Sur le refus de la vaccination contre le Covid-19 en Guadeloupe
Les crises sanitaires liées à la quatrième vague qu’ont connue la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane sont souvent présentées comme étant le résultat d’un faible niveau de vaccination et d’une défiance envers les autorités politiques.
Cherchant des spécificités dans ces territoires de l’Outre-mer, héritiers de la colonisation française, certains regards journalistiques tentent de faire émerger des points saillants et exclusifs que seraient d’une part, des expériences traumatisantes de la gestion politique et sanitaire par un État néocolonial, incriminant notamment le scandale du chlordécone et, d’autre part, des attachements fondamentaux à des recours thérapeutiques issus de la pharmacopée locale.
Pour sortir de ces visions réductrices – le matérialisme historique ou le culturalisme ordinaire – nous préférons considérer comme spécifique l’articulation d’une pluralité de facteurs (certains particuliers, d’autres communs à plusieurs sociétés), dans des territoires où ce qui est singulièrement réactivé et questionné, c’est l’autonomie, qu’elle soit politique, sanitaire ou subjective, et la posture de résistance qu’elle impliquerait.
Nous présentons ici des pistes d’analyse et de réflexions qui sont à poursuivre, suite à une étude sociologique de terrain menée au CHU de Guadeloupe en août 2021[1] et à une observation des discours publics dans l’archipel depuis le début de la pandémie.
Une posture identitaire de la résistance
La compréhension du rapport à la vaccination ne peut se faire en généralisant tous les Outre-mer, qui sont des sociétés bien différentes entre elles, malgré un point commun historique, celui d’avoir été des colonies françaises.
Les chiffres relatifs à la vaccination et la mortalité liées au Covid font néanmoins apparaître des disparités : la Réunion et Mayotte ont vu leur couverture vaccinale complète atteindre près de 63 % et 53 % début octobre [2], ce qui a participé à protéger les populations d’une quatrième vague féroce ; alors que pour la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, après le passage de cette vague scélérate, les taux de vaccination par première dose culminent difficilement à 41 %, 33 %, et 35 %[3], alors qu’ils étaient à environ 15 % au moment où la déferlante s’est abattue sur ces territoires.
Ces disparités reflètent des inégalités et des rapports différents à la santé, aux autorités sanitaires et à leurs messages, mais probablement aussi à l’identité, à l’assimilation et, plus largement, des conceptions variables de l’écologie humaine.
La plus grande acceptation des politiques d’assimilation à la Réunion est souvent opposée au caractère résistanciel des Antilles et de la Guyane, qui seraient marquées par une histoire politique et syndicale d’opposition à la colonisation, ou de mouvements anticolonialistes et nationalistes plus actifs[4].
En Guadeloupe notamment, les pratiques d’héroïsation de combattants réels tels Delgrès et Ignace ou plus légendaires comme la mulâtresse Solitude, ayant participé au soulèvement contre les troupes napoléoniennes de Richepanse venues rétablir l’esclavage en 1802, ou plus récemment le mouvement du LKP de 2009, témoignent d’une tentative de construction de l’identité collective dans une logique de résistance à la domination et d’affirmation d’une singularité face à la France et au monde.
Très ambivalente, cette posture n’empêche pas de requérir de l’État une reconnaissance, une assistance, voire un soutien, exigés au nom d’une départementalisation égalitaire et dans le cadre d’une dépendance contestée, dans les discours syndicaux et politiques, mais pour autant revendiquée comme nécessaire au maintien de conditions de vie et de développement global plus favorables que certains pays voisins, indépendants mais fragiles économiquement[5].
Défendre sa Guadeloupéanité et sa capacité à l’autonomie, via un principe de différenciation politique[6], est devenu ces dernières décennies une préoccupation récurrente, amenant à envisager les modalités de recourir à une souveraineté politique, économique mais aussi alimentaire et pourquoi pas thérapeutique ou sanitaire.
Dans toutes les sphères sociétales, l’invitation à résister aux injonctions nationales pour préférer les compétences « endogènes » s’est petit à petit développée comme le signe d’une affirmation identitaire décoloniale et d’une émancipation collective, forme de marronnage contemporain qu’il faudrait encourager aussi dans le champ de la santé, à en croire les propos de penseurs locaux.
Il nous semble, en effet, que la dernière crise sanitaire a révélé dramatiquement les tensions et les lignes de fracture entre le maintien de politiques publiques sanitaires décidées à Paris et relayées par les autorités étatiques locales ; le rôle incertain des autorités politiques et des élus locaux ; le discours identitaire nationaliste émanant de différents protagonistes politiques, économiques, scientifiques et culturels ; l’expérience de populations marquées par de profondes inégalités socio-économiques et ethno-raciales et influencées par différentes idéologies locales et internationales, via le poids écrasant des réseaux sociaux.
Autant de points qui mériteraient une analyse à différentes échelles : macro, méso et microsociologiques. Nous nous attachons ici à ces deux dernières dimensions pour montrer comment le discours de la résistance et de l’autonomie, couplé à des défaillances politiques, des dispositifs hospitaliers limités, des inégalités, des idéologies et des contraintes sociales fortes, a pu être un terreau fertile pour le refus de la vaccination et la gravité de la dernière vague liée au variant delta.
Celle-ci s’est soldée par un record national tragique de mortalité hospitalière en Guadeloupe (1,38/1000 habitants), et en Martinique (1,49/1000 habitants), touchée d’abord par le variant alpha, alors qu’aucune région hexagonale ne dépasse les 0,15/1000 habitants (le maximum ayant été atteint en Provence-Alpes-Côte d’Azur).
Depuis le début de la pandémie, la Guadeloupe et la Martinique détiennent les plus hauts taux de mortalité hospitalière : 2,20/1000 et 1,76/1000, versus maximum 1,89 dans le Grand Est[7]. Et ces données ne reflètent pas l’ampleur de la mortalité extra-hospitalière.
Inégalités, vulnérabilités et communication inappropriée
Le contexte géographique, sociodémographique et sanitaire de l’archipel a constitué à la fois une protection face à la pandémie, une vulnérabilité face à la maladie et un obstacle face à la vaccination. La Guadeloupe a été particulièrement épargnée lors de la première vague, du fait d’un confinement total précoce et durable, décidé et imposé nationalement par l’État en mars 2020, et très contrôlé localement, alors que le virus n’avait quasiment pas pénétré dans l’archipel.
Cette protection politique et géographique a pu créer un relatif sentiment d’invulnérabilité collective et de protection naturelle, au sein d’une partie de la population qui a pu d’ailleurs contester des mesures sanitaires jugées excessives et inappropriées. Ce sentiment trompeur a pu ultérieurement discréditer la vaccination et avoir des conséquences sur l’impréparation de la population à l’ampleur de la quatrième vague.
Comme partout, un accès réduit des personnes aux études et à une culture scientifique peut avoir une incidence sur la réticence à la vaccination. Non suffisant, ce facteur est à croiser avec d’autres, notamment la précarité importante dans l’île, des inégalités territoriales et des inégalités socio-économiques et ethno-raciales dans l’accès à l’information, mais aussi à la santé, aux soins et aux dispositifs sanitaires, et à des conditions de vie favorables.
Les inégalités intersectionnelles de santé expliquent une forte prévalence du surpoids (30 %), de l’obésité (30 %), du diabète (8 %), de l’hypertension (35 %), et de l’insuffisance rénale (10 %), qui constituent des comorbidités essentielles face au Covid, et qui touchent essentiellement les afro et indo-descendants. En outre, avec 27 % de la population âgée de plus de 60 ans, la part de personnes cumulant comorbidités et facteurs de risque liés à l’âge est significative.
Pour autant, un résultat préliminaire important de notre étude montre que la notion de comorbidité n’est pas toujours comprise par la population, même la plus concernée : le terme est peu intelligible et les problèmes qui lui sont associés ne sont pas forcément considérés comme des pathologies, ni comme des risques.
En outre, les personnes pourtant à risque ne se sont pas forcément perçues comme prenant des risques, ou s’exposant au virus dans leurs modes de vie (elles disent avoir respecté les gestes-barrières), et n’avaient pas forcément intégré l’intérêt de se faire vacciner.
Selon les personnels soignants, lors du premier semestre 2021, les personnes se faisant vacciner volontairement étaient principalement des blancs (békés, métros, syriens, hexagonaux, européens), de niveaux socio-éducatifs et sanitaires favorisés, alors que les personnes afro et indo-descendantes, qui ont d’autant plus besoin de la vaccination qu’elles sont marquées par une forte prévalence de comorbidités et plus de précarité, peinaient et peinent encore à rejoindre le contingent des vaccinés. Ces disparités dans le recours à la vaccination révèlent et augmentent les inégalités intersectionnelles face à la santé, la vie et la mort.
Cette perception inappropriée du risque est aussi à mettre en relation avec un discours de santé publique qui a pu sembler distant et inadapté à la population locale. Les messages de prévention peuvent paraître décalés et manquer leur but, surtout lorsqu’ils sont formulés par des autorités sanitaires distantes de la population, et sous forme de communiqués hebdomadaires dans des termes qui supposent parfois d’avoir déjà une formation en médecine et en épidémiologie pour les comprendre.
Inégalités d’accès à l’information et qualité insuffisante de celle-ci constituent aussi une entrave éventuelle à l’adhésion à une stratégie vaccinale. De surcroît, pour les plus réfractaires, la difficulté à s’approprier ces messages de prévention a pu être justifiée par la difficulté à s’identifier à leurs énonciateurs, qui étaient le plus souvent des hauts fonctionnaires blancs (le préfet et la directrice de l’ARS) présents depuis peu en Guadeloupe. La légalité de leur fonction a même pu être prétendument considérée comme inversement proportionnelle à la légitimité et l’acceptabilité de leur intervention, par les plus radicaux des opposants qui confondaient contestation politique et mobilisation sanitaire.
En effet, le manque de proximité des messages d’incitation à la vaccination, portés quasiment exclusivement, jusqu’en juillet 2021, par les représentants de l’État (malgré quelques campagnes mettant en scène des Guadeloupéen·ne·s) a pu être délétère dans un contexte pré-électoral où les élus/candidats locaux ont fait preuve d’une grande frilosité (au mieux en renvoyant la vaccination à un choix personnel), voire d’un silence véritable, par crainte de se mettre à dos leur potentiel électorat.
La campagne électorale a même reposé sur une occultation de la campagne de vaccination, sauf dans les partis ouvertement antivax. Cette vacance politique locale a permis à des colporteurs de désinformation ou de pratiques alternatives de diffuser sur les médias officiels et les réseaux sociaux, pendant de nombreux mois, des messages d’opposition qui mobilisaient plusieurs types de rhétoriques et de logiques, ayant comme points communs l’appel à l’autonomie sanitaire, la résistance aux injonctions politiques, la foi dans les savoir-faire locaux et la mobilisation de témoignages inquiétants, directs ou indirects, de supposées victimes guadeloupéennes du vaccin (facilitant une plus forte identification populaire aux risques vaccinaux qu’aux risques viraux).
Toutefois, la réussite du travail mis en œuvre par certains médecins généralistes favorables à la vaccination auprès de leur patientèle a prouvé la nécessité d’une vaccination de proximité non seulement géographique, mais avant tout relationnelle.
Une néophobie thérapeutique à plusieurs échelles
Un phénomène partagé dans plusieurs sociétés trouve des résonances particulières en Guadeloupe. Chez les personnes réticentes à la vaccination, s’exprime fréquemment une véritable méfiance envers les produits vaccinaux, qui incrimine leur manque d’ancienneté, d’efficacité, de fiabilité et leur éventuelle toxicité.
Pour beaucoup, le souhait d’attendre d’avoir plus de recul sur les effets de l’ARN messager se cumule à la crainte d’être exposés à un « produit trafiqué », à une « thérapie génique », « un poison » voire, chez certain·e·s croyant·e·s, à « un mal envoyé par le diable », qui auraient comme conséquences d’altérer durablement la structure et le fonctionnement mêmes du génome, des organes, de l’âme ou du corps humain.
Associée à l’hypothèse complotiste (déjà utilisée dans le cas de l’épidémie de VIH/sida) d’une stratégie de diminution de la population mondiale, ou d’un négricide ciblé vers les Antilles, la peur de subir des effets irréversibles (thromboses, myocardites, AVC, stérilité) voire de mourir à cause d’un produit perçu comme dangereux semble, pour certains, plus grande que la peur de contracter le virus, dont les effets pourraient, selon eux, être contrôlés par différents traitements. Ainsi, même hospitalisées, certaines victimes du Covid refusent d’envisager le recours au vaccin car : « avec tout ce qu’on entend sur le vaccin ! Tous ces gens que le vaccin a déjà tués ! »
En outre, la mise en doute des homologations des vaccins, perçus comme étant toujours en phase de tests, est nourrie par la circulation de multiples vidéos redoutablement convaincantes mettant en scène des (pseudo-)scientifiques dénonçant leurs méfaits.
Les violentes réactions aux propos de chercheurs ayant considéré en 2020 que les essais vaccinaux pourraient être faits d’abord en Afrique, et associés à l’éventuelle résurgence d’une médecine coloniale qui considèrerait les Noirs comme des cobayes, ont alimenté cette méfiance envers les vaccins jusque de l’autre côté de l’Atlantique noir[8].
De surcroît, le fait de pouvoir être contaminé et malade bien que vacciné, de devoir répéter des injections régulièrement et de multiplier le risque de subir de façon aléatoire des effets indésirables graves voire irréversibles, alimente des raisons de rejeter un produit qui apparaît comme aussi méconnu que nocif et inutile : « C’est pas un vaccin ça si tu peux tomber malade ! » Pour certains, l’immunité acquise par une contamination sans gravité serait une alternative préférable : « si je suis malade, je pourrai me soigner et je n’aurai plus besoin de prendre ce vaccin ». Elle révèle une posture de défi immunitaire par rapport au virus, que l’on trouve même chez des hospitalisé·e·s qui n’envisagent pas la vaccination.
En outre, la crainte d’être abimées par le vaccin peut être d’autant plus grande chez des personnes qui s’estiment en bonne santé et dotées d’un bon capital social et physique, et qui considèrent que seules les personnes à risque, souffrant de comorbidités ou de problèmes de santé, devraient se faire vacciner.
C’est ce qu’a pu défendre, lors d’une émission télévisée, une docteure en agronomie venue promouvoir des « protocoles » et produits phyto-thérapeutiques, qu’elle se proposait de vendre aux téléspectateurs pour « booster leur système immunitaire », tout en condamnant sans vergogne les soi-disant « conflits d’intérêt » des chercheurs favorables aux vaccins, qu’elle entendait ainsi discréditer.
De telles accusations, diffusées en amont dans des vidéos de l’équipe de l’IHU de Raoult, ont pu avoir des effets délétères sur la perception de la vaccination, réduite dramatiquement à une entreprise mercantile de laboratoires pharmaceutiques payant des agents pour favoriser leurs propres bénéfices financiers. Elles masquent le fait que les laboratoires consultent surtout les meilleurs chercheurs pour améliorer l’efficacité de leurs médicaments.
Par ailleurs, les représentations culturelles et anthropologiques guadeloupéennes[9] considèrent le corps comme étant protégé par plusieurs enveloppes (dont la peau) qu’il faut préserver, car elles maintiennent son intégrité physique, relationnelle et spirituelle, sa santé et son bien-être social.
La peur de l’effraction corporelle, que constituent donc l’injection par une piqure et la perforation par une aiguille de cette enveloppe protectrice, traduit le sentiment de menace profonde de voir son organisme rendu perméable et vulnérable à d’autres perturbations et éventuelles agressions (cette peur explique aussi par ailleurs la faible utilisation de drogues par voie intraveineuse[10]).
En outre, dans un modèle explicatif traditionnel de la maladie, de type persécutif, c’est l’extériorité, l’étrangeté, l’altérité qui sont soupçonnées de représenter une menace pour l’intériorité. L’autre est alors perçu comme un danger potentiel, ce qui rend d’autant plus incertain le projet de se vacciner pour protéger les autres.
Ceci peut probablement aussi être appliqué non seulement au corps individuel, mais aussi au corps collectif, qu’il faudrait protéger d’une agression extérieure comme le vaccin. La présentation, dans les réseaux sociaux ou les médias, de cas de Guadeloupéen·ne·s présenté·e·s comme affecté·e·s par le vaccin, finit par rendre tangible cette peur de l’effraction vaccinale toxique des corps individuels et de la communauté collective.
Un vaccin qui n’empêcherait pas d’être malade, mais qui rendrait malades des personnes bien-portantes, qui risquerait d’affaiblir tout un peuple, et qui tuerait éventuellement des personnes vulnérables (le décès de Jacob Desvarieux étant souvent instrumentalisé dans cette désinformation), tels sont les arguments manipulés pour réfuter le principe du rapport bénéfice/risque collectif positif, au motif que chacun pourrait être la personne sur qui pourrait tomber la probabilité négative de développer des complications graves. La peur du risque individuel d’être une victime collatérale annule ainsi la confiance dans la stratégie de diminution du risque collectif.
Dans ces représentations, le choix entre un acte d’exposition volontaire à des risques iatrogéniques imprévisibles et une exposition aléatoire et incertaine à un risque viral, dont on pourrait ressortir vivant si l’on est en bonne santé, si l’on utilise des traitements précoces, ou si « Dieu nous prête vie », peut donc se solder rapidement en faveur de la deuxième option.
D’aucuns affirment qu’ils pourront plus assurément résister au virus qu’au vaccin, ou qu’ils préfèrent mourir du Covid, « si Dieu le veut », que de la vaccination, qu’ils auraient eux-mêmes voulue.
Certain·e·s soignant·e·s ne sont pas exempt·e·s de cette crainte, constatant parfois directement les effets indésirables du vaccin chez des patient·e·s. Profitant de cette inquiétude, des opposants au vaccin publicisent certains médicaments (alliant vitamines C et D, zinc, voire hydroxychloroquine, azithromicine, ivermectine), qu’ils considèrent plus efficaces et moins dangereux, bien que la preuve de l’inefficacité de ces antibiotiques sur les formes graves, voire de leur dangerosité, ait été publiée dans des revues scientifiques, d’ailleurs discréditées par eux depuis l’affaire du Lancet.
Malgré le succès mondial de la vaccination, la confiance préférentielle localisée dans des comportements, des ressources et des savoir-faire guadeloupéens pour faire face au virus l’emporte sur l’adhésion à des stratégies scientifiques, politiques, économiques et sanitaires extérieures jugées dangereuses.
Tout ceci génère donc une peur de tout nouveau procédé biochimique et pharmaceutique – une néophobie thérapeutique couplée à une paranoïa iatrogénique[11] – qui nourrit une préférence pour la pharmacopée traditionnelle et la biodiversité locales, idéalisées comme un ensemble de savoir-faire « endogènes », de compétences et de ressources sécures, connus de longue date et produits de façon « naturelle » en « harmonie » et « cohérence » avec le « bien-être » des populations locales.
Cette survalorisation des traditions s’oppose en cela aux vaccins perçus comme des produits chimiques toxiques, importés par des groupes pharmaceutiques nuisibles et peu respectueux de l’écologie guadeloupéenne (associés à une médecine marchande, globale, néolibérale et coloniale), auxquels le sentiment nationaliste protectionniste impliquerait donc de résister.
Valoriser une santé écologique et décoloniale
« Ce vaccin ne correspond pas à notre vision du monde et de notre écologie. Cette façon de faire de la science n’est plus en adéquation avec notre rapport à la nature, qui nous a sauvés, notamment grâce aux jardins créoles. Tout ne peut pas être marchandisé comme cela. La santé, la vie… C’est ignoble cette idée de faire profit de tout dans l’économie néolibérale. Ce monde technicisé fait basculer le monde vers des dangers néfastes qu’intuitivement nous refusons. Quelque chose en moi s’oppose au vaccin, mais qui n’est pas argumentable… Quelque chose de mon corps me dit qu’il ne faut pas que je le prenne. Je crois davantage en la promesse intéressante d’une thérapeutique en lien avec notre conception du monde. »
C’est en ces termes éloquents que Daniel, un homme enseignant de 54 ans, très cultivé, m’expliquait sa réticence à la vaccination sur un plan idéologique mais surtout écologique, fondée sur une idéalisation du lien à la nature. Il soulignait combien le marché mondial de la santé et le monopole de quelques groupes pharmaceutiques lui semblaient incompatibles avec la vision de l’humain et d’un rapport écologique au monde que les sociétés créoles auraient développée.
Rappelant combien le rapport à la nature avait pu être une ressource essentielle de survie pour les personnes esclavisées, les marrons et leurs descendants, combien le fait de retrouver un lien respectueux avec cet environnement lui semblait primordial et combien la santé ne pouvait que se construire dans un rapport écologique « harmonieux » avec la biodiversité, les ressources naturelles et notamment les plantes médicinales, il était convaincu que les Antillais portaient en eux une farouche opposition à un système néolibéral, capitaliste, fondée sur la marchandisation du vivant, qui fut aussi à l’origine du système esclavagiste qui asservit leurs ancêtres et du plantationocène qui perdure depuis[12].
Son exemple souligne la difficulté à résoudre le complexe identitaire, nationaliste et écologique dans lequel l’option de la vaccination plonge une partie des Guadeloupéen·ne·s. Cette forme d’idéalisation écologique, qui oblitère les grands succès du capitalisme en Guadeloupe et redéfinit un lien nouveau avec la nature, est en fait très contemporaine et semble présente dans des sphères éduquées de la population, notamment aussi chez des femmes de classes moyennes et supérieures, très influencées ou engagées dans différents mouvements naturalistes. Ceux-ci mettent en avant les vertus des ressources naturelles, locales, présentées comme étant plus bénéfiques et moins destructrices pour la santé, la nature et la planète, que les médicaments allopathiques.
De tels mouvements alternatifs, qui ont essaimé sur la planète, rassemblent autour d’une vision de la santé fondée plus sur l’approche préventive que sur le traitement curatif des maladies, pour promouvoir la capacité de l’organisme à se défendre et se prémunir contre des infections diverses.
En Guadeloupe, ils s’articulent aux mouvements de valorisation des savoir-faire médicinaux traditionnels, développés depuis une trentaine d’années par plusieurs associations, et dont l’une des figures totémiques est Henry Joseph, docteur en pharmacognosie et fondateur d’une entreprise de produits phyto-thérapeutiques à base de plantes guadeloupéennes.
En janvier 2021, il a enthousiasmé le monde antillais en annonçant avoir découvert qu’une molécule contenue dans une plante médicinale locale, l’herbe à pic (Neurolaena lobata), déjà commercialisée depuis une vingtaine d’années avec un énorme succès sous forme d’un complément alimentaire, le Virapic©, pouvait, in vitro, stopper la réplication du virus Sars-Cov-2, selon le brevet déposé avec le CNRS.
Cette annonce publique, présentée dans une grande émotion collective, avait ainsi été interprétée comme la preuve du « génie guadeloupéen », et de la capacité de la Guadeloupe à produire le remède miracle susceptible de guérir la planète entière, grâce à la promotion de l’écologie symbiotique. Elle semblait offrir l’illusion glorifiante d’une remise en question de l’ordre de la domination dans la géopolitique post-coloniale des savoirs en temps de pandémie.
Cette confiance dans les vertus du Virapic© contre le Covid a probablement contribué au retard pris dans le recours à la vaccination générale, bien que le docteur Joseph lui-même ait affirmé dès le mois de mars 2021 que le Virapic© n’était pas un médicament curatif du Covid. Les patients rencontrés en hospitalisation, qui n’étaient pas vaccinés, ont facilement exprimé avoir pris de l’herbe à pic en décoction ou du Virapic© notamment, comme traitements préventifs du Covid, aux côtés de thés-pays et de tisanes-pays, dans des dosages très aléatoires.
Ceci souligne que tout l’enjeu de la politique vaccinale en Guadeloupe était fondamentalement de savoir comment se positionner par rapport aux recours néo-traditionnels aux plantes médicinales. Le pluralisme médical, qui aurait pu prendre ici la forme d’un « lyannaj thérapeutique » contre l’épidémie, en associant les « rimèd razyé »[13] aux vaccins, a pour l’heure achoppé sur des oppositions symboliques, politiques, économiques et identitaires trop fortes, qui ont creusé le sillon de la lézarde plutôt que bâti les ponts de l’alliance.
La fierté ressentie par nombre de Guadeloupéen·ne·s à l’annonce du docteur Joseph doit être replacée dans un contexte de revalorisation de la culture et de l’identité locales, favorisée par des mouvements nationalistes depuis plusieurs décennies, ayant comme objectif de lutter contre l’aliénation mise en place durant la colonisation, qui aurait abouti à dégrader l’estime de soi et à dénigrer toute production culturelle et identitaire locale au profit d’une survalorisation des productions culturelles françaises et coloniales.
Ce travail de désaliénation et de décolonisation symboliques, par l’usage du créole, la valorisation des compétences locales et la réhabilitation des patrimoines vernaculaires matériels, immatériels et naturels, entend favoriser une inversion symbolique du stigmate et des rapports de domination, en glorifiant un « génie guadeloupéen » qui serait né de la supposée capacité de la population colonisée à faire face aux épreuves mieux que d’autres sociétés, en se passant d’aide extérieure.
Ces dernières années ont ainsi vu se multiplier des manifestations culturelles diverses, ainsi que des espaces de débats, promouvant presque exclusivement les compétences et savoir-faire locaux, et laissant croire à une capacité endogène, voire unique, de la Guadeloupe à résister mieux que d’autres peuples à des situations critiques et tragiques. Le mythe de la capacité intrinsèque à la résistance, au marronnage, à la résilience et à l’agentivité[14], qui seraient directement voire biologiquement hérités de l’esclavage, est ici convoqué dans le domaine sanitaire.
Un nationalisme sanitaire
Un sentiment d’invulnérabilité, voire de surpuissance, s’est ainsi construit en convoquant un nationalisme identitaire souhaitant redéfinir un sentiment positif d’appartenance, autour d’un « nou » collectif qui s’émanciperait des injonctions néocoloniales, par des pratiques de résistance et de marronnage contemporains, visant à se distinguer du « yo » (eux, colonialistes, profiteurs, métros, l’État).
Le discours nationaliste porté essentiellement par des syndicats ou des partis politiques relativement minoritaires (excepté le nouveau parti Nou qui est arrivé troisième aux dernières élections régionales), a occupé de façon souvent agressive et tonitruante la place laissée vacante par la majorité des élus locaux, en mobilisant cette opposition récurrente entre « yo » et « nou » (eux et nous).
La rhétorique syndicale utilise toujours l’idée d’une faillite de l’État qui n’aurait jamais pu assurer un rôle protecteur envers les populations locales dans plusieurs domaines : très graves antécédents impunis de mise en esclavage, d’autorisation d’empoisonnement par le chlordécone, cafouillage politique dans le dossier de l’approvisionnement en eau, mauvaise gestion de la pollution par les sargasses ou de l’épidémie de Covid au début de la crise, insuffisance du développement des dispositifs hospitaliers, notamment face à l’état critique du CHU, mesures inappropriées et ne tenant pas compte des particularités locales, trop de contraintes lors de la première vague, mais pas assez de mesures précoces de confinement et de fermeture des frontières face à la quatrième vague, trop de renforts et de présence policière, volonté de priver les Guadeloupéen·ne·s de leurs libertés en les muselant par des masques, des pass sanitaires et des vaccins, et inadéquation des vaccins faits par « eux » à la population locale, régulièrement méprisée et ridiculisée…
L’État est en fait accusé alternativement de ne pas protéger le peuple ou de prendre des mesures trop autoritaires pour le protéger malgré lui…
Ici, la réalité de scandales politiques impunis et non réparés se mêle à des accusations cherchant à masquer les responsabilités locales, en convoquant le souvenir de l’esclavage, impossible à oublier[15]. Cela fait écho à un fort sentiment d’abandon et d’infériorisation, dont les origines peuvent aussi être autres et plurielles. Des tracts qui invitaient à une manifestation intersyndicale au sein du CHU le 24 juillet 2021, et même le 12 août, établissaient une scission entre le vaccin du gouvernement et les besoins des Guadeloupéen·ne·s, incité·e·s à résister : « vaksen a yo pa ka baré covid. Vaksen a yo sé maladi pou la jénès é ti moun an nou. Vaksen pa fos sé mofwazé nonm é fanm an zonbi[16] ». De tels propos ont pu être retrouvés dans le discours de la population, des soignants et des patients, qui ont choisi l’opposition et la résistance politiques à l’État et à la vaccination.
En effet, le leader du LKP a dénoncé le manque de fiabilité des vaccins promus par le gouvernement français pour annoncer qu’il ne se ferait jamais vacciner, sauf à prendre éventuellement le vaccin cubain. Toutefois, un autre de ses leaders a pourtant annoncé qu’il était vacciné.
Le leader des Sentinelles de Guadeloupe a déclaré la guerre au gouvernement en recommandant aux Guadeloupéen·ne·s de ne pas se faire tester, afin de ne pas faire gonfler les chiffres de l’incidence et éviter les confinements, et de ne pas se faire vacciner pour garder son autonomie sanitaire.
L’un des leaders de l’UTS-UGTG, syndicat parmi les plus actifs en secteur hospitalier, a invité les agents à ne pas se faire vacciner, à refuser toute obligation vaccinale et tout pass sanitaire, présentés comme autant d’outils pour dominer les Guadeloupéen·ne·s et réduire leurs capacités de résistance. Mais peu de propositions concrètes ont été faites pour aider la population à se protéger de cette épidémie, et pour apporter des messages de prévention adaptés, laissant la contestation sur un plan rhétorique, discursif, mais peu empirique ni constructif.
Cette peur d’être assiégé, ce complexe obsidional[17], se sont traduits, selon les différents groupes militants et les réseaux sociaux, par des manifestations, des appels à la grève, à la rébellion et au saccage, des menaces de mort envers le directeur du CHU, des journalistes, des représentants de l’État, y compris aux pires heures de la quatrième vague. Il a nourri un sentiment de révolte et un terreau de confortation des oppositions à la vaccination et au pass sanitaire, qui perdure encore, malgré la catastrophe sanitaire du mois d’août.
Celle-ci est d’ailleurs présentée par les syndicats comme le fruit d’une incompétence et de l’impréparation de l’État, des décisions incohérentes de maintien de la circulation aérienne, et du manque d’information des personnels, mais rarement comme le fruit d’une réaction inappropriée des populations non-vaccinées, car influencées par de tels discours, ce dont témoignaient pourtant certains patients du CHU, en colère de s’être laissés influencer mais pas vacciner : « C’est pas possible ces gens qui disent qu’il ne se passe rien au CHU, qu’il n’y a pas de Covid, juste de la dengue, que les vaccins ne servent à rien… Il faut que ça s’arrête ! Pourquoi il n’y a pas de démenti ? C’est notre vie qu’on joue… Je m’en veux de m’être laissé influencer par ces conneries… ».
Ces oppositions s’inscrivent dans une forte politisation de la santé publique en temps de pandémie, laissant peu de place à une démocratie sanitaire empêchée par la gestion étatique de l’incertitude scientifique.
Cette politisation par le haut s’exprime par des prises de décision très verticales, sans négociation ni contribution des populations et médecins, à qui l’État ne reconnaît que peu la qualité d’experts profanes ou professionnels. Une politisation par le bas lui répond dans des formes de contestation, d’opposition et de conflictualisation, mais rarement dans la proposition ou la négociation. Cette tension forte ne semble pas trouver de voie de médiation, encore aujourd’hui.
Le nationalisme sanitaire s’exprime dans l’appel à la fermeture des frontières, en Guadeloupe, comme dans différents pays. La dépendance économique et touristique envers l’Hexagone, avec qui se fait la majorité des échanges marchands, a rendu épineuse la question du maintien des vols touristiques vers les Antilles, et l’entrée d’une population potentiellement infectée.
Les contrôles sanitaires imposés par l’État ont pu être perçus comme insuffisants, alors même que les décisions de laisser les « frontières » ouvertes ont été prises conjointement avec les élus, les représentants des secteurs du tourisme, de l’hôtellerie, de la restauration et des entreprises privées, afin de maintenir un niveau d’activité économique et d’éviter une trop forte récession.
Toutefois, la traditionnelle modalité explicative du malheur a convoqué l’idée d’une altérité pathogène (la peur de l’extérieur et de l’autre dangereux : les touristes et les vacanciers) face à une identité protectrice (la communauté guadeloupéenne cohérente et sécure).
En outre, dans la rhétorique de défiance et de dénonciation politiques, la mise en cause de la responsabilité l’État a pu apparaître comme une raison de ne pas compenser individuellement, par la vaccination, les faillites du système étatique. Dans ce contexte, peut-on être guadeloupéen, marron, nationaliste et vacciné ? Un ami avait souligné que « si le vaccin était guadeloupéen, tout le monde se ferait vacciner », soulignant que la seule issue symbolique au complexe nationaliste et aux peurs endémiques serait de disposer d’un vaccin endogène…
Une science déboulonnée
Outre la défiance envers les politiques, la défiance envers la science et la médecine a pu être particulièrement présente en Guadeloupe. Les controverses médicales et l’incertitude scientifique, incarnées par des personnages marginalisés par les autorités scientifiques, comme Didier Raoult, Luc Montagnier, Christian Perronne ou Laurent Mucchielli, ont favorisé des soupçons chez certains citoyens guadeloupéens hyper-connectés et perméables, qui ont surtout été sensibles à l’hypothèse de rapports de pouvoir, de domination et de censure, dont ces chercheurs auraient été victimes, quoique tous français blancs de l’Hexagone. Ceci leur a permis de s’identifier à des figures qu’ils présentent comme des génies incompris, dominés, maltraités, mais insoumis et résistants.
Véhiculés par des médias de proximité, ces débats ont permis aux citoyen·n·s ordinaires de commenter des travaux scientifiques, en annulant les distances et les hiérarchies de statuts, de savoirs et de compétences entre les spécialistes expert·e·s et la population, pour considérer que toute opinion expérientielle et contestataire pouvait être considérée comme une parole aussi pertinente que la production critique des chercheurs.
L’idée d’une absence de prise en compte de supposées particularités locales par les autorités sanitaires, agrégée au souhait d’appliquer un principe de différenciation politique, a donné lieu à des initiatives locales favorisant une autonomie de conceptions et de pratiques thérapeutiques.
C’est ainsi qu’est né le Conseil scientifique pluridisciplinaire citoyen caraïbe (CSPCC) en février 2021, regroupant des citoyen·ne·s autour d’universitaires en sciences politiques et économiques, des médecins, non pas chercheurs ni spécialistes du Covid ou d’épidémies liées à des maladies émergentes, mais documenté·e·s par des sources non-officielles qu’ils et elles mettent à la disposition du grand public pour l’inciter à se défaire des recommandations de santé publique et exercer une posture critique.
Bénéficiant d’une très grande audience, y compris sur les chaînes télé et radio publiques et privées, ils ont pris pour cible la stratégie du tout-vaccinal, ainsi que les effets indésirables de la vaccination, et n’ont cessé de faire la promotion de « traitements » préventifs, précoces et alternatifs vantés clandestinement par des médecins et chercheurs qui, selon eux, seraient empêchés par les médias mainstream, toujours en dénonçant des soi-disant conflits d’intérêt chez les chercheurs favorables à la vaccination. Ils tentent donc de se positionner comme contre-pouvoir face aux recommandations sanitaires.
Inscrits dans des réseaux internationaux de contestation, les membres de ce conseil usent de leurs propres appartenances et proximités avec la population, de leur légitimité irrévocable en tant que Guadeloupéen·ne·s, et s’appuient sur les productions de savoirs, de recommandations, voire de protocoles produits par des professionnel·le·s de la santé issu·e·s des Antilles ou d’ailleurs.
Ainsi, ils espèrent bâtir leur légitimité scientifique sur leur proximité identitaire, leur intérêt à vouloir éclairer et soigner les Guadeloupéen·ne·s par la mobilisation de thérapeutiques douces et alternatives, avant la médecine allopathique et contre le vaccin, et surtout sur leur vœu d’éduquer la population à une vigilance et à une autre façon de faire de la « science », qu’ils croient indépendante et empirique.
Ce faisant, ils tentent notamment de s’opposer à la verticalité des savoirs, expertises et décisions, par un partage horizontal de données (peu consensuelles ni vérifiables), et espèrent compenser le manque de démocratie sanitaire critique. Ceci peut venir aussi rassurer et réconforter celle·ux qui s’estiment exclu·e·s des sphères de (re)connaissance, de légitimité, d’éducation, et vivent ce complexe comme l’une des raisons de leur douloureuse infériorisation socio-raciale et économique.
La dénonciation de la posture des experts hexagonaux blancs (ou guadeloupéens « pervertis ») perçus comme des sachants, diffusant « la vérité des dominants », est une rhétorique constante dans les débats sur les réseaux sociaux, où des Guadeloupéens se plaignent d’être pris de haut, cassés, méprisés, déconsidérés, dénigrés, infériorisés, manipulés par des autorités politiques, scientifiques ou des journalistes qu’ils jugent suffisants, irrespectueux et condescendants.
Différents épisodes ont illustré ces tensions en août, notamment la dénonciation des propos d’un médecin sur le plateau de LCI ou d’un courrier de lecteurs à la Réunion, évoquant les croyances dans le vaudou, l’alcoolisme ou l’illettrisme des Ultra-marins comme causes de leur incompréhension des bienfaits de la vaccination.
La violente dénonciation de ce qui a été perçu comme un rapport de domination politique et sanitaire se nourrit donc d’un sentiment d’infériorisation, d’injustice, d’une profonde colère et du contentieux existant de longue date entre les Antilles et l’ancienne métropole coloniale.
Des idéologies néolibérales et anti-vaccinales
La contestation de la science et des recommandations de santé publique est aujourd’hui aussi largement influencée par des idéologies issues du néolibéralisme, prônant l’avènement d’un individu susceptible de s’affranchir de toute « croyance limitante », afin de développer ses compétences et trouver son « épanouissement personnel ». La multiplication des coachs individuels ou professionnels et des stages de développement personnel en Guadeloupe favorise la diffusion de conceptions ultra-individualistes de la santé et du bien-être. Elles s’articulent d’ailleurs aux mouvements de spiritualité valorisant la « pensée positive ».
En effet, les principes de ces approches reposent sur le fait de favoriser le soi, en mettant de côté les soucis et les demandes des autres, pour préférer répondre à ses besoins personnels d’abord. Ainsi, le slogan « il faut s’occuper de soi, car on n’est pas là pour sauver les autres », contribue à convaincre les adeptes de revenir à leurs propres besoins censés être endormis et de s’affranchir des contraintes normatives et des injonctions collectives, afin de mieux les satisfaire.
Dans le système capitaliste, ces principes visent à augmenter les compétences individuelles pour faire fructifier les bénéfices de l’entreprise. Appliqués au champ de la santé, ils ont pour effet de promouvoir une vision ultra-individualiste de l’acteur qui, s’il a réussi à se maintenir en bonne santé, ne devrait pas avoir à être limité par des mesures qui ne concerneraient que les personnes les moins compétentes.
Les mesures de confinement ou de vaccination générale y sont réprouvées au motif qu’elles limiteraient les capacités et les libertés individuelles, y compris pour des gens en bonne santé, qui se plaignent d’être affectés dans leurs compétences. Le principe ultra-individualiste qui fait le lit du néolibéralisme s’oppose ici complètement aux valeurs de protection sociale, de solidarité et de socialisme de l’État-providence.
Ce darwinisme contemporain effrite au passage progressivement le mythe de la solidarité antillaise présentée comme l’un des fondements de la société. Plusieurs mondes idéologiques et politiques s’opposent ainsi, plusieurs conceptions de la santé, mais aussi de l’acteur sanitaire et du sujet politique. L’individu est-il victime d’un système auquel il doit résister ? Peut-il évoluer de façon profitable dans ce système en étant acteur et responsable de sa seule santé ? Ou peut-il modifier le système par son engagement pour la santé et l’économie collectives ? Telles sont les modalités de l’équation sanitaire et politique face à la vaccination en Guadeloupe.
Cette dérive néolibérale est en outre aggravée par des formes nouvelles d’eugénisme qui considèrent que seules les personnes vulnérables ayant des comorbidités seraient susceptibles d’être hospitalisées, ou de mourir du Covid, et que la société devrait pouvoir accepter un niveau de mortalité incompressible, en sacrifiant les plus vulnérables, plutôt que de prendre des mesures collectives qui affectent l’ensemble de la population et de l’économie, même les personnes et entreprises dont la santé est bonne et qui peuvent faire preuve d’une meilleure résistance (modèle appliqué dans certains états américains ou brésiliens).
Ainsi, la notion de résistance biologique, ou de résistance économique, rejoint celle de la résistance politique pour dénoncer ce qui est vécu comme une entrave aux libres développement et épanouissement des personnes et des entreprises, et pour condamner la stratégie d’obligation vaccinale et de pass sanitaire qui seraient contraires aux principes libéralistes de l’autonomie subjective et économique. La raison sanitaire et la protection sociale sont englouties par l’intérêt capitaliste.
Des contraintes sociales, des Dieux et la diabolisation du vaccin
Le rapport au vaccin apparaît donc comme étant traversé de multiples matrices de significations, où la question de l’identité et des choix idéologiques interroge la construction et la mobilisation de l’acteur sanitaire.
Pris entre de multiples contraintes, les Guadeloupéen·ne·s font face à de nombreuses pressions pour guider leurs choix relatifs à la vaccination. La grande violence et la radicalisation des débats publics et des réseaux sociaux qui ont une place prépondérante dans la diffusion des informations, des intox et des infox, ont pu renforcer l’hésitation vaccinale.
Des personnes ont témoigné venir se faire vacciner en cachette, ne pas en parler dans leur famille pour ne pas risquer des conflits ou des ruptures trop insupportables, ne pas en parler dans leur entourage pour ne pas être stigmatisées, ne pas être qualifiées de traîtres, de faux·sses Guadeloupéen·ne·s, de vendu·e·s, de lâches. Même les leaders nationalistes (dont Luc Reinette du CIPN et Gaston Samut de l’UPLG) qui ont fini par prendre la parole fin août 2021, afin de sortir de l’opposition entre vaccination et engagement nationaliste, ont été l’objet d’attaques, de moqueries, de railleries et de violences de la part de radicaux extrémistes.
Enfin, dans un contexte de très forte interdépendance sociale et religieuse, certain·e·s Guadeloupéen·ne·s nous ont témoigné ne pas pouvoir se faire vacciner car, dans leur église, le vaccin et le virus sont perçus comme étant l’œuvre du diable qui se battrait actuellement avec Dieu, dans une sorte d’Armageddon pour réduire la population mondiale. Créés par le diable, le virus et le vaccin confèrent à l’épidémie le statut de « maladi voyé », sort envoyé non par un voisin mais par le diable directement.
Certains ont même exprimé qu’ils pensaient que ce sont les personnes vaccinées peu croyantes qui transmettraient la maladie aux non vaccinées plus croyantes. Des prêtres catholiques encourageaient encore leurs ouailles à ne pas se faire vacciner début août. La question du rôle des différentes églises protestantes et plus radicales reste ouverte. Se confier à Dieu est souvent présenté comme un acte de foi plus fort que de se confier à la technologie des hommes.
Dans cette perception, le salut de l’âme semble alors plus important que la vaccination : renouveler sa foi en Dieu et ne pas prendre un vaccin issu de la main de l’Homme assureraient le statut de bon croyant et procureraient une protection spirituelle plus importante que le vaccin. Ce modèle explicatif spirituel, voire fataliste, était déjà présent lors de l’épidémie de VIH/Sida[18] et même déjà dans les réactions à l’épidémie de choléra, au milieu du XIXe siècle [19]. D’ailleurs, dans les débats actuels, lorsque les personnes arrivent à bout d’arguments, elles invoquent parfois Dieu en rappelant : « Tu sais, de toute façon, c’est Dieu qui décide ».
La promotion du nationalisme sanitaire et d’une santé décoloniale, la néophobie thérapeutique, l’idéologie néolibérale, la crainte de la stigmatisation et de l’exclusion et la diabolisation du vaccin interrogent in fine sur la possibilité de permettre au plus grand nombre d’accéder aux vaccins lorsqu’ils sont efficaces.
Comment tenir compte de l’expérience, des doutes et de l’expertise des usagers dans un contexte où le débat public est tant brouillé et où la raison sanitaire est laminée par l’idéologie de la résistance à la domination ?
Les politiques publiques ne peuvent se faire sans tenir compte de ces dimensions sociologiques de la santé. Ne pas considérer les craintes des usagers dans la définition des politiques vaccinales ne ferait que conforter l’expérience de politiques très verticales et sourdes, qui augmenteraient la fracture et le rejet de la vaccination.
Derrière tout cela, c’est véritablement la question de la possibilité d’une véritable démocratie sanitaire en temps de syndémie qui est posée. Comment l’État peut-il faire autrement que de prendre des décisions autoritaires fortes pour protéger les populations d’un risque majeur, que toutes ne perçoivent pas ainsi ?
Or, tout l’enjeu des politiques publiques locales est donc de faire en sorte que la population puisse être entendue pour dépasser ses craintes, avoir des réponses et faire des propositions, afin que chacun puisse continuer de développer ses identités et tout simplement, de vivre.
Comme me le confiait Daniel, qui a finalement décidé de se faire vacciner en août 2021 : « j’ai fini par accepter que le système qui a produit le vaccin est pourri, mais que le vaccin lui-même n’est pas pourri ».