Économie

Projets de monnaie, projets de société

Economiste, Sociologue, Ingénieur en système d'information

L’annonce récente de création d’une énième nouvelle cryptomonnaie par un consortium de 70 entreprises japonaises offre l’occasion de s’interroger sur le phénomène de multiplication des monnaies apparu depuis la crise financière de 2007-2008. Car tout projet de réforme monétaire est aussi nécessairement un projet de société et ces cryptomonnaies, monnaies locales ou autres alternatives portent de nouveaux modèles de vivre-ensemble.

L’actualité monétaire est agitée. Les initiatives monétaires se multiplient. Les cryptomonnaies, les monnaies locales ou complémentaires, les mesures non conventionnelles de la banque centrale, les taux d’intérêt à zéro voire négatifs, les nouvelles théories monétaires intriguent les citoyens en quête de nouveaux repères dans un monde monétaire bousculé. « Dois-je épargner en cryptomonnaies ? », « Est-il utile d’utiliser une monnaie locale ? », « La finance verte l’est-elle réellement ? », « Le système bancaire peut-il proposer des solutions contre les dérèglements climatiques ? », sont des questions que se posent nombre d’entre nous.

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Porté par ces transformations monétaires, le débat d’idées se fait plus vif. Émergent depuis quelques années des propositions de monnaie hélicoptère[1], de monnaie libre de dette au service de la reconstruction écologique[2] ou plus largement de dons monétaires au service du bien commun[3]. Si la monnaie hélicoptère est le plus souvent présentée comme un nouvel instrument qui permettrait aux banques centrales de s’affranchir des problèmes de transmission de leur action monétaire à l’économie réelle, la plupart de ces propositions sont motivées par des critiques plus profondes du système monétaire et financier actuel analysé comme la matrice des dérèglements environnementaux, sociaux, économiques et financiers.

Ces propositions, tout comme les initiatives monétaires actuelles y compris celles des banques centrales, sont chacune porteuses d’un choix de société, parfois explicite, souvent implicite. Car aucun système monétaire n’est naturel, il est toujours une construction sociale orientée vers des objectifs plus ou moins explicites, fruit d’une histoire, fruit de critiques, de compromis, de rapports de force politiques parfois houleux[4] privilégiant les intérêts des uns ou des autres. Tout projet de réforme monétaire est donc nécessairement aussi un projet de société.

Vues sous cet angle, les questions monétaires deviennent un enjeu démocratique fondamental. Les offres monétaires ont vocation à (trans-)former les communautés et les sociétés, à modifier leur fonctionnement, leurs rapports d’échanges avec des objectifs, des orientations et des valeurs spécifiques. Si la société fait la monnaie, en retour la monnaie fait société et le corps social peut interroger l’institution monétaire, la remettre en question pour la réorienter vers de nouveaux objectifs. La question monétaire n’est alors plus sacrée et intouchable, réservée à une élite « qui sait », aux technocrates, aux banquiers d’affaires ou autres économistes : en tant que choix de société, elle devient l’affaire de tous.

Dans le but de contribuer à cette réappropriation citoyenne de la question monétaire, nous proposons dans cet article une grille d’analyse permettant de comparer les caractéristiques de ces différentes initiatives et propositions monétaires et de faire affleurer leur projet de société sous-jacent.

Une grille d’analyse monétaire

La grille que nous proposons se décline en cinq niveaux, partant du plus abstrait et allant vers les éléments les plus concrets de la réalité physique de la monnaie.

Le projet monétaire définit les conceptions philosophiques, morales, éthiques, parfois sous-jacentes et pas toujours exprimées, parfois mêmes confuses, inconscientes ou contradictoires. Il pose le cadre institutionnel et les objectifs stratégiques de la proposition monétaire. Ce projet se formalise dans une loi, une charte fondamentale, une déclaration, un livre blanc qui permettent d’asseoir les fondements de la confiance éthique[5] en la monnaie. Le projet revendique sa légitimité sur base d’éléments éthiques ou symboliques (royale ou nationale par exemple). Dans sa genèse, un projet monétaire se présente comme n’importe quel autre projet à dimension collective ou collaborative (création d’entreprise, voyage organisé, organisation de l’enseignement public, guerre, etc.). Il s’agit avant tout d’obtenir une forme de consensus sur le projet à mener ensemble, et de fédérer une communauté[6] utilisatrice car c’est à travers elle que la monnaie existe.

La structure institutionnelle : le projet monétaire se concrétise par la mise sur pied d’une structure institutionnelle fondamentale, centralisée (banque centrale, institut d’émission, fondation, Trésor royal, entreprise privée) ou décentralisée (blockchain de cryptomonnaie, producteurs de sel ou de céréales au temps des monnaies marchandises), qui a pour mission d’émettre la monnaie. Cette structure institutionnelle se distingue par ses caractéristiques, ses règles de fonctionnement, sa gouvernance, ses règles juridiques et ses objectifs opérationnels qui permettent d’asseoir une confiance de type « institutionnelle hiérarchique[7] » ou « distribuée » dans un système en réseau dans le cas des projets de cryptomonnaies[8].

Les règles d’émission et de rémission monétaire définissent les conditions et les modalités d’émission et de destruction de la monnaie, en particulier les contreparties de la monnaie émise comme le taux d’intérêt, les garanties à apporter ou le travail à effectuer. Ces règles contractuelles, extérieures à la monnaie elle-même, régissent la confiance contractuelle entre l’émetteur et les utilisateurs de la monnaie.

Les conditionnalités monétaires : ce sont des conditions internes, des limites intrinsèques d’utilisation de la monnaie dont les plus évidentes sont le territoire desservi, la durée de validité, le type de produits ou de services achetables (écochèques, tickets-repas), la (ou l’in-)convertibilité dans d’autres monnaies, de limites de montants échangés ou encore d’anonymat.

Le monnayage désigne le choix des supports (pièces, papier, électronique, numérique), le type de certification de la monnaie émise (minage par exemple), les attributs de sécurité des supports monétaires, les garanties de non-répudiation des transactions (blockchain par exemple). Tous ces éléments concrets qui, par leur fiabilité et leur bon fonctionnement, autorisent l’usage quotidien de la monnaie et renforcent la confiance (méthodique[9]) dans la monnaie.

Monoculture versus pluralité monétaire

Le foisonnement d’initiatives monétaires auquel on assiste depuis la crise financière de 2007-2008 peut se lire comme autant de réactions aux dysfonctionnements du système monétaire et financier traditionnel. La diversité de ces initiatives nous fait renouer avec ce qui, historiquement, a le plus souvent caractérisé le système monétaire : une coexistence entre plusieurs monnaies. Ce que Richard Douthwaite[10], Bernard Lietaer[11] et Ariane Tichit[12] nomment la « pluralité » ou la « diversité monétaire », par opposition à la « monoculture monétaire » qui a prévalu depuis que la monnaie bancaire est parvenue progressivement au cours du XIXe siècle à s’émanciper de sa contrepartie métallique. En supplantant la monnaie métallique, la monnaie bancaire a interrompu la pluralité monétaire du système monétaire féodal.

En effet, au moyen-âge circulaient parallèlement des monnaies royales frappées en métal précieux (or et argent), des monnaies locales, des méreaux frappés dans des matériaux moins précieux et des lettres de change que les changeurs installés sur leurs bancs (d’où vient le mot banque) échangeaient les unes contre les autres. Bernard Lietaer et Ariane Tichit rappellent que déjà dans la haute antiquité égyptienne, la pluralité des monnaies était la norme, les unes, émises sur le volume des récoltes engrangées servaient aux échanges locaux, alors que les autres, basées sur les métaux précieux, servaient plutôt de réserves de valeur ou pour des échanges lointains.

Par le monopole qui lui a été conféré, la monnaie bancaire a installé une parenthèse de monoculture monétaire que les innovations et questionnements actuels pourraient bien refermer. La conception bancaire de la monnaie, selon le banking principle[13], s’est imposée à l’échelle internationale avec une hiérarchie de devises nationales, toutes issues du mode bancaire d’émission monétaire. Chaque devise a sa symbolique propre mais a une importance d’usage inégale avec la domination de devises clés, la Livre Sterling (£) au XIXe siècle sous l’étalon de change-or, le dollar ($) à partir du système de Bretton Woods.

Dans ce système monétaire international, au sein de chaque pays, ont coexisté avec la monnaie bancaire nationale dominante des instruments monétaires à usage spécifique et restreint comme les tickets de rationnement pendant les guerres, les tickets-restaurant après la Seconde guerre mondiale, ou encore les chèques-voyages distribués par les comités d’entreprises. Cela revient à dire que, même à l’ère de la monoculture monétaire bancaire, a pu prévaloir une relative diversité monétaire en fonction d’objectifs comme le rationnement ou l’orientation de la dépense vers certaines consommations.

Au-delà de sa fonction d’échange « LA » monnaie est toujours une composition de monnaies, un ensemble composé de la monnaie légale et de sous-monnaies, de substituts monétaires, de prétendants monétaires. « La monnaie » se conjugue ainsi plus spontanément au pluriel qu’au singulier et les relations qu’entretiennent les monnaies qui coexistent sont de différentes natures : hiérarchiques, complémentaires, d’opposition ou de substitution.

Configuration monétaire et objectifs sociétaux

À partir du constat que la configuration monétaire doit être vue non pas comme un système monétaire monolithique mais bien comme un ensemble de sous-systèmes monétaires, de monnaies complémentaires, répondant chacun à un projet, à des objectifs particuliers avec des règles et des conditions particulières, la perception de ce qu’est « LA » monnaie se modifie. Bien évidemment, la monnaie reste outil de paiement, étalon et réserve de valeur mais on la perçoit aussi à présent, également, comme outil d’activation des énergies humaines, outil d’orientation des comportements permettant de coordonner les efforts des individus de la communauté monétaire dans la réalisation de ce qu’elle se fixe comme objectif. La monnaie, outil collectif, rémunère la contribution individuelle à la réalisation de l’objectif commun.

Quel est l’objectif commun de la monnaie bancaire ? C’est fondamentalement l’expansion de la production marchande. Le crédit bancaire qui est le mode d’émission traditionnel de la monnaie bancaire est une avance sur la réalisation ou sur une participation à une production à venir. La monnaie bancaire invite à produire, échanger et consommer le produit marchand. Elle a permis l’essor du capitalisme marchand, industriel et financier.

C’est précisément ce que la pensée écologique lui reproche. Selon elle, la monnaie bancaire, dans sa monoculture monétaire, a tellement bien réussi à atteindre son objectif que son usage en vient à détruire la terre et l’humanité. L’objectif du bitcoin et d’autres cryptomonnaies est différent. Il est d’abord d’étendre la technologie numérique et porte plus fondamentalement sur la décentralisation et la réappropriation par les individus de l’outil monétaire par l’élimination du tiers de confiance (l’organe bancaire ou étatique), celui des monnaies locales est la revitalisation d’un territoire alors que d’autres monnaies complémentaires poursuivent des objectifs particuliers, dans le domaine notamment de l’éducation, de l’insertion sociale, etc.

Si la monnaie sert ainsi des objectifs collectifs, on peut, réciproquement, se demander quelle est la configuration monétaire qui peut répondre à des objectifs sociétaux comme la reconstruction écologique ou la cohésion sociale ? Faut-il adopter une configuration mono-, duo- ou pluri-monétaire ? Monnaie de réserve internationale, monnaie nationale, monnaie locale ou monnaie dédicacée à un objectif particulier ? Quel ou quels modes d’émissions monétaires adopter ? Mode bancaire (où la source de la monnaie est un prêt) ? Mode acquisitif (où la source de la monnaie est un achat de titres) ? Mode volontaire (où la source de la monnaie est un don de monnaie centrale) ?[14] Dans quelles proportions ? On peut imaginer une adéquation entre une configuration monétaire générale et les objectifs que nous nous donnons démocratiquement. C’est là tout l’intérêt de l’analyse des différentes propositions monétaires actuelles et de leurs articulations. Répondent-elles à nos objectifs collectifs ? Au bien commun ou à l’intérêt privé ?

Différentes propositions monétaires comparées selon notre grille d’analyse

Les initiatives de cryptomonnaies, de monnaies locales et complémentaires, comme les propositions monétaires alternatives mentionnées plus haut (monnaie hélicoptère, dons de monnaie centrale,…), expriment chacune à sa façon une volonté de transformation du système monétaire. Ces initiatives sont extérieures au système monétaire traditionnel et nous les analyserons au prisme de la grille que nous avons présentée plus haut. Mais, au préalable, on relèvera que le système monétaire actuel est également en cours de transformation, par l’intérieur. Les banques centrales ont été amenées à prendre ce qu’elles ont elles-mêmes appelé « des mesures non conventionnelles », doux euphémisme qui cache un profond changement de paradigme monétaire dont le mode acquisitif d’émission monétaire est le résultat.

La transformation intérieure du système monétaire

Les mesures non conventionnelles des banques centrales se composent de deux volets, le rachat de gros volumes de titres financiers, et, complémentairement, l’octroi au secteur bancaire de prêts à long terme et à taux bas, voire négatifs. Pour racheter des titres financiers, principalement des titres de dette publique, les banques centrales créent de la monnaie centrale.

Ce n’est donc plus seulement en répondant aux demandes de liquidités des banques commerciales qu’elles créent de la monnaie (mode bancaire de création monétaire), mais de plus en plus en achetant, sur les marchés financiers, des titres, que les banques ou d’autres institutions financières veulent revendre. Avec ce mode acquisitif de création monétaire (la monnaie est créée en contrepartie d’une acquisition de titre), l’instrument principal de la politique monétaire devient le volume de monnaie centrale plutôt que son prix.

Les achats d’actifs ont ainsi transformé le mode légal d’émission monétaire en le faisant passer du mode bancaire traditionnel qui encastre la monnaie dans un prêt à un mode acquisitif de création monétaire qui crée la monnaie à l’occasion d’un achat de titre. La contrepartie financière de la monnaie qui en est issue change : le titre acquis remplace le prêt en attente de remboursement à l’actif du bilan de l’institution émettrice.

Ce changement élargit l’accès à la monnaie centrale à des acteurs non bancaires dès lors qu’ils sont en mesure de vendre des titres que la banque centrale achète, et libère les bénéficiaires de la monnaie de tout autre engagement une fois le titre vendu. C’est cependant principalement au secteur financier que bénéficie cette transformation, très logiquement puisque ces opérations visent à sauvegarder le capitalisme financier.

Cette sauvegarde du capitalisme financier est le « projet » implicite du mode acquisitif de création monétaire issu des opérations non conventionnelles. La « structure institutionnelle » demeure celle du système monétaire traditionnel puisque c’est la banque centrale qui a la responsabilité de ces opérations, mais la « règle d’émission » et les conditionnalités changent pour répondre aux besoins du capitalisme financiarisé et élargir l’accès de ses principaux acteurs (banques et institutions financières non bancaires) à la monnaie centrale. La monnaie centrale issue des achats de titres tend à exister plus longtemps, aussi longtemps que le titre est porté au bilan de la banque centrale Elle ne devient pas permanente mais est beaucoup moins temporaire que celle issue des refinancements traditionnels opérés à de courtes échéances. Le taux d’intérêt de la politique monétaire est remplacé par le montant du dividende ou de la rente obligataire.

Des transformations extérieures au système monétaire traditionnel : les cryptomonnaies, les monnaies locales, les monnaies complémentaires et la monnaie-don

La sauvegarde du capitalisme financiarisé ne constitue pas le projet a priori des cryptomonnaies lesquelles ont chacune des finalités et des références philosophiques et politiques distinctes. La filiation anarcho-libertaire des concepteurs de cryptomonnaies, en particulier du bitcoin, est souvent mise en avant : les cryptomonnaies proposent un système monétaire sans pouvoir central – que ce soit celui de l’État ou de la banque centrale –, décentralisé et sans hiérarchie. La représentation sociétale sous-jacente est celle d’une société « désétatisée », où le collectif ne disparaît pas mais résulte de la mise en réseau des individus grâce à la technologie.

Le protocole informatique de chaîne de blocs des jetons numériques natifs comme le bitcoin fait naître le réseau qui constitue la communauté utilisatrice. Fortes des réseaux qu’elles ont déjà constitués, les grandes plateformes Internet (Facebook, Amazon, Alibaba, etc.) sont a priori particulièrement bien armées pour développer des cryptomonnaies, tout en en dévoyant le projet puisqu’il s’agit pour ces géants numériques d’asseoir leur propre souveraineté monétaire[15].

À l’aune de leur « projet », les cryptomonnaies se veulent disruptives et en opposition avec la monnaie bancaire. Elles ne le sont que relativement. Leur démultiplication a favorisé l’émergence de plateformes d’échanges. Ce faisant, un marché des « cryptos » est né où s’échangent des cryptos-actifs de nature spéculative, parfois loin de la finalité de la cryptomonnaie qu’ils représentent (comme dans le cas du SolarCoin par exemple).

Dans l’univers en pleine expansion des jetons numériques, les jetons non fongibles sont une bonne illustration de cette fausse promesse disruptive : ces nouveaux instruments de certification, d’attestation de propriété d’un objet numérique, avec lesquels deviennent « échangeables » toute sorte de choses totalement dématérialisées, ne font qu’étendre le domaine de la marchandise et au final approfondissent le capitalisme bien plus qu’ils ne le dépassent.

La structure institutionnelle des cryptomonnaies est, en revanche, très éloignée de celle de la monnaie légale, car leur principe est précisément de fonctionner sans institution centrale. Si l’institution maîtresse des cryptomonnaies est la « technologie mise en œuvre et le protocole de réseau utilisé », il est impossible de ramener la diversité des émetteurs de cryptomonnaies à une structure institutionnelle unitaire : les jetons natifs type bitcoin, ether, ou sol sont chacun issus d’un protocole d’enregistrement et de validation différent et sont eux-mêmes très différents des jetons de gouvernance, qui eux-mêmes diffèrent des stable coins (Gemini dollars, projet Diem, USDT-Tether, etc.). Le principe d’émission repose à la fois sur des souscriptions initiales en monnaies légales par le biais d’ICO’s (initial coins offering) et sur la rémunération pour la contribution au bon fonctionnement du réseau, c’est-à-dire d’un travail de validation de transactions réalisé en mettant à la disposition du réseau une capacité informatique de stockage et de calculs.

Pour ce qui est des règles d’émission, une caractéristique importante des cryptomonnaies est leur permanence. Une fois émises, rien ne vient spontanément les détruire. Certaines d’entre elles, par conception, ne sont émises qu’en quantité limitée, comme dans le cas du bitcoin[16]. C’est pourquoi, certains le comparent à de l’or, aussi disponible en quantité limitée. Cette limitation de l’émission, qui fait la rareté, pourrait aussi cependant limiter la capacité du bitcoin à servir de moyen de paiement, car l’histoire nous enseigne que si l’or peut de temps à autre servir de valeur refuge, il engendre un système monétaire profondément déflationniste.

Pour ce qui est enfin des caractéristiques du monnayage, la cryptomonnaie est une monnaie numérique qui en cela n’est pas très différente de la monnaie scripturale elle-même.

Concernant maintenant les monnaies complémentaires, il en existe une assez grande variété : locales, communautaires, ou dédiées.

Il existe plus de 4 000 monnaies locales citoyennes complémentaires (MLCC) au monde[17], plus de 80 en France, 25 en Belgique. Ces MLCC s’inscrivent généralement dans un projet et une philosophie du partage et de la réciprocité[18] décrits dans une charte fondatrice. La structure institutionnelle des monnaies locales fait généralement intervenir une association d’économie sociale et solidaire. Elles restent dans une relation de dépendance par rapport à la structure institutionnelle de la monnaie légale puisque, pour le moment, elles ne sont échangeables contre de la monnaie légale qu’au taux de 1 pour 1. La règle d’émission est donc la souscription via un échange contre de la monnaie légale. Elles se positionnent comme monnaies complémentaires à la monnaie bancaire plutôt que comme monnaie alternative. D’autres règles d’émission ont été imaginées, comme par exemple, la rémunération en monnaie locale de travaux d’intérêt collectifs entrepris à la demande des autorités locales. C’est notamment le cas du Wörgl, la monnaie du village homonyme en Autriche dans l’entre-deux guerres dont l’histoire est magnifiquement relatée dans le film d’Urs Egger, La Monnaie miraculeuse (2018), ou du Torekes à Gand en Belgique.

Les conditions d’utilisation des monnaies locales se caractérisent par la délimitation géographique : conformément à leur projet de revitalisation des échanges au sein d’un territoire, la monnaie locale est utilisable sur un territoire délimité. Le territoire de la monnaie légale est la Nation ou la zone monétaire comme pour l’euro, celui des monnaies locales est un territoire plus restreint, une ville, un département ou une région.

Il existe également des monnaies complémentaires « communautaires », qui, au lieu d’être destinées à un territoire particulier, sont destinées à une communauté particulière comme le Saber (Brésil), qui couvre la communauté éducative, ou le Wir (Suisse), une monnaie bancaire complémentaire émise sans but de lucre au profit des entreprises membres de la communauté Wir (Wir signifie « nous » en allemand). Le projet de ces monnaies est de mettre en place un circuit de financement adapté à la situation particulière des membres de la communauté utilisatrice. Ainsi, avec le développement de l’économie circulaire, on devrait voir apparaître sous peu des moyens de paiement ou de compensation propres à ces réseaux de l’économie circulaire.

Enfin, il existe des monnaies dédiées, émises dans des conditions particulières – avec un avantage fiscal, par exemple – dont le projet est de se consacrer à un usage particulier (tickets-restaurants, chèques-vacances, éco-chèques). D’aucuns imaginent créer une monnaie sous forme de quotas individuels de CO2 dont le montant serait attribué chaque année à chaque personne et d’autres, une monnaie de soutien à l’agriculture biologique.

Concernant le monnayage, les monnaies complémentaires sont, pour la plupart, initialement low tech, utilisant des supports papier plus que des supports électroniques ou numériques. Néanmoins la convergence est en train d’opérer, divers projets monnaie complémentaire sont en cours de développement (Solarcoin, Regen, Faircoin, etc.[19]).

Par ailleurs, différentes propositions de réformes du système monétaire comme la monnaie hélicoptère, le don monétaire, la monnaie écologique, etc., se rejoignent pour affirmer la nécessité de créer un nouveau mode d’émission monétaire dans lequel un institut d’émission monétaire ou la banque centrale décide, dans le cadre d’une gouvernance démocratique, d’émettre les quantités de monnaie centrale, des euros, nécessaires pour atteindre les objectifs fixés en attribuant cette monnaie à un secteur particulier (l’État, les ménages, les entreprises) et en l’affectant à une fin déterminée (le soutien au revenu des ménages, à l’activité des entreprises, aux investissements publics, aux investissements de transition écologique,…).

Cette émission monétaire par le don serait l’expression d’une volonté politique démocratique (d’où l’expression « mode volontaire de création monétaire »), serait directement affectée aux objectifs d’intérêt commun, aux biens communs et aux biens publics et serait sans contrepartie comptable exigible, ni remboursement, ni intérêt. Au vu des différences d’objectifs et de règles d’émission de la monnaie-don par rapport à la monnaie acquisitive ou la monnaie bancaire de banque centrale, il est évident que le mode de gouvernance devrait être adapté pour faire intervenir toutes les parties prenantes. À défaut, elle pourrait être confisquée par le pouvoir politique et être mise au service de ses propres fins qui ne sont pas nécessairement bienveillantes envers la population.

La monnaie-don créerait de la « monnaie permanente » à la différence de la monnaie bancaire dont la caractéristique essentielle est d’être « temporaire », mise en circulation par l’octroi de crédit et détruite au fil du remboursement de ce même crédit. À noter que ce reflux spontané de la monnaie bancaire ne garantit pas la stabilité de son volume puisque le crédit qui en est à l’origine suit une dynamique cyclique au cœur de l’instabilité financière[20] que la régulation financière peine à contenir.

La monnaie-don serait au contraire, par construction, contrôlée, puisque sa mise en circulation comme son retrait éventuel seraient décidés au sein de l’institut d’émission selon des règles de gouvernance appropriées. Ce mode volontaire de création monétaire n’aurait pas vocation à remplacer la monnaie bancaire mais à la compléter, de façon à atteindre les objectifs de reconstruction écologique et sociale que cette dernière ne permet pas d’atteindre.

***

Ce sont bien moins des aspects techniques de monnayage que les objectifs du projet monétaire qui distinguent la monnaie bancaire des innovations et propositions monétaires qui viennent remettre en question son monopole.

Les différents instruments monétaires disponibles sont, en effet, pratiquement tous dématérialisés ou en voie de l’être. Une même technique, qu’elle soit scripturale, numérique ou autre peut être utilisée pour des projets de nature différente et des projets de même nature peuvent être menés avec des techniques différentes. D’ailleurs, les banques centrales, les banques commerciales et les grands opérateurs de plateforme internet (Google, Amazon, Facebook et autres) se sont lancés à leur tour dans les cryptomonnaies. Ils ne poursuivent pourtant pas les mêmes objectifs.

Ce sont précisément les projets qui les sous-tendent qui différencient aujourd’hui la monnaie bancaire (dans son mode historique, celui du prêt d’argent, ou celui plus contemporain des achats de titres), de celles qui ambitionnent de se faire une place – cryptomonnaies, monnaies complémentaires – et de celles conceptualisées dans des propositions monétaires alternatives comme la monnaie volontaire. Le projet de la monnaie bancaire est l’approfondissement du capitalisme, hier marchand aujourd’hui financier, celui des cryptomonnaies est d’utiliser la mise en réseau des individus pour former des collectifs sans autorité centrale, celui des monnaies complémentaires est le rétablissement du lien social au sein d’un territoire, d’une communauté ou autour d’un usage particulier et celui des monnaies-don est la réparation de ce qui coûte mais ne rapporte pas.

La question qui dès lors nous apparaît majeure aujourd’hui est celle de la configuration monétaire idéale pour atteindre les objectifs que la société en tant que communauté entend se fixer dans les circonstances économiques actuelles.

À n’en pas douter, le système monétaire actuel nous retient dans l’évolution de notre civilisation, alors qu’il pourrait être au contraire un puissant levier de changement. Quel(s) projet(s) veut-on ? Quels sont les objectifs prioritaires à atteindre aujourd’hui ?

Si ce sont ceux de la transition écologique et sociale – décarbonation de l’économie, diminution de la pression sur les ressources naturelles renouvelables et non-renouvelables, sauvetage et reconstitution rapide de la biodiversité dans la cohésion sociale avec une garantie de confort minimal pour tous –, alors il nous semble que la configuration monétaire la plus apte à atteindre ces objectifs serait celle basée sur le don de monnaie complémentairement à la monnaie bancaire classique. Cette monnaie-don pourrait, le cas échéant, être convertie en monnaie complémentaire, locale, communautaire ou dédiée selon les besoins.


[1] Voir positivemoney.eu et l’actualisation de la proposition initiale de monnaie hélicoptère dans le contexte de la crise sanitaire par Stanislas Jourdan, « Helicopter Money as a response to the Covid-19 recession », mars 2020. Voir aussi : Emmanuel Carré, Jézabel Couppey-Soubeyran, Thomas Lebrun et Thomas Renault, « Un “drone monétaire” pour remettre la politique monétaire au service de tous», Institut Veblen, janvier 2020 et l’adaptation de cette proposition au contexte de la crise sanitaire : Jézabel Couppey-Soubeyran, « La “monnaie hélicoptère” contre la dépression dans le sillage de la crise sanitaire », avril 2020. Voir également la contribution plus récente : Philippe Martin, Éric Monnet et Xavier Ragot, « Que peut encore faire la Banque centrale européenne ? », Les Notes du Conseil d’Analyse économique, n°65, Juin 2021.

[2] Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, Une monnaie écologique, Odile Jacob, février 2020.

[3] Voir André Peters, « Le don monétaire, pour compléter le système monétaire », Financité, octobre 2020 ; Jézabel Couppey-Soubeyran et Pierre Delandre, « La transition monétaire. Pour une monnaie au service du bien commun », Institut Veblen, mai 2021 ; Jézabel Couppey-Soubeyran et Pierre Delandre, « La monnaie volontaire », La vie des idées, 19 octobre 2021.

[4] On se rappellera à ce propos l’intense débat aux XVIIIe et XIXe siècle entre la conception métallique de la monnaie représentée par la currency school et la conception bancaire de la monnaie représentée par la banking school, débat dont l’issue a mené à l’actuelle conception bancaire de la monnaie avec une architecture institutionnelle basée sur une banque centrale publique desservant un secteur bancaire largement privé. Une architecture conforme à la conception libérale dans laquelle le secteur public ne fait qu’encadrer les activités privées.

[5] Concernant les formes de la confiance, on se réfère ici au modèle développé par Michel Aglietta et André Orléan dans La Monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, , 2002.

[6] Voir Jérôme Blanc, « La communauté comme construction monétaire », Revue Interventions économiques, n°59, 2018.

[7] Michel Aglietta et André Orléan, op. cit.

[8] Odile Lakomski-Laguerre et Ludovic Desmedt, « L’alternative monétaire Bitcoin: une perspective institutionnaliste », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, n°18, 2015.

[9] On pourrait également parler de confiance procédurale, notamment pour la monnaie numérique, de confiance dans l’organisation et le bon fonctionnement du système des paiements, ses processus, ses intermédiaires, ses technologies, ses validations qui forment des procédures complexes.

[10] Richard Douthwaite, The ecology of money, Schumacher Society, 1999.

[11] Bernard Lietaer, Au cœur de la monnaie, éditions Yves Michel, 2013.

[12] Ariane Tichit, Les monnaies alternatives. De la diversité monétaire à la diversité économique, Presses universitaires Balise-Pascal, 2021.

[13] Pour un résumé de cette polémique, voir Charles Rist, Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie depuis John Law jusqu’à nos jours, Dalloz, 2002(1951) ou Christian Tutin, Les Grands Textes de la pensée monétaire, Champs Classique, 2014, 2014(2009).

[14] Pour un rappel sur les définitions des modes d’émission, voir Jézabel Couppey-Soubeyran et Pierre Delandre, op. cit.

[15] Voir André Peters, « Libra, le substitut monétaire mondial », Etopia, 3 juillet 2019.

[16] Le code informatique du bitcoin prévoit une quantité limitée à 21 millions de bitcoins (BTC). Cette limite a été obtenue en fixant dans le code informatique une division par deux (halving) de la rémunération du minage (50 BTC à l’origine) tous les 210 000 blocs minés : 210 000*50 + 210 000*25 + … = 21 000 000 BTC. Lorsque le gain du minage tombera en dessous de 1 satoshi (1 satoshi étant la plus petite portion décimale d’un bitcoin : 0,00000001 BTC) – ce qui devrait être le cas à l’horizon d’octobre 2140 quand 21 millions de bitcoins auront été émis – le code informatique du bitcoin devra évoluer (fork) pour conserver le réseau et continuer la validation des blocs de transactions. La validation des blocs pourrait être alors rémunérée non plus par le dispositif du minage mais par exemple sur la base de frais de transaction.

[17] Ariane Tichit, op. cit.

[18] Jean-Michel Servet et Sophie Swaton, « Penser la dimension de commun de la monnaie à partir de l’exemple des monnaies complémentaires locales »Revue Interventions économiques, n°59, 2018

[19] Voir Ariane Tichit, op. cit.

[20] Voir notamment les travaux de Hyman Minsky à ce propos dont Stabiliser une économie instable, Institut Veblen/Les petits matins, 2015, traduit de l’anglais par André Verkaeren.

Jézabel Couppey-Soubeyran

Economiste, Maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, conseillère scientifique à l'Institut Veblen

Pierre Delandre

Sociologue, Haut cadre dans le secteur bancaire public et chercheur associé à l'Etopia (Belgique)

Fabien Fert

Ingénieur en système d'information

Mots-clés

Capitalisme

Notes

[1] Voir positivemoney.eu et l’actualisation de la proposition initiale de monnaie hélicoptère dans le contexte de la crise sanitaire par Stanislas Jourdan, « Helicopter Money as a response to the Covid-19 recession », mars 2020. Voir aussi : Emmanuel Carré, Jézabel Couppey-Soubeyran, Thomas Lebrun et Thomas Renault, « Un “drone monétaire” pour remettre la politique monétaire au service de tous», Institut Veblen, janvier 2020 et l’adaptation de cette proposition au contexte de la crise sanitaire : Jézabel Couppey-Soubeyran, « La “monnaie hélicoptère” contre la dépression dans le sillage de la crise sanitaire », avril 2020. Voir également la contribution plus récente : Philippe Martin, Éric Monnet et Xavier Ragot, « Que peut encore faire la Banque centrale européenne ? », Les Notes du Conseil d’Analyse économique, n°65, Juin 2021.

[2] Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, Une monnaie écologique, Odile Jacob, février 2020.

[3] Voir André Peters, « Le don monétaire, pour compléter le système monétaire », Financité, octobre 2020 ; Jézabel Couppey-Soubeyran et Pierre Delandre, « La transition monétaire. Pour une monnaie au service du bien commun », Institut Veblen, mai 2021 ; Jézabel Couppey-Soubeyran et Pierre Delandre, « La monnaie volontaire », La vie des idées, 19 octobre 2021.

[4] On se rappellera à ce propos l’intense débat aux XVIIIe et XIXe siècle entre la conception métallique de la monnaie représentée par la currency school et la conception bancaire de la monnaie représentée par la banking school, débat dont l’issue a mené à l’actuelle conception bancaire de la monnaie avec une architecture institutionnelle basée sur une banque centrale publique desservant un secteur bancaire largement privé. Une architecture conforme à la conception libérale dans laquelle le secteur public ne fait qu’encadrer les activités privées.

[5] Concernant les formes de la confiance, on se réfère ici au modèle développé par Michel Aglietta et André Orléan dans La Monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, , 2002.

[6] Voir Jérôme Blanc, « La communauté comme construction monétaire », Revue Interventions économiques, n°59, 2018.

[7] Michel Aglietta et André Orléan, op. cit.

[8] Odile Lakomski-Laguerre et Ludovic Desmedt, « L’alternative monétaire Bitcoin: une perspective institutionnaliste », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, n°18, 2015.

[9] On pourrait également parler de confiance procédurale, notamment pour la monnaie numérique, de confiance dans l’organisation et le bon fonctionnement du système des paiements, ses processus, ses intermédiaires, ses technologies, ses validations qui forment des procédures complexes.

[10] Richard Douthwaite, The ecology of money, Schumacher Society, 1999.

[11] Bernard Lietaer, Au cœur de la monnaie, éditions Yves Michel, 2013.

[12] Ariane Tichit, Les monnaies alternatives. De la diversité monétaire à la diversité économique, Presses universitaires Balise-Pascal, 2021.

[13] Pour un résumé de cette polémique, voir Charles Rist, Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie depuis John Law jusqu’à nos jours, Dalloz, 2002(1951) ou Christian Tutin, Les Grands Textes de la pensée monétaire, Champs Classique, 2014, 2014(2009).

[14] Pour un rappel sur les définitions des modes d’émission, voir Jézabel Couppey-Soubeyran et Pierre Delandre, op. cit.

[15] Voir André Peters, « Libra, le substitut monétaire mondial », Etopia, 3 juillet 2019.

[16] Le code informatique du bitcoin prévoit une quantité limitée à 21 millions de bitcoins (BTC). Cette limite a été obtenue en fixant dans le code informatique une division par deux (halving) de la rémunération du minage (50 BTC à l’origine) tous les 210 000 blocs minés : 210 000*50 + 210 000*25 + … = 21 000 000 BTC. Lorsque le gain du minage tombera en dessous de 1 satoshi (1 satoshi étant la plus petite portion décimale d’un bitcoin : 0,00000001 BTC) – ce qui devrait être le cas à l’horizon d’octobre 2140 quand 21 millions de bitcoins auront été émis – le code informatique du bitcoin devra évoluer (fork) pour conserver le réseau et continuer la validation des blocs de transactions. La validation des blocs pourrait être alors rémunérée non plus par le dispositif du minage mais par exemple sur la base de frais de transaction.

[17] Ariane Tichit, op. cit.

[18] Jean-Michel Servet et Sophie Swaton, « Penser la dimension de commun de la monnaie à partir de l’exemple des monnaies complémentaires locales »Revue Interventions économiques, n°59, 2018

[19] Voir Ariane Tichit, op. cit.

[20] Voir notamment les travaux de Hyman Minsky à ce propos dont Stabiliser une économie instable, Institut Veblen/Les petits matins, 2015, traduit de l’anglais par André Verkaeren.