et elles finissent par se conformer aux exigences des intérêts privilégiés. L’ultima ratio du système politique est de conjurer en permanence la guerre civile, et l’économie n’est jamais, dans ce cas, que la poursuite de la politique par d’autres moyens[26]. Ce genre de principe n’est pas du tout original dans l’histoire ; ce qui l’est, c’est la combinaison de ces traits archaïques avec des méthodes très contemporaines, comme la financiarisation. Voici un genre de post-modernité lourd de menaces.

La tragédie libanaise rappelle aussi que la modernité renvoie à des fondements légaux permettant de libérer la société des arbitraires et des extorsions, ce qui permet, entre autres choses, à l’économie de trouver en elle-même les ressorts de croissance et non de dépendre de toutes sortes de rentes aliénantes. C’est pourquoi il n’est pas raisonnable de retenir les solutions de ceux veulent s’acharner à maintenir la logique profonde du système. Par exemple, un économiste français et un banquier libanais proposent comme solution un programme d’« appréciation du dollar libanais » rendu possible par « l’allégement des ratios réglementaire[27] ». Encore un peu plus de néolibéralisme donc, au service d’une nouvelle ingénierie du système, comme si la finance pouvait trouver en elle-même une solution à une question qui trouve ses origines dans la structure socio-politiques. Pas de bonne réflexion économique qui ne s’inscrive, par conséquent, dans une économie politique[28] !

Ce régime peut être qualifié de libéral à certains égards, ce qui est tout de même à noter dans la région. Mais, cela n’implique pas une démocratie au sens où un peuple souverain déciderait des règles communes. Le mouvement du 17 octobre 2019 voulait changer la nature du système politique – constitué de factions et selon les principes de l’État confessionnel – pour y substituer un État impartial[29] selon le principe d’une représentation authentiquement nationale (watani)[30].

Sortir de la logique des factions et du communautarisme, en finir avec une version bien singulière de la liberté politique qui prend la forme d’un pluralisme totalitaire, c’est bien sûr le désir la jeunesse révoltée de l’après-guerre civile. C’est aussi la seule façon de libérer la société de la rente politique qu’elle subit et de construire une économie productive.

Ce texte prolonge « The Lebanese crisis: A “wealth defense”? », L’Orient-Le Jour, 20 juillet 2021. Les auteurs remercient Charles Abdallah (économiste et chargé de projet à la délégation de l’Union européenne, Beyrouth) des nombreux échanges qu’ils ont eus avec lui, lesquels ont rendu possible cette contribution.


[1] Conférence de Charbel Nahas, « Une Économie et un État pour le Liban », Cercle des économistes arabes, 5 novembre 2020.

[2] Ceci ne signifie nullement qu’il n’y ait pas de conscience nationale.

[3] Cité par Patrick Seale, La lutte pour l’indépendance arabe, Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne, Fayard, Paris, 2010, p. 339.

[4] Ibid., p. 340.

[5] Albert Dagher, Comment une élite prédatrice a détruit le Liban, préface de Georges Corm, Le Bord de l’Eau, 2021, à paraître.

[6] Ibid., p. 10.

[7] Ibid., p. 11.

[8] Ibid., p. 21.

[9] Ibid., p. 32.

[10] « Une seule milice règne aujourd’hui au Liban, celle du dollar des États-Unis. Elle fait, de concert avec les plus riches émigrés de Londres, de Paris, d’Abidjan, mais surtout d’Arabie Saoudite, des projets de privatisation des services publics et de transformation du centre commercial de la ville, détruit depuis 1975-1976, en une société foncière privée qui expropriera les ayant droits et les indemnisera par quelques actions dans cette société anonyme. » (Georges Corm, Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient, 1940-1992, Paris, 1992, p. 429).

[11] Dans un article très stimulant, Dan Azzi rappelle : « Avant la crise, 6 000 personnes possédaient 52 % de l’ensemble des dépôts, ce qui faisait du Liban l’un des pays au coefficient de Gini (un indicateur mesurant les inégalités) les plus élevés au monde ». (Dan Azzi, « Et si Riad Salamé était le Robin des Bois libanais ? », L’Orient – le Jour, 10 février 2021).

[12] Dan Azzi (op. cit.) soutient, à l’inverse, que les classes pauvres ont bénéficié d’un approvisionnement bon marché et que les déposants principaux, les plus aisés de la société donc, ont fini par payer le coût du fonctionnement du système. Mais, si la livre libanaise avait un pouvoir d’achat sans commune mesure avec la productivité de l’économie nationale, le prix à payer est lourd : la liquidation de la base productive, seule à même de distribuer des salaires décents sur le long terme. En réalité, ce régime monétaire a permis simplement de tolérer une répartition des revenus extrêmement inégalitaire, en achetant du temps au prix fort. Comme le soulignent trois chercheurs : « Le modèle de croissance d’après-guerre s’est fondé sur un effondrement graduel mais systématique de la productivité agricole et industrielle via un processus d’éviction du travail productif, avec une double dépendance à l’égard du travail des étrangers au Liban et du travail des Libanais à l’étranger […] Avant même la crise de 2019, les politiques de recrutement ou salariales ont graduellement instauré, dans le privé et dans le public, une massification du travail non qualifié et faiblement protégé. Ainsi, c’est le travail « sans droits », à savoir le travail exclu de jure ou de facto de l’accès aux droits et aux protections sociales, qui domine dans la balance globale des emplois, le secteur dit « informel » pesant pour 36 % du PIB et l’emploi dit « informel » pour 66 % de la population active » (Nizar Hariri, Michele Scala et Ahmad Dirani, « La crise libanaise ravage un marché du travail déjà dysfonctionnel », L’Orient – Le Jour, le 26 juin 2021.

[13] Par exemple, en 1972, l’industrie représente 20.4 % du PIB contre 7.2 en 2020 selon la Banque Mondiale.

[14] Charbel Nahas écrit dans son projet d’une reconstruction véritable du Liban (Une économie et un État pour le Liban, Beyrouth, 2020 p. 179) : « Il faut bien comprendre qu’il ne sera pas facile de passer d’une économie fondée sur l’exportation de sa jeunesse et la dépendance à une économie robuste ». Nahas met en avant l’effets pervers de ce principe de financement de l’économie nationale par la remise des émigrés : la dépendance au flux de capitaux extérieurs nourrit le célèbre « mal hollandais », dont un symptôme est une inflation interne qui rend déficitaire la production de biens échangeables sur le marché international. (p. 100 et p. 104). L’effondrement des exportations durant cette période et le recours massif à une main-d’œuvre informelle, étrangère ou domestique (cf. infra.), n’est nullement un hasard.

[15] Sami Halabi et Jacob Boswall, « Lebanon’s Financial House of Cards », dans Triangle, Who Will Foot the Bill? [Working paper series], novembre 2019, p. 2.

[16] Un inspirateur du New Deal remarquait que le capitalisme n’aurait pas pu survivre sans l’invention de la monnaie de crédit qui fit chuter durablement le taux d’intérêt en dessous de 10 % (John R., Commons, Legal Foundations of Capitalism, New York, 1924, p. 253).

[17] Nada Atallah-Maucourant, Omar Tamo, « Dangerous liaisons: How finance and politics are inextricably linked in Lebanon Levant », L’Orient today, 15 janvier 2021.

[18] À notre connaissance, le seul homme politique d’importance qui ait mis en garde contre les dangers de ce système en 1997 est l’actuel président de la République, Michel Aoun, alors en exil. Mais, de toute façon, au Liban, le président a un pouvoir très limité, l’exécutif étant une troïka. Plus généralement, le problème de ce système « consociatif » réside dans le fait que toute décision doit résulter du consensus des factions et non d’un conflit entre organisations politiques arbitré par le suffrage universel. C’est ce principe politique qui incline à l’inflation de la dette, qui, à court terme, ne lèse personne.

[19] Halabi, Boswall, 2019, pp. 3-4.

[20] Le Commerce du Levant, « Ingénierie de la BDL : le FMI chiffre à 10 % du PIB l’injection de capitaux dans les banques », 1er février 2017.

[21] Sami Halabi et Jacob Boswall, 2019, p. 9.

[22] Ibid., p. 10.

[23] Fouad Gemayel, « Salamé se veut rassurant alors que les restrictions s’intensifient », Le Commerce du Levant, le 2 décembre 2020 : « Le gouverneur a en effet implicitement confirmé la politique de “lirification” des dépôts. « Comme dans tous les pays du monde, les dépôts en devises doivent être retirés en monnaie nationale», a-t-il déclaré comme si le contraire n’était pas la norme il y a encore un an ». Ces déclarations stupéfiantes doivent être remis dans le contexte : Riad Salamé est l’ingénieur financier en chef permettant la reproduction de ce système d’intérêts composites qui compose le régime politique. Il n’a probablement qu’un adversaire dans l’État, le président de la République libanaise. Mais, celui-ci n’est qu’une partie prenante de l’exécutif, à côté du président du Conseil et du président de la Chambre. Salamé en tire un grand pouvoir et une licence extrême, au-delà donc des normes politiques ou morales. Sous son règne, la BDL est devenue une institution très opaque et les manquements aux règles échappent à toute sanction : la notion de conflit d’intérêt ne semble pas avoir de sens pour Salamé. Il a probablement raison, car son immunité a été affirmée discrètement en septembre dernier par la juridiction suprême libanaise pour les faits les plus gênants, sauf s’il demande à être jugé… Cf. Nada Maucourant Atallah, « La France ouvre une enquête sur le patrimoine du gouverneur de la Banque centrale libanaise », Mediapart, le 8 juin 2021 ; Nada Maucourant Atallah, « Que faut-il espérer de l’audit de la Banque du Liban ? », Le Commerce du Levant, 1er octobre 2020 ; Nada Maucourant Atallah, « Les questions soulevées par l’enquête visant Riad Salamé en Suisse Publié », Le Commerce du Levant, 12 avril 2021.

[24] L’avertissement d’un économiste libanais était fondé sur des chiffres stupéfiants : « Selon la Banque Du Liban (BDL), la masse monétaire en livres M1 (billets en circulation + dépôts à vue) est passée de 12 000 milliards de livres début octobre 2019 à 33 000 milliards de livres aujourd’hui ; la part des billets en circulation comptant, selon certaines estimations, pour l’essentiel de cette augmentation, avec une hausse de 6 500 milliards de livres en un an à près de 25 000 milliards, soit un quadruplement de la valeur des billets en livres » (Fouad Khoury-Hélou, « Face au danger de l’hyperinflation, l’urgence d’une nouvelle politique monétaire », Le Commerce du Levant, 30 octobre 2020)

[25] Jeffrey Winters, “Wealth Defense and the Limits of Liberal Democracy”, APSA 2014 Annual Meeting Paper.

[26] Douglass C. North, John J. Wallis J. J., Barry Weingast, Violence et ordres sociaux, Gallimard, 2010.

[27] De façon à libérer les taux d’intérêt notamment … Voir Jean-François Goux, Riad Obegi, « Le dollar libanais, d’une monnaie internationale à une monnaie nationale », L’Orient – Le Jour, le 25 juillet 2020.

[28] C’est en revanche le point de vue adopté par Albert Dagher, Comment une élite prédatrice a détruit Le Liban, préface par Georges Corm, Le Bord de l’eau, à paraître, 2022. On n’y trouve un manifeste pour la reconstuction de l’État et de l’économie, précédé d’une description et une analyse du pillage des ressources publiques et de la « désinstitution » de l’État, c’est-à-dire la liquidation des fondations d’un État moderne qui s’était constitué grâce aux présidences Fouad Chehab et Charles Hélou durant les années 1960. Preuve qu’on aurait tort de professer une vision essentialiste du Liban et de mettre l’accent sur les comportements immoraux à l’origine des problèmes, comme le suggère Goux et Obegi. Les comportements décriés doivent en effet être reliés à l’état d’arbitraire et de violence (plus ou moins) diffuse suscité par cette forme singulière de l’État, d’autant que les habitants de ce pays ne sont pas plus pas moins moraux que d’autres : ils font d’ailleurs preuve souvent d’une grande responsabilité à l’égard des membres du segment de la société auquel ils appartiennent, bien plus qu’en Occident en vérité. Loin de ce mélange classique d’économisme et de moralisme, Dagher en lumière le « grand recul de l’efficacité développementale de l’Etat, vu que la distribution des postes et ressources se faisait au bénéfice des clients politiques, et que la représentation dans l’administration publique avait lieu au détriment du mérite et de la productivité » (p. 18). Quant aux privatisation vantée par les néolibéraux, qui permettrait entre autres de rembourser la dette publique pour simplement reconduire les pratiques en vigueur, elles ne sont qu’un moyen d’ « accaparer des ressources publiques avec monopolisation du service fourni à qualité médiocre et d’un coût élevé. C’est la description qui en est faite par Heydemann dans l’expérience arabe. Cette privatisation avec les cas de corruption administrative soulignés expriment la « transformation de l’État en un lieu de pratiques criminelles » ». Libérer encore plus la finance, comme le veulent Goux et Obegi, n’est pas la solution aux maux présent, et l’on peut estimer, dans le sillage de la problématique de Dagher qu’il faudrait plutôt recourir à des investissements massifs en biens publics et recourir à des formes de planification indicative, tout en soumettant les politiciens au droit.

[29] Dans l’un de ces derniers éditoriaux Commerce du Levant, avant que la crise ne provoque la fermeture de ce magazine peu orthodoxe sur la scène libanaise, la rédactrice en chef du n’occulte pas cette question la question de la souveraineté. Dit autrement, le Hezbollah est-il une responsable de la situation actuelle parce qu’il n’aurait pas permis l’édification d’un État, dans la mesure même où il assume une fonction de la souveraineté ? Sans occulter ce problèmes délicat, elle remarque : « Le monopole des armes est certes l’un des fondements de la légitimité de l’État mais est-ce le seul? Un État ne se doit-il pas de protéger tant ses frontières que les droits économiques et sociaux de ces citoyens, en matière d’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi, au logement? Le Hezbollah cumule, hélas, toutes ces fonctions, mais les autres chefs communautaires, chacun à son échelle et selon les moyens dont il dispose, n’ont-ils pas bâti leur légitimité politique sur la fourniture de services divers, des soins médicaux, à l’éducation, aux passe-droits, (jusqu’aux vaccins aujourd’hui), le plus souvent sur le dos de la dette publique? Comment penser que ceux qui depuis la fin de la guerre n’ont pas bâti le moindre socle permettant à l’État de se relever ont désormais l’ambition de le faire? Que ceux qui sous vernis d’une économie libérale et de soutien à l’initiative privée ont fait fortune en investissant des secteurs florissants aux frais du contribuable, dont le secteur bancaire ou l’immobilier n’en sont que des exemples, veulent changer l’ordre des choses ? ». (Sahar Al-Attar, « Pour ou contre le Hezbollah ? », Le Commerce du Levant, le 6 mai 2021). Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce parti a dénoncé le mouvement contestataire 17 octobre, devenant ainsi une partie prenante du système qui s’était établi depuis trois décennies. Avec d’autres partis (comme le Parti social-national syrien, par exemple), il estime que l’on fait payer au Liban son non-alignement sur l’Occident par une sorte de blocus. Cette interprétation donne le résultat étrange d’attribuer à une cause exogène les dysfonctionnements d’un système établi par ses adversaires, ceux qui se nourris à la finance et au néolibéralisme et se sont l’aligné sur l’axe Washington-Riad : ultime paradoxe !

[30] Selon Citoyens et citoyennes dans un État, la solution est ainsi la reconstitution d’un État : « L’alternative existe. Cette alternative, c’est l’État. Notre société, les citoyens et citoyennes qui la composent, en ont besoin aujourd’hui pour des raisons fonctionnelles. L’instrument étatique ne répond ni à une logique dogmatique, ni idéologique, mais il est nécessaire pour garantir un minimum de cohésion sociale […] Dans un pays dont la société serait unie autour d’une doctrine nationale ; ou encore dans un pays dont la majorité de la population se reconnaîtrait dans une même religion ; ou enfin dans un pays dont l’armée serait soudée par un esprit de corps puissant, il serait possible pour l’État de tirer sa légitimité du nationalisme, de la religion ou de l’armée. Nous en avons plusieurs illustrations autour de nous. En revanche, la réalité de notre société ne permet pas de fonder la légitimité de l’État sur de telles bases. La laïcité est, pour des raisons fonctionnelles, la seule possibilité pour le Liban d’établir la légitimité nécessaire à la constitution d’un État fort. L’État laïque est l’opposé exact de la coalition de groupes ou de composants communautaires » (Charbel Nahas, op. cit., p. 218).

Frédéric Farah

Économiste, Professeur de sciences économiques et sociales, enseignant-chercheur à l'université Panthéon-Sorbonne

Jérôme Maucourant

Économiste, Maître de conférence en sciences économiques à l'université Jean-Monnet de Saint-Étienne

Mots-clés

Capitalisme

Notes

[1] Conférence de Charbel Nahas, « Une Économie et un État pour le Liban », Cercle des économistes arabes, 5 novembre 2020.

[2] Ceci ne signifie nullement qu’il n’y ait pas de conscience nationale.

[3] Cité par Patrick Seale, La lutte pour l’indépendance arabe, Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne, Fayard, Paris, 2010, p. 339.

[4] Ibid., p. 340.

[5] Albert Dagher, Comment une élite prédatrice a détruit le Liban, préface de Georges Corm, Le Bord de l’Eau, 2021, à paraître.

[6] Ibid., p. 10.

[7] Ibid., p. 11.

[8] Ibid., p. 21.

[9] Ibid., p. 32.

[10] « Une seule milice règne aujourd’hui au Liban, celle du dollar des États-Unis. Elle fait, de concert avec les plus riches émigrés de Londres, de Paris, d’Abidjan, mais surtout d’Arabie Saoudite, des projets de privatisation des services publics et de transformation du centre commercial de la ville, détruit depuis 1975-1976, en une société foncière privée qui expropriera les ayant droits et les indemnisera par quelques actions dans cette société anonyme. » (Georges Corm, Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient, 1940-1992, Paris, 1992, p. 429).

[11] Dans un article très stimulant, Dan Azzi rappelle : « Avant la crise, 6 000 personnes possédaient 52 % de l’ensemble des dépôts, ce qui faisait du Liban l’un des pays au coefficient de Gini (un indicateur mesurant les inégalités) les plus élevés au monde ». (Dan Azzi, « Et si Riad Salamé était le Robin des Bois libanais ? », L’Orient – le Jour, 10 février 2021).

[12] Dan Azzi (op. cit.) soutient, à l’inverse, que les classes pauvres ont bénéficié d’un approvisionnement bon marché et que les déposants principaux, les plus aisés de la société donc, ont fini par payer le coût du fonctionnement du système. Mais, si la livre libanaise avait un pouvoir d’achat sans commune mesure avec la productivité de l’économie nationale, le prix à payer est lourd : la liquidation de la base productive, seule à même de distribuer des salaires décents sur le long terme. En réalité, ce régime monétaire a permis simplement de tolérer une répartition des revenus extrêmement inégalitaire, en achetant du temps au prix fort. Comme le soulignent trois chercheurs : « Le modèle de croissance d’après-guerre s’est fondé sur un effondrement graduel mais systématique de la productivité agricole et industrielle via un processus d’éviction du travail productif, avec une double dépendance à l’égard du travail des étrangers au Liban et du travail des Libanais à l’étranger […] Avant même la crise de 2019, les politiques de recrutement ou salariales ont graduellement instauré, dans le privé et dans le public, une massification du travail non qualifié et faiblement protégé. Ainsi, c’est le travail « sans droits », à savoir le travail exclu de jure ou de facto de l’accès aux droits et aux protections sociales, qui domine dans la balance globale des emplois, le secteur dit « informel » pesant pour 36 % du PIB et l’emploi dit « informel » pour 66 % de la population active » (Nizar Hariri, Michele Scala et Ahmad Dirani, « La crise libanaise ravage un marché du travail déjà dysfonctionnel », L’Orient – Le Jour, le 26 juin 2021.

[13] Par exemple, en 1972, l’industrie représente 20.4 % du PIB contre 7.2 en 2020 selon la Banque Mondiale.

[14] Charbel Nahas écrit dans son projet d’une reconstruction véritable du Liban (Une économie et un État pour le Liban, Beyrouth, 2020 p. 179) : « Il faut bien comprendre qu’il ne sera pas facile de passer d’une économie fondée sur l’exportation de sa jeunesse et la dépendance à une économie robuste ». Nahas met en avant l’effets pervers de ce principe de financement de l’économie nationale par la remise des émigrés : la dépendance au flux de capitaux extérieurs nourrit le célèbre « mal hollandais », dont un symptôme est une inflation interne qui rend déficitaire la production de biens échangeables sur le marché international. (p. 100 et p. 104). L’effondrement des exportations durant cette période et le recours massif à une main-d’œuvre informelle, étrangère ou domestique (cf. infra.), n’est nullement un hasard.

[15] Sami Halabi et Jacob Boswall, « Lebanon’s Financial House of Cards », dans Triangle, Who Will Foot the Bill? [Working paper series], novembre 2019, p. 2.

[16] Un inspirateur du New Deal remarquait que le capitalisme n’aurait pas pu survivre sans l’invention de la monnaie de crédit qui fit chuter durablement le taux d’intérêt en dessous de 10 % (John R., Commons, Legal Foundations of Capitalism, New York, 1924, p. 253).

[17] Nada Atallah-Maucourant, Omar Tamo, « Dangerous liaisons: How finance and politics are inextricably linked in Lebanon Levant », L’Orient today, 15 janvier 2021.

[18] À notre connaissance, le seul homme politique d’importance qui ait mis en garde contre les dangers de ce système en 1997 est l’actuel président de la République, Michel Aoun, alors en exil. Mais, de toute façon, au Liban, le président a un pouvoir très limité, l’exécutif étant une troïka. Plus généralement, le problème de ce système « consociatif » réside dans le fait que toute décision doit résulter du consensus des factions et non d’un conflit entre organisations politiques arbitré par le suffrage universel. C’est ce principe politique qui incline à l’inflation de la dette, qui, à court terme, ne lèse personne.

[19] Halabi, Boswall, 2019, pp. 3-4.

[20] Le Commerce du Levant, « Ingénierie de la BDL : le FMI chiffre à 10 % du PIB l’injection de capitaux dans les banques », 1er février 2017.

[21] Sami Halabi et Jacob Boswall, 2019, p. 9.

[22] Ibid., p. 10.

[23] Fouad Gemayel, « Salamé se veut rassurant alors que les restrictions s’intensifient », Le Commerce du Levant, le 2 décembre 2020 : « Le gouverneur a en effet implicitement confirmé la politique de “lirification” des dépôts. « Comme dans tous les pays du monde, les dépôts en devises doivent être retirés en monnaie nationale», a-t-il déclaré comme si le contraire n’était pas la norme il y a encore un an ». Ces déclarations stupéfiantes doivent être remis dans le contexte : Riad Salamé est l’ingénieur financier en chef permettant la reproduction de ce système d’intérêts composites qui compose le régime politique. Il n’a probablement qu’un adversaire dans l’État, le président de la République libanaise. Mais, celui-ci n’est qu’une partie prenante de l’exécutif, à côté du président du Conseil et du président de la Chambre. Salamé en tire un grand pouvoir et une licence extrême, au-delà donc des normes politiques ou morales. Sous son règne, la BDL est devenue une institution très opaque et les manquements aux règles échappent à toute sanction : la notion de conflit d’intérêt ne semble pas avoir de sens pour Salamé. Il a probablement raison, car son immunité a été affirmée discrètement en septembre dernier par la juridiction suprême libanaise pour les faits les plus gênants, sauf s’il demande à être jugé… Cf. Nada Maucourant Atallah, « La France ouvre une enquête sur le patrimoine du gouverneur de la Banque centrale libanaise », Mediapart, le 8 juin 2021 ; Nada Maucourant Atallah, « Que faut-il espérer de l’audit de la Banque du Liban ? », Le Commerce du Levant, 1er octobre 2020 ; Nada Maucourant Atallah, « Les questions soulevées par l’enquête visant Riad Salamé en Suisse Publié », Le Commerce du Levant, 12 avril 2021.

[24] L’avertissement d’un économiste libanais était fondé sur des chiffres stupéfiants : « Selon la Banque Du Liban (BDL), la masse monétaire en livres M1 (billets en circulation + dépôts à vue) est passée de 12 000 milliards de livres début octobre 2019 à 33 000 milliards de livres aujourd’hui ; la part des billets en circulation comptant, selon certaines estimations, pour l’essentiel de cette augmentation, avec une hausse de 6 500 milliards de livres en un an à près de 25 000 milliards, soit un quadruplement de la valeur des billets en livres » (Fouad Khoury-Hélou, « Face au danger de l’hyperinflation, l’urgence d’une nouvelle politique monétaire », Le Commerce du Levant, 30 octobre 2020)

[25] Jeffrey Winters, “Wealth Defense and the Limits of Liberal Democracy”, APSA 2014 Annual Meeting Paper.

[26] Douglass C. North, John J. Wallis J. J., Barry Weingast, Violence et ordres sociaux, Gallimard, 2010.

[27] De façon à libérer les taux d’intérêt notamment … Voir Jean-François Goux, Riad Obegi, « Le dollar libanais, d’une monnaie internationale à une monnaie nationale », L’Orient – Le Jour, le 25 juillet 2020.

[28] C’est en revanche le point de vue adopté par Albert Dagher, Comment une élite prédatrice a détruit Le Liban, préface par Georges Corm, Le Bord de l’eau, à paraître, 2022. On n’y trouve un manifeste pour la reconstuction de l’État et de l’économie, précédé d’une description et une analyse du pillage des ressources publiques et de la « désinstitution » de l’État, c’est-à-dire la liquidation des fondations d’un État moderne qui s’était constitué grâce aux présidences Fouad Chehab et Charles Hélou durant les années 1960. Preuve qu’on aurait tort de professer une vision essentialiste du Liban et de mettre l’accent sur les comportements immoraux à l’origine des problèmes, comme le suggère Goux et Obegi. Les comportements décriés doivent en effet être reliés à l’état d’arbitraire et de violence (plus ou moins) diffuse suscité par cette forme singulière de l’État, d’autant que les habitants de ce pays ne sont pas plus pas moins moraux que d’autres : ils font d’ailleurs preuve souvent d’une grande responsabilité à l’égard des membres du segment de la société auquel ils appartiennent, bien plus qu’en Occident en vérité. Loin de ce mélange classique d’économisme et de moralisme, Dagher en lumière le « grand recul de l’efficacité développementale de l’Etat, vu que la distribution des postes et ressources se faisait au bénéfice des clients politiques, et que la représentation dans l’administration publique avait lieu au détriment du mérite et de la productivité » (p. 18). Quant aux privatisation vantée par les néolibéraux, qui permettrait entre autres de rembourser la dette publique pour simplement reconduire les pratiques en vigueur, elles ne sont qu’un moyen d’ « accaparer des ressources publiques avec monopolisation du service fourni à qualité médiocre et d’un coût élevé. C’est la description qui en est faite par Heydemann dans l’expérience arabe. Cette privatisation avec les cas de corruption administrative soulignés expriment la « transformation de l’État en un lieu de pratiques criminelles » ». Libérer encore plus la finance, comme le veulent Goux et Obegi, n’est pas la solution aux maux présent, et l’on peut estimer, dans le sillage de la problématique de Dagher qu’il faudrait plutôt recourir à des investissements massifs en biens publics et recourir à des formes de planification indicative, tout en soumettant les politiciens au droit.

[29] Dans l’un de ces derniers éditoriaux Commerce du Levant, avant que la crise ne provoque la fermeture de ce magazine peu orthodoxe sur la scène libanaise, la rédactrice en chef du n’occulte pas cette question la question de la souveraineté. Dit autrement, le Hezbollah est-il une responsable de la situation actuelle parce qu’il n’aurait pas permis l’édification d’un État, dans la mesure même où il assume une fonction de la souveraineté ? Sans occulter ce problèmes délicat, elle remarque : « Le monopole des armes est certes l’un des fondements de la légitimité de l’État mais est-ce le seul? Un État ne se doit-il pas de protéger tant ses frontières que les droits économiques et sociaux de ces citoyens, en matière d’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi, au logement? Le Hezbollah cumule, hélas, toutes ces fonctions, mais les autres chefs communautaires, chacun à son échelle et selon les moyens dont il dispose, n’ont-ils pas bâti leur légitimité politique sur la fourniture de services divers, des soins médicaux, à l’éducation, aux passe-droits, (jusqu’aux vaccins aujourd’hui), le plus souvent sur le dos de la dette publique? Comment penser que ceux qui depuis la fin de la guerre n’ont pas bâti le moindre socle permettant à l’État de se relever ont désormais l’ambition de le faire? Que ceux qui sous vernis d’une économie libérale et de soutien à l’initiative privée ont fait fortune en investissant des secteurs florissants aux frais du contribuable, dont le secteur bancaire ou l’immobilier n’en sont que des exemples, veulent changer l’ordre des choses ? ». (Sahar Al-Attar, « Pour ou contre le Hezbollah ? », Le Commerce du Levant, le 6 mai 2021). Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce parti a dénoncé le mouvement contestataire 17 octobre, devenant ainsi une partie prenante du système qui s’était établi depuis trois décennies. Avec d’autres partis (comme le Parti social-national syrien, par exemple), il estime que l’on fait payer au Liban son non-alignement sur l’Occident par une sorte de blocus. Cette interprétation donne le résultat étrange d’attribuer à une cause exogène les dysfonctionnements d’un système établi par ses adversaires, ceux qui se nourris à la finance et au néolibéralisme et se sont l’aligné sur l’axe Washington-Riad : ultime paradoxe !

[30] Selon Citoyens et citoyennes dans un État, la solution est ainsi la reconstitution d’un État : « L’alternative existe. Cette alternative, c’est l’État. Notre société, les citoyens et citoyennes qui la composent, en ont besoin aujourd’hui pour des raisons fonctionnelles. L’instrument étatique ne répond ni à une logique dogmatique, ni idéologique, mais il est nécessaire pour garantir un minimum de cohésion sociale […] Dans un pays dont la société serait unie autour d’une doctrine nationale ; ou encore dans un pays dont la majorité de la population se reconnaîtrait dans une même religion ; ou enfin dans un pays dont l’armée serait soudée par un esprit de corps puissant, il serait possible pour l’État de tirer sa légitimité du nationalisme, de la religion ou de l’armée. Nous en avons plusieurs illustrations autour de nous. En revanche, la réalité de notre société ne permet pas de fonder la légitimité de l’État sur de telles bases. La laïcité est, pour des raisons fonctionnelles, la seule possibilité pour le Liban d’établir la légitimité nécessaire à la constitution d’un État fort. L’État laïque est l’opposé exact de la coalition de groupes ou de composants communautaires » (Charbel Nahas, op. cit., p. 218).