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La diplomatie turque entre anciens alliés et nouveaux amis

Politologue

Le 18 octobre, Erdogan menaçait, dans un communiqué, d’expulser dix ambassadeurs, dont celui de la France. L’événement n’est pas sans précédent et vient confirmer le virage diplomatique que prend Ankara : une prise de distance avec les états occidentaux, et, dans le même temps, un engagement accru au Moyen-Orient. Un jeu qui peut être dangereux, car, si la Turquie, comme puissance moyenne émergente, cherche avant tout à s’émanciper, elle met en jeu sa crédibilité au risque de se retrouver isolée de toute alliance internationale.

Les années 2020-2021 ont été particulièrement tumultueuses pour les relations entre la Turquie et ses alliés occidentaux. La posture assertive de la Turquie sur la crise libyenne et sur les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale, les déclarations du président Erdoğan contre son homologue français, remettant en question la « santé mentale » de ce dernier, l’« affaire du sofa » qui a vu la présidence turque priver la chef de la Commission européenne d’un siège lors d’une rencontre officielle, ainsi que l’acquisition par la Turquie de missiles russes S-400 a priori incompatibles avec le système de défense otanien, ont contribué à une exacerbation des tensions entre Ankara et ses alliés traditionnels.

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La détérioration des relations turco-européennes ainsi que le relatif manque d’enthousiasme de la Turquie pour l’Europe, perceptible à travers les déclarations eurosceptiques du leadership turc, ont fait croire à une large partie de l’opinion publique et des responsables européens que la Turquie tourne désormais le dos à l’Occident, voire qu’Ankara est devenue une « ennemie de l’Europe ».

Le fait que la prise de distance d’Ankara par rapport à l’Europe soit allée de pair avec un engagement accru de la Turquie au Moyen-Orient et un rapprochement entre Ankara et des pays considérés comme ennemis des puissances occidentales, notamment la Russie, l’Iran et la Chine, a renforcé cette impression et fait courir l’argument selon lequel l’Occident aurait « perdu la Turquie ».

En réalité, l’émancipation de la Turquie sur la scène internationale est moins le signe d’une volonté de rupture avec ses alliés occidentaux que le reflet d’un désir d’autonomisation et de quête de souveraineté, caractéristique des puissances moyennes émergentes.

Dans un monde post-bipolaire marqué par la transition vers la multipolarité et le basculement de la puissance du Nord vers le Sud, la Turquie entend s’affirmer en tant qu’acteur autonome sur la scène internationale en diversifiant son réseau de partenaires et d’alliés.

Selon l’état d’esprit turc, dans un monde globalisé, les relations internationales ne peuvent plus être appréhendées comme un jeu à somme nulle : le rapprochement d’Ankara avec des puissances du Sud ne signifie pas une rupture avec les alliés occidentaux.

En construisant des relations décomplexées avec l’ensemble des acteurs du système international, et en pratiquant le grand écart et le jonglage diplomatique entre Occident et Orient, Ankara agit de façon pragmatique et établit des partenariats opportunistes de façon à satisfaire ses objectifs et intérêts.

Cette émancipation de la Turquie est à replacer dans le cadre de la nouvelle doctrine stratégique turque qui vise à faire du pays une puissance centrale et un « État pivot » des relations internationales.

Que veut la Turquie ?

La nouvelle diplomatie turque incarnée par l’AKP est intimement liée à la formulation d’une nouvelle doctrine stratégique et à l’apparition, chez l’élite politique, d’une nouvelle vision du rôle et de la place du pays dans un monde post-bipolaire.

La conception d’un rôle nouveau pour la Turquie sur la scène internationale repose sur la vision d’un intellectuel et professeur d’université, devenu ministre des Affaires étrangères (2009-2014) puis premier Ministre (2014-2016) : Ahmet Davutoğlu.

Dans son opus magnum Profondeur stratégique : la position internationale de la Turquie publié en 2001, un an avant l’arrivée au pouvoir du parti AKP (novembre 2002), Davutoğlu présente une réflexion qui sera à la base de la doctrine stratégique de l’AKP, et qui fournira à la nouvelle diplomatie turque des années 2000 son substrat intellectuel et philosophique.

Dans ce livre, Davutoğlu estime qu’il existe deux catégories d’États : les États « centraux », qui sont des acteurs incontournables des relations internationales, et les États « périphériques », dont l’influence sur la scène mondiale reste limitée, et il regrette que jusqu’au début du millénaire la Turquie n’ait pu être qu’un État périphérique.

L’intellectuel considère que ce statut « inférieur » de son pays dans les relations internationales est dû au fait que, tout au long du XXe siècle, particulièrement pendant la période de la bipolarité, Ankara a adopté une politique étrangère dépendante de l’alliance atlantique et s’est contentée du rôle d’auxiliaire de l’Europe et des États-Unis.

Or, à partir des années 1990, la guerre froide et la division artificielle du monde étant révolues, la diplomatie turque se devait d’évoluer. Il appelle alors à une refonte globale de la politique étrangère qui permette à la Turquie de devenir une « puissance centrale » et un « État pivot ».

Pour Davutoğlu, au XXIe siècle, la diplomatie turque se doit d’être une diplomatie d’affirmation de soi et de quête (voire de « reconquête ») de statut, censée transformer son pays d’objet en sujet des relations internationales et lui redonner une place et un rayonnement à l’échelle internationale dignes de sa grandeur impériale passée.

Cette diplomatie contient ainsi une part de revanche sur l’histoire : il s’agit de laver une humiliation passée, celle du déclin de l’Empire ottoman et de sa désignation comme « homme malade de l’Europe », précisément en poursuivant une politique étrangère proactive et assertive qui redonne à la Turquie son statut d’acteur incontournable des relations internationales.

Par ailleurs, s’inspirant des théories géopolitiques du XIXe siècle, Davutoğlu estime que son pays possède – du fait de son héritage impérial et de sa position géographique unique au carrefour de plusieurs continents – une « profondeur stratégique », ce qui lui donne une capacité naturelle à se projeter à l’extérieur de ses frontières, à déployer une politique d’influence dans son voisinage, et à s’imposer ainsi comme un acteur géopolitique de poids.

Or, si tous les espaces environnants sont importants dans l’analyse de ce « Kissinger de Turquie », le Moyen-Orient occupe une place de choix. En effet, reprenant à son compte les thèses de Halford Mackinder et de Nicholas Spykman, Davutoğlu considère que « quiconque contrôle le Moyen-Orient contrôle l’Eurasie, et quiconque contrôle l’Eurasie contrôle le monde ». Il appelle alors à renouer les liens avec les États arabes afin de faire du Moyen-Orient un « hinterland » et une sphère d’influence pour la Turquie, ce qui permettrait à celle-ci d’accroître sa valeur stratégique et d’acquérir à terme le statut de « puissance centrale» et d’« État pivot ».

Ainsi, dans la doctrine stratégique turque, le Moyen-Orient n’est pas conçu comme une monnaie d’échange contre Bruxelles ni même comme un espace de compensation. Il est plutôt pensé de façon instrumentale comme une zone d’influence, une arrière-cour et un tremplin, nécessaires pour l’affirmation de la Turquie comme puissance sur la scène internationale.

C’est dans ce cadre que la « métaphore du tir à l’arc », avancée par Davutoğlu dans son livre puis adoptée par les diplomates turcs, prend tout son sens : « Il faut concevoir notre politique au Moyen-Orient à travers la métaphore du tir à l’arc ; plus nous tirons fort au Moyen-Orient et plus loin nous atterrirons en Europe et sur la scène internationale ».

Dans cette vision stratégique, il existe une relation dialectique entre l’affirmation de la Turquie comme puissance régionale au Moyen-Orient, et ses chances d’accéder à l’UE et de devenir – par là – une puissance mondiale. La dimension régionale de la diplomatie turque est arrimée à la dimension globale ; la politique arabe de la Turquie est étroitement liée à la quête de statut et de puissance à l’échelle mondiale. Or, ce jeu a mal tourné car, à force de se projeter au Moyen-Orient, la Turquie a été perçue dans les cercles occidentaux comme un pays appartenant à l’Orient, donc, de ce fait, qui n’a pas sa place dans l’UE.

Aussi, bien qu’Ahmet Davutoğlu ait démissionné de son poste de premier ministre en 2016, sa pensée continue de façonner la doctrine stratégique turque, surtout en ce qui concerne la volonté d’Ankara de mener une politique étrangère tous azimuts et une diplomatie de quête de statut et d’indépendance à l’échelle mondiale.

Des ambitions impérialistes « néo-ottomanes » ou une conduite pragmatique de puissance régionale ?

Pour aller à la « conquête » du monde et rayonner à l’échelle internationale, la puissance émergente turque s’est employée dans un premier temps – et conformément à la vision davutogluenne – à s’affirmer comme pôle d’attraction dans son voisinage régional immédiat, le Moyen-Orient.

Rompant avec la tradition kémaliste de distanciation vis-à-vis du monde arabe, l’AKP s’est engagé tout au long de la décennie 2000 dans une diplomatie de bon voisinage avec les États arabes, popularisée par le slogan « zéro problème avec les voisins ».

D’anciens ennemis, des pays comme la Syrie et l’Irak sont devenus des amis d’Ankara. Ainsi, alors que les relations avec Damas et Bagdad étaient tendues dans les années 1990, la décennie 2000 témoigne d’une lune de miel turco-syrienne et turco-irakienne : établissement d’un conseil de coopération stratégique avec chacun des deux pays, essor du commerce bilatéral, levée des visas, doublage des feuilletons turcs en Syrie, projet de mise en place d’une zone de libre-échange « Şamgen » (en écho à Schengen) regroupant la Syrie, l’Irak, la Turquie, le Liban et la Jordanie, entretien de relations très amicales entre Recep Tayyip Erdoğan, Bachar Al-Assad et Nouri Al-Maliki.

En réalité, étant donnée la place centrale de la Syrie et de l’Irak dans le système régional arabe, les bonnes relations avec Damas et Bagdad étaient considérées comme une condition nécessaire et indispensable à l’affirmation de la Turquie comme puissance régionale. Damas et Bagdad devaient servir de porte d’entrée de la Turquie au Moyen-Orient ; elles ont ainsi occupé une place de choix dans la politique de « zéro problème avec les voisins ».

Certes, le déclenchement des révolutions arabes a porté un coup d’arrêt à cette diplomatie de bon voisinage en renversant des régimes avec qui Ankara avait entretenu d’excellentes relations (Moubarak en Egypte, Ben Ali en Tunisie, et Kadhafi en Libye).

Si dans la période post-révolutionnaire la Turquie s’est engagée sur la voie de l’« internationalisme religieux » en se positionnant comme pays tutélaire de la mouvance islamiste arabe, il s’agissait là d’une nouvelle stratégie pour réaliser l’objectif de devenir une puissance régionale : en sponsorisant les Frères musulmans en Egypte, Al-Nahda en Tunisie, et le Parti de la Justice et du Développement au Maroc, Ankara entendait coopter et clientéliser ces groupes, afin que le nouvel ordre régional qu’ils étaient amenés à construire gravite autour de la Turquie.

La nouvelle diplomatie de l’AKP à l’égard des États arabo-musulmans et l’engagement accru d’Ankara au Moyen-Orient n’ont pourtant pas constitué un changement d’axe de la politique étrangère turque. En effet, tout en développant des nouveaux partenariats au Moyen-Orient et tout en y promouvant la mouvance islamiste, la Turquie a veillé au maintien de son traditionnel système d’alliances occidentales.

En réalité, nouant des relations décomplexées avec des acteurs antagoniques du système international, Ankara s’est engagée dans une politique étrangère à 360 degrés, et dans une diplomatie du grand écart, caractéristiques des puissances moyennes émergentes. Comme l’exprimait l’ex-chef de la diplomatie turque, Ahmet Davutoğlu : « Je suis le seul à pouvoir dans une même journée tenir une réunion très amicale à Téhéran puis me rendre au Caire comme un Égyptien, et puis prononcer un discours à Bruxelles comme n’importe quel dirigeant européen ; il n’y a aucune contradiction dans cela. La Turquie a le statut unique d’un pays qui peut communiquer avec différents acteurs. »

Un symbole fort de ce grand écart réside dans les relations ambivalentes qu’Ankara entretient avec Tel-Aviv. Alors même qu’Erdoğan se fait le champion de la cause palestinienne et ne rate pas d’occasion pour dénoncer le « terrorisme d’État » d’Israël, gagnant par là en popularité dans la « rue » arabe, Ankara continue en coulisse son « business as usual » avec Tel Aviv.

En effet, les accords de coopération militaire de 1996 sont maintenus, les exercices militaires communs ont toujours lieu, le volume du commerce bilatéral atteint les 4 milliards de dollars, et un nouveau pipeline reliant les ports d’Ashkelon et de Ceyhan est en cours de construction. Ainsi, si dans son « Israël bashing » et son discours politique Ankara est « révisionniste », elle reste néanmoins pragmatique et « conservatrice » dans la conduite réelle de sa diplomatie vis-à-vis d’Israël.

Turquie-Russie-Iran : alliance impossible, rupture improbable

Le grand écart d’Ankara transparaît aussi à travers son jonglage diplomatique entre les États-Unis, l’UE et l’OTAN d’une part, et la Russie et l’Iran d’autre part. Car si la Turquie a préservé ses relations étroites avec l’allié américain et maintenu son ancrage dans l’OTAN et sa candidature à l’UE, elle n’a toutefois pas hésité à se rapprocher des ennemis de l’Occident.

Ainsi, bien que membre de l’OTAN et censée donc respecter les sanctions contre l’Iran, la Turquie a au contraire multiplié ses échanges économiques avec Téhéran en contournant les sanctions grâce au fameux accord bilatéral Gas-for-Gold qui permit aux deux pays de régler la facture de leurs échanges commerciaux en or au lieu du dollar.

De même, alors que la Turquie était longtemps restée attachée au parapluie sécuritaire américain et s’était contentée de livraisons d’armes de fournisseurs occidentaux, les années 2000 la voient développer son industrie nationale de défense et acquérir – dans une démarche audacieuse et inédite – des missiles S-400 russes.

Or, le grand écart et l’émancipation relative de la Turquie par rapport à son système d’alliances occidentales ne doivent pas être interprétés comme une volonté d’Ankara de rompre avec ses alliances traditionnelles. Ils rentrent plutôt dans le cadre du processus d’autonomisation et de quête d’indépendance d’une puissance moyenne émergente, qui entend diversifier ses relations sur la scène internationale et agir de façon souveraine en faisant primer ses intérêts nationaux dans la conduite de sa diplomatie.

Par ailleurs, il convient de constater que des facteurs structurels empêchent le rapprochement conjoncturel de la Turquie avec la Russie et l’Iran de se transformer en une alliance stratégique de long terme qui se substituerait au système d’alliances occidentales d’Ankara.

Si la Turquie, l’Iran et la Russie sont toutes les trois des puissances moyennes émergentes unies dans leur contestation de l’Occident et leur volonté de contenir l’influence des grandes puissances dans leur région, une alliance stratégique entre eux demeure néanmoins peu probable, au vu de la différence de leurs trajectoires, de leurs moyens et de leurs objectifs.

D’une part, sur les plans à la fois géopolitique et économique, la Turquie et la Russie ne relèvent pas de la même catégorie d’acteurs ; leurs relations sont marquées par un déséquilibre et une asymétrie en faveur de Moscou. Ainsi, alors que la Turquie est exclue du système de gouvernance mondiale et appelle à une réforme de l’ONU pour assurer une meilleure représentation des pays émergents car – selon la formule célèbre du président Erdoğan – « le monde est plus grand que cinq[1] », la Russie quant à elle est partie prenante de ce système.

Sur le plan économique, certes le commerce bilatéral fleurit entre les deux pays, mais il crée une situation de dépendance de la Turquie à l’égard de la Russie ; si la Russie importe de Turquie des denrées alimentaires (essentiellement tomates et agrumes), des textiles, et du matériel de construction, la Turquie pour sa part importe de Russie des ressources énergétiques indispensables à son économie en pleine expansion[2].

En cas de rupture des relations, le coût de la réorientation du commerce vers un autre partenaire est beaucoup plus faible pour la Russie que pour la Turquie. C’est cette situation d’asymétrie et de vulnérabilité stratégique qui a d’ailleurs poussé Ankara à s’engager dans une politique de réduction de sa dépendance énergétique sur la Russie (et l’Iran) en explorant des ressources en Méditerranée orientale et en diversifiant ses sources d’approvisionnement en se tournant vers des pays comme l’Azerbaïdjan, le Qatar, l’Algérie et le Nigeria.

D’autre part, malgré des postures parfois convergentes, les ambitions de la Turquie et de la Russie entrent en concurrence. Ankara et Moscou rivalisent pour le leadership régional au Moyen-Orient, dans les Balkans, le Caucase et la région de la mer Noire, et sont engagées dans une guerre par procuration sur plusieurs fronts où elles soutiennent des camps opposés (Syrie, Libye, Nagorno-Karabakh). Toute victoire ou gain d’influence de l’une des deux parties se fait nécessairement aux dépens de l’autre partie. Ainsi, l’implication de Moscou dans la crise syrienne s’est faite aux dépens de la volonté turque de s’affirmer comme leader régional ; à travers son action dans la crise syrienne, Moscou dispose désormais du rôle d’acteur régional incontournable que la Turquie s’était assignée il y a quelques années.

Par ailleurs, il convient de constater que le partenariat entre la Turquie et la Russie n’a jusque-là pas pris de caractère institutionnel à l’instar de l’alliance d’Ankara avec les États occidentaux qui revêt un caractère formel à travers l’appartenance de la Turquie à l’OTAN et sa candidature à l’UE.

La coopération turco-russe revêt en réalité un caractère subjectif et personnel car elle est fortement dépendante de la relation entre les deux présidents, Erdoğan et Poutine, qui partagent de nombreux points communs (tendance autoritaire, culte de la personnalité, vision binaire des relations internationales, ego affirmé). Or ce manque d’institutionnalisation rend le partenariat russo-turc par essence fragile, vulnérable, et réversible.

Enfin, malgré son rapprochement avec la Russie, la Turquie ne s’inscrit pas dans une logique de rupture avec ses alliés traditionnels, car le parapluie sécuritaire garanti par son appartenance à l’OTAN et le prestige qui lui est offert par sa candidature à l’UE reste déterminants, et Ankara a conscience qu’aucun pays n’est à même de lui en fournir l’équivalent. De plus, en dépit des turbulences actuelles, il existe toujours en Turquie un désir fort d’Europe ; pour Ankara, la candidature à l’UE reste une priorité. Car, en rejoignant l’UE, la Turquie réalise un rêve inscrit dans l’inconscient et l’imaginaire collectifs de son peuple depuis l’avènement de la République par Mustafa Kemal Atatürk.

Dans ce contexte, les déclarations agressives et mal placées du leadership turc contre l’Europe doivent être interprétées avec précaution : l’euroscepticisme qui y transparait est moins le signe d’une volonté de rupture qu’une réaction au turco-scepticisme ambiant en Europe. En feignant de ne plus accorder d’importance particulière à leur candidature à l’UE, les Turcs réagissent à leur rejet par l’UE, vécu comme une humiliation.

En somme, la relation russo-turque reste déterminée par l’évolution des rapports entre la Turquie d’une part, et les États-Unis, l’OTAN et l’UE d’autre part. Le rapprochement entre Ankara et Moscou (et Ankara et Téhéran) évolue de façon inversement proportionnelle aux relations turco-américaines et turco-européennes : une dégradation des relations avec Washington et Bruxelles conduit à un réchauffement entre Ankara et Moscou, et vice-versa.

La relation russo-turque est donc dans son essence une relation de nature « fonctionnelle/ transactionnelle » basée sur des calculs pragmatiques ; pour Ankara, son partenariat avec Moscou lui permet de satisfaire des intérêts « matériels » (développement de son économie et de son industrie de défense), et de faire pression sur ses alliés traditionnels.

Ainsi, si une alliance stratégique entre Ankara et Moscou est impossible, leur divorce reste toutefois improbable vu la nécessité structurelle que les deux acteurs ont de coopérer, d’un point de vue politique et économique.

En conclusion, bien que le rapprochement d’Ankara avec des pays comme la Russie ou l’Iran et son engagement au Moyen-Orient, notamment en faveur de la mouvance islamiste, puissent être interprétés comme un changement d’axe dans la politique étrangère turque dans le sens d’une rupture avec les alliés traditionnels, les fluctuations permanentes de la politique étrangère turque et le jonglage d’Ankara entre anciens et nouveaux alliés sont en réalité la marque de la « diplomatie de puissance émergente ».

Celle-ci est par essence volatile et flexible : elle se réinvente sans cesse pour accompagner les évolutions de la scène internationale, maîtrise l’art du grand écart, et diversifie le réseau de ses partenaires afin de faire du pays un acteur « pivot » de la scène internationale.

En ce sens, au-delà de ce que laisse entendre son discours confrontationnel « accessoire » à l’égard de l’UE et de l’Occident, la Turquie n’a pas abandonné son rêve européen ni ne considère une sortie de l’OTAN : le rapprochement avec la Russie ou l’Iran n’est qu’une tactique visant à satisfaire les intérêts de court terme d’Ankara tout en faisant pression sur l’UE et l’OTAN pour leur faire reconnaitre le nouveau statut de « puissance » de la Turquie. Or, ce jeu de grand écart est dangereux : à force de jongler entre Nord et Sud, Occident et Orient, anciens alliés et nouveaux amis, Ankara risque de perdre sa crédibilité et de se voir exclure de tous les « cercles » et systèmes d’alliances qu’elle aspire à rejoindre.


[1] Les cinq pays possédant un siège permanent au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU et un droit de veto.

[2] 33,6 % du gaz importé en Turquie en 2020 était en provenance de la Russie.

Jana Jabbour

Politologue, Enseignante à Sciences Po

Un soupçon de vérité

Par

« Véritable accélérateur », « réel vecteur d’insertion », « authentique contrôle parlementaire », « vrai débat démocratique »… Des communiqués de presse du Gouvernement aux rapports de l’Institut... lire plus

Notes

[1] Les cinq pays possédant un siège permanent au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU et un droit de veto.

[2] 33,6 % du gaz importé en Turquie en 2020 était en provenance de la Russie.