La « grande famille » des victimes des attentats du 13 novembre 2015
La Cour d’assises spécialement composée pour ce procès juge en ce moment vingt auteurs présumés des actes terroristes liés aux attentats commis à Paris le 13 novembre 2015. Durant cinq semaines (du 28 septembre au 29 octobre), plus de 300 parties civiles – sur les 2 400 constituées début novembre – ont témoigné devant elle en tant que victimes ou témoins directs de ces actes. D’autres le feront au printemps, en raison de leurs demandes plus tardives pour venir témoigner à ce procès. Cette participation est inédite : par le nombre de parties civiles mais aussi par leur statut, puisqu’elles sont venues dans l’enceinte judiciaire à la fois pour témoigner des faits et, de manière prévue et annoncée, pour produire un récit collectif de leurs souffrances.
Les médias ont rendu compte de leurs dépositions sous l’angle des histoires singulières d’hommes et de femmes confrontés au surgissement d’une violence exceptionnelle. Les mots de certains d’entre eux, jugés les plus marquants, ont été reproduits parfois in extenso. Leur vécu avant, pendant, et surtout après l’attentat, a été évoqué. Leurs émotions et celles du public ont été décrites. Il existe une manière un peu différente de dire ce qui se passe au cours de ce procès : celle des sciences sociales, qui voient d’abord du social et du collectif, même dans l’émotion la plus singulière, et qui savent que tout n’est pas exceptionnel dans l’expérience de la violence politique et de ses suites.
Une équipe de chercheurs en sciences sociales observe la totalité des audiences, pour comprendre comment la justice française s’efforce de faire une place plus grande aux victimes, ce que cette présence massive fait aux pratiques judiciaires, et comment les victimes s’investissent ou non dans le procès. Nous comparons ce procès à d’autres traitant de violences politiques – celui des attentats de janvier 2015 à Paris, celui des attentats de Nice, bientôt, mais aussi des procès plus lointains, comme ceux menés en France contre des génocidaires rwandais. Ce que nous voyons dans ce procès est moins la somme de récits individuels émouvants, qu’une expérience collective[1].
La « grande famille des victimes » est divisée
De quel collectif parle-t-on ici ? La nation est souvent convoquée. Le vivre-ensemble, la solidarité nationale, la réparation d’une société blessée, sont fréquemment cités par les acteurs politiques et institutionnels, lorsqu’il s’agit de justifier ce procès exorbitant au regard du budget de la justice[2]. Mais le collectif national est aussi régulièrement évoqué par les parties civiles, dont certaines se veulent dépositaires d’une tradition républicaine et laïque qu’il s’agit de remettre sur pied après l’agression terroriste dont elle a fait l’objet.
Pourtant la nation n’a pas de mémoire[3]. Les mémoires sont plurielles, et variables. Les parties civiles disent parfois, d’ailleurs, leur tristesse devant l’oubli des faits, six ans après, par certains de leurs interlocuteurs : « C’est important les victimes du stade de France. Je veux vraiment qu’on n’oublie pas les victimes du stade de France » (déposition à la barre le 28 septembre 2021 d’un membre de la famille de la victime décédée du Stade de France).
Les victimes disent aussi leur difficulté de réintégrer la société française « non impliquée » : « Cette scène de crime on ne peut la pas la décrire, on dit “on comprend monsieur”, “on comprend madame”. Non. Vous ne pourrez jamais comprendre » (le 29 septembre 2021 d’une victime du stade de France) ; « C’est une expérience qui isole beaucoup. C’est en fait une expérience de mort. On rencontre la mort, on la voit, on la sent. (…) C’est très difficile de faire comprendre aux autres ce qu’on a vécu » (le 29 septembre 2021 d’une victime de la terrasse du Carillon).
Les parties civiles s’accordent finalement davantage sur leur commune appartenance à « la grande famille des victimes »[4]. Il existait entre ces victimes, avant les attentats, des affinités : les amateurs du groupe Eagles of Death Metal présents au Bataclan et la clientèle des terrasses se présentant à la barre comme jeune et métissée, sont assez proches sur le plan social et revendiquent des valeurs communes de liberté, d’esprit critique et d’hédonisme. Certains entretenaient même des liens personnels : entre habitués des concerts de rock, ou entre amis réunis pour un anniversaire.
Les personnes présentes aux alentours du Stade de France sont plus diverses. Quant aux habitants de l’immeuble où s’étaient réfugiés les auteurs des attentats, rue du Corbillon à Saint-Denis, assailli par les forces de police le 18 novembre, ils ne sont pas présents ; la question de leur constitution comme parties civiles au procès n’a pas encore été tranchée par la Cour. Les parties civiles du procès semblent donc former un public relativement homogène.
Mais forment-elles pour autant une « famille » ? Il semble que cela ne va pas de soi tant cette question est devenue au fur et à mesure des cinq semaines de témoignages un enjeu important du procès aux yeux des acteurs judiciaires comme des parties civiles elles-mêmes. Toutes les dépositions sont travaillées par cette inquiétude, banale dans la vie sociale : « suis-je à ma place ? ». La plupart de ceux qui viennent parler à la barre ont le souci de leur « légitimité » qu’ils mettent souvent en lien avec une « culpabilité » d’être encore là quand d’autres ne le sont plus. Cette question de la place à occuper est si omniprésente, que son traitement introduit de manière claire des divisions au sein de la « famille » des victimes.
Les divisions sont d’abord produites par le droit, lorsque les juges rappellent des frontières ailleurs discutables. La « famille des victimes du terrorisme » s’est agrandie à proportion du nombre d’attentats perpétrés sur le sol français depuis 2012 ; les expériences dévoilées devant une justice accueillante sont très variées. Il y a les morts dont on parle à la barre, les blessés graves et les blessés légers, lesquels se sont comme les précédents vus mourir ce jour-là. Il y a ceux qui ont été visés parce qu’ils étaient là et ceux qui sont intervenus parce que les attaques avaient lieu (certains policiers et habitants des quartiers touchés). Le tribunal accueille aussi les proches des uns et des autres parfois venus témoigner à trois ou quatre devant la Cour.
Or, on n’est « victime directe » des attentats du 13 novembre, dans la logique des avocats généraux et avant eux de l’instruction, que si on a été visé directement par les terroristes au moment où ils constituaient une menace réelle. Ce critère exclut le public installé à l’intérieur du Stade de France, puisque les terroristes n’y sont pas entrés. Il exclut aussi les habitants de l’immeuble du Corbillon, puisque l’explosion du 18 novembre a résulté non de l’intention de commettre un attentat mais de l’assaut du RAID ; certains avocats ont au contraire rappelé qu’en y faisant exploser sa ceinture, l’un des terroristes retranchés avaient bien commis un nouvel acte terroriste.
Le ministère public a fréquemment rappelé depuis l’ouverture du procès qu’il fallait distinguer le statut de partie civile – qui permet de participer à ce procès – de celui de victime. De nouvelles qualifications sont ainsi apparues dans le vocabulaire des autorités judiciaires depuis le procès des attentats de janvier 2015, qui s’affirment aujourd’hui : « victime par ricochet » et, plus encore, « témoin malheureux », toutes labellisations très incertaines juridiquement.
Ainsi pour ceux qui viennent à la barre pour se faire reconnaître le statut de partie civile, et sont exposés à ces arguments, c’est bien leur légitimité qui est contestée. « C’est forcément hyper-violent une telle remise en cause » nous a confié une victime, elle reconnue en tant que partie civile.
Les associations ont-elles revendiqué une grande ouverture, accueillant les victimes qui se définissent elles-mêmes comme telles : « On se reconnaît dans la souffrance qu’on a et pas dans ce qu’on a vécu » (déposition à la barre le 28 octobre 2021 d’un rescapé du Bataclan et représentant d’une association de victimes).
Les divisions sont également produites par les parties civiles elles-mêmes. Ainsi, les rescapés se sont parfois organisés en groupes distincts, définis non par les conséquences des violences mais par l’expérience de l’attentat. Les dépositions des « otages du Bataclan », c’est-à-dire les onze spectateurs qui ont été retenus pendant plusieurs heures en otage par les terroristes sur un balcon de la salle, ont ainsi formé un ensemble cohérent. Le témoignage de l’un complétait celui de l’autre, en écho à une solidarité née au cours de la cohabitation avec les terroristes, et consolidée ensuite ; les otages revendiquent en effet d’être devenus « potages » (otages devenus « potes »). La spécificité de cette expérience fait d’eux des témoins utiles pour une Cour soucieuse de mieux comprendre les motivations des assassins ; elle leur donne aussi un rôle supplémentaire en regard des autres rescapés indemnes physiquement ou légèrement blessés.
À tous, pourtant, une « blessure psychique » a été donnée en partage, comme l’ont rappelé les 10 à 15 parties civiles qui se sont succédées chaque jour pour témoigner. La blessure physique est, elle, une caractéristique distinctive ; cela a été le cas aussi lors du procès des attentats de janvier 2015. Tous évoquent les morts, absents auxquels se comparent les blessés.
Mais les blessés eux-mêmes se distinguent les uns des autres. Après la déposition de personnes aujourd’hui encore quotidiennement confrontées aux conséquences de la dévastation de leurs corps, ils sont nombreux à adoucir la gravité de leurs peines physiques, à dire qu’ils n’ont été touchés que par les ricochets des balles ou les éclats des explosifs ; une victime, qui a raconté sa vie de « gueule cassée » à la barre, a pu être à plusieurs reprises évoquée comme le cas-limite de la plus grande blessure.
Mais si certains blessés physiques incarnent de tels cas-limites, il ne fait plus de doutes au sein du tribunal que blessures psychiques ou physiques peuvent être comparables dans la douleur qui s’exprime ; on oublierait presque ici les débats scientifiques aigus que cette comparaison a suscités[5].
Malgré tout, leur commensurabilité reste interrogée par les parties civiles elles-mêmes. Les rescapés indemnes ou blessés légers ne savent trop s’ils ont été témoins ou victimes (déposition à la barre le 28 octobre d’un rescapé du Bataclan et représentant d’une association de victimes). La question est posée aussi par les familles des morts, qui viennent souvent déposer ensemble à la barre. Ces familles sont-elles là en tant qu’ayant-droit du mort, pour le représenter ou l’évoquer, ou en tant que « victimes par ricochet » ? Les proches des morts sont-ils victimes d’un deuil difficile, ou sont-ils traumatisés ?
Les parents l’expriment souvent : s’ils disent la violence de la mort dans ces conditions particulières (la violence extrême et le « chaos » administratif qui a suivi pour l’identification et la restitution des corps par l’Institut médico-légal), ils affirment aussi qu’aucune mort d’enfant n’est supportable par le parent qui lui survit. La question taraude plus encore les frères et les sœurs, les veufs et les veuves, voire les tantes et nièces, dont certains sont venus raconter leur expérience d’un trauma en tous points comparables à celui des rescapés, et analysé d’ailleurs dans les mêmes termes empruntés à la psychiatrie (hypervigilance, cauchemars, réminiscences, etc.).
Un échange entre une avocate des parties civiles et un psychiatre venu à la barre a contribué à entériner cette équivalence (le 29 octobre 2021) :
« En tant que juriste on fait la distinction entre les victimes directes et indirectes, mais qu’en est-il de la nomenclature en psychiatrie ?
— Effectivement, on ne fait pas de distinction, on parle de choc post-traumatique pour les deux. On qualifie les effets sur le psychisme, indépendamment de ce qui a pu les causer.
— Est-ce que ce serait une hypothèse de dire que quelqu’un, un proche, pourrait souffrir de symptômes post-traumatiques plus importants que ceux de personnes directement exposées ?
— Les endeuillés avaient des niveaux de souffrances psychiques qui équivalaient voire dépassaient parfois ceux des personnes sur place. »
L’ampleur des blessures psychiques est aussi interrogée lorsque ce sont les primo-intervenants qui viennent déposer. Les policiers sont des témoins classiques pour des juges plus accoutumés à les interroger sur les faits que sur les maux nés de leurs opérations dans des circonstances violentes[6]. Ils sont en outre plus habitués à la figure du héros viril qu’au soupçon de faiblesse qu’éveille le mot même de victime[7] ; c’est particulièrement le cas pour ce qui concerne les attentats du 13 novembre 2015, au cours desquels des policiers, spécialisés ou non (la BAC 75 nuit), sont intervenus au péril de leur vie, parfois en transgressant les procédures et la sectorisation des compétences.
On a ainsi vu à la barre certains policiers admettre qu’ils n’étaient jamais tout à fait revenus de ce qu’ils avaient vu cette nuit-là – les corps amoncelés, morts et vivants ensemble, dans la fosse du Bataclan, ou les blessures atroces faites par les armes de guerre. Le procès est de ce point de vue le lieu d’un effacement de la figure du héros, en même temps que sa réaffirmation sous les traits du héros-victime vulnérable ; certaines victimes sont d’ailleurs symétriquement présentées comme des héros.
Une telle situation avait déjà été très visible lors du procès des attentats de janvier 2015, lorsque des membres des services de police du 11e arrondissement de Paris, de la mairie de Montrouge ou de la gendarmerie de Dammartin-en-Goële étaient venus témoigner de leur face-à-face avec les terroristes et de leur traumatisme. Dans ce cas, l’expérience d’une violence subie entre « nos pistolets et leurs armes de guerre » entraina une partie de ces policiers à changer leur rapport au terrain et à s’engager dans des postes de bureau (lors d’une audience en septembre 2020).
Toutes ces distinctions au sein de la « famille des victimes » sont à la fois exposées, justifiées, et nuancées devant la Cour, comme l’illustrent les témoignages du dernier jour des cinq semaines de dépositions exprimés par les responsables des associations de victimes du terrorisme. Les présidents des deux principales associations regroupant les victimes des attentats du 13 novembre, Life for Paris et 13Onze15 – Fraternité et vérité, ont ainsi assumé de représenter des groupes et des projets distincts.
La première est occupée seulement du « travail de la justice » et de la reconstruction des victimes, et s’est constituée autour des rescapés du Bataclan. La seconde accueille d’abord les parents des morts, et définit plus largement ses missions mémorielles, en incluant notamment une critique des défaillances de l’État et un rappel des valeurs de la République laïque.
Dans le même temps, ces représentants n’ont eu de cesse, comme les membres des associations, de rappeler l’union sacrée et le travail conjoint qui fut progressivement mis en place durant les six dernières années, non sans tensions parfois. La division se montre autant qu’elle se combat, comme ces deux présidents continueront de l’affirmer quelques jours après leurs témoignages lors de leur commémoration conjointe à la mairie du 11e arrondissement pour les six ans des attentats. On aurait donc tort de ne voir que de l’opportunisme et de l’intéressement dans ces divisions et concurrences.
L’hypothèse de la « concurrence des victimes » a montré ses limites pour d’autres mobilisations de victimes. En s’efforçant de justifier la légitimité de leur parole et de leur cause, les parties civiles font ce que nous faisons tous, quotidiennement et constamment : connaître et tenir « sa place », par exemple quand d’autres sont peut-être morts à « votre place ».
Devenir victime, une expérience politique, sociale et judiciaire
Ces divisions ne résultent pas seulement de la diversité des vécus des attentats ou de la vie d’« après ». Les sciences sociales ont montré qu’on devient victime et qu’on est susceptible de ne pas le rester toujours, quelle que soit la violence du vécu[8]. Être une victime n’est ainsi pas ou pas seulement une caractéristique objective ou une expérience subjective vécue dans les fors intérieurs traumatisés ; c’est aussi et surtout une expérience sociale.
Il y a bien sûr un enjeu statutaire : faire valoir son statut de partie civile, c’est revendiquer une indemnisation et des titres. Si la question indemnitaire est désormais décorrélée du pénal et du statut de partie civile, les enjeux budgétaires ne sont toutefois pas absents, et peuvent expliquer les efforts du ministère public pour limiter le nombre des parties civiles constituées ; l’aide juridictionnelle étant accordée de manière systématique pour les victimes de terrorisme, leur accompagnement et les dommages éventuellement obtenus représentent un coût qui s’ajoute à celui des indemnisations versées par le Fonds de garantie, de la prise en charge médicale ad hoc, et de l’organisation même d’un procès à l’ampleur extraordinaire.
Cet enjeu statutaire et matériel explique aussi la mention régulière par les parties civiles des défaillances et du « comportement d’assureur » du Fonds de garantie (une jeune femme rescapée du Bataclan, le 12 octobre), alors même que, le Président de la Cour le rappelle souvent, cette institution n’est pas concernée par un procès pénal jugeant les auteurs présumés d’actes terroristes. Ces expériences, face au « Fonds » ou encore face à l’Institut médico-légal, narrées devant la Cour, composent un récit collectif d’usagers des politiques publiques.
Cette expérience collective se fait aussi face à la justice et à ce qu’elle incarne en tant qu’institution régalienne par excellence. Pour certaines victimes présentes aux audiences, l’une des dimensions de ce procès est de réussir à tenir sa place devant cette justice, d’interagir avec une institution imposante qui pour ce « procès historique » renoue pleinement avec les ors de la République et la majesté de l’État[9].
Dans une salle presque aussi vaste qu’une méga-église américaine, avec un appui d’une ampleur inédite de la gendarmerie et de la Cour d’appel de Paris, la présence de 350 avocats pour les seules parties civiles et celle de plus d’une dizaine de membres de l’association Paris Aide aux victimes, l’expérience d’une telle Cour d’assises par les parties civiles, n’est pas anodine. Cela réveille toutes les timidités et les sentiments de petitesse sociale, même lorsque le Président déploie des trésors de bienveillance.
Certains ont avoué que ce qui les faisait trembler était davantage la solennité judiciaire que le souvenir ou la présence des accusés – qu’ils regardent peu. Cette expérience intimidante fait aussi renaître des réflexes républicains (se lever lorsque la Cour entre, ou rendre hommage aux forces de l’ordre) qu’on croyait mal ancrés, a fortiori lorsqu’on revendique une culture critique via ses vêtements ou tatouages, liée à l’amour du rock ou du vin partagé sur les terrasses parisiennes. Devenir victime, c’est donc aussi essayer de trouver sa place face à cette institution imposante qu’est la justice. Ceux qui tremblent ont toutefois été assez peu nombreux au cours de ces cinq semaines. Les voix sont fermes, les débits souvent fluides ; certains s’autorisent même à chercher la connivence de la Cour, voire à lancer un mot d’amour au conjoint présent dans la salle.
L’assurance, si récurrente, des parties civiles face à une institution qui en impose incite alors l’observateur à se demander : qui, parmi les victimes directes et indirectes constituées parties civiles, n’est pas venu déposer plainte au tribunal ? Celles et ceux qui ne se sont pas sentis autorisés à le faire, pas suffisamment compétents, celles et ceux qui ont fui Paris ou n’y ont jamais vécu, ou encore celles et ceux qui ne peuvent pas faire garder leurs enfants ou faire admettre leur absence à un employeur ? Les attentats du 13 novembre ont fait 131 morts[10], plus de 350 blessés et quelque 4 000 personnes dites impliquées. Plus de 50 des 131 morts n’ont pas été représentés à la barre. 131 des proches sont venus, aux côtés de dix primo-intervenants et 216 blessés physiques ou psychiques[11].
Plus largement, la présence continue dans les salles du procès de l’équipe de recherche nous a permis de confirmer un premier résultat évident : la quasi-totalité des 2 400 parties civiles ne se rendent tout simplement pas à l’audience. Entre 60 et 250 personnes peuvent ainsi être présentes de manière non permanente au tribunal, parmi lesquelles un groupe d’une cinquantaine de parties civiles devenu des « habitués » par leur présence quasi-quotidienne ou répétée chaque semaine. C’est une enquête que doivent mener les sciences sociales si elles en trouvent le moyen : qui sont les absents ?[12]
La question de la place à laquelle on peut prétendre a une résonance particulièrement forte dans le cas des procès pour terrorisme. Les groupes visés l’ont été sans l’être puisque le terrorisme a pour caractéristique d’être une violence indiscriminée, qui s’en prend au piéton et au badaud plutôt qu’à l’homme politique.
Les lieux ont cependant été choisis (c’est d’ailleurs un enjeu du procès d’éclairer ce choix et la préparation des attentats). Ils l’ont été peut-être – les parties civiles ont souvent insisté sur ce point – parce que les clients et employés des cafés du 11e arrondissement de Paris, la salle de spectacle du Bataclan toute proche, et même les abords du Stade de France, sont des lieux de plaisir et de divertissement, où l’alcool coule à flots et la musique résonne.
Ce sont des lieux, en tout cas, fréquentés par une population qui ne ressemble pas à tous les Français : plus jeune, revendiquant sa liberté et affichant sa tranquillité à l’égard du mélange des classes sociales, des races, des cultures, des religions et des genres. Une population rassemblant gens aisés et moins aisés, plutôt plus distante de la religion et vraisemblablement plus à gauche que la moyenne des Français. C’est une distinction que travaillent beaucoup de parties civiles.
Les uns, et en particulier les rescapés du Bataclan, se contentent souvent de rappeler que le goût du rock et de la « mécréance » ne les a pas quittés ; ils se tournent parfois vers les accusés pour le dire. Les clients des terrasses du 11e arrondissement de Paris rappellent parfois à leur tour que l’islam dont ils ont hérité de leurs parents n’est pas celui des accusés.
D’autres parties civiles sont plus inquiètes, et forment aux yeux du chercheur en sciences sociales (socialement proche des différents groupes attaqués) un groupe fragilisé, marqué par le sentiment que ses valeurs seraient remises en cause. Les parents des victimes, souvent membres de l’association 13Onze15 – Fraternité et vérité, ont ainsi beaucoup insisté sur la défense de la République laïque. Leurs caractéristiques sociales les y disposent ; parfois parisiens, ils sont pour beaucoup enseignants, chercheurs ou professionnels de la culture.
Au-delà de ces différences, la laïcité semble unir autrement les parties civiles, qui affichent une propension largement partagée à récuser une causalité étroitement religieuse à l’acte terroriste qu’ils ont subi. Dans ce procès où ils font l’expérience directe d’une confrontation physique avec les accusés, ces derniers apparaissent moins comme des « ennemis intérieurs » que comme des individus qui pourraient leur ressembler et qu’ils auraient échoué à rallier ou à éduquer : « (Le terroriste) s’adresse à nous comme à un pote. Je viens de banlieue, on aurait pu jouer au foot ensemble » (un otage du Bataclan, le 19 octobre). Un homme blessé au Stade de France affirme de la même manière, après avoir précisé qu’il est lui-même musulman pratiquant : « Les types dans le box, c’est les mêmes qu’en banlieue, et on a une pensée pour leurs parents » (le 26 septembre). Un rescapé de l’attaque du Petit Cambodge évoque quant à lui la ressemblance entre un tueur et un de ses amis (le 30 septembre).
Les accusés apparaissent à beaucoup comme des jeunes de banlieue, à l’accent distinctif, enfants ou petits-enfants d’immigrés nord-africains qui n’auraient pas trouvé leur place dans la société, faute de compétences et de goût de l’effort, ou parce que mal accueillis. L’omniprésence dans les dépositions de cette question de l’éducation et de l’intégration ratées est frappante.
On y parle beaucoup moins des liens entre les accusés et les groupes islamistes étrangers ; la religion n’est pas davantage retenue comme une motivation réelle tant celle dont se réclament les auteurs des attentats est considérée avant tout comme une idéologie totalitaire ou comme un simple prétexte recouvrant l’inhumanité des tueurs. Ce sont l’ignorance, l’obscurantisme, ou les défaillances du système éducatif français ou belge, qui sont soulignés.
Réinscrit dans la société française dans son ensemble, dans un contexte électoral marqué par l’ampleur des intentions de vote à l’extrême droite, le tribunal – fréquenté par ce monde parisien formé de groupes irréligieux, amateurs de rock et d’échanges assez mixtes, d’acteurs judiciaires, de journalistes des grands médias nationaux et de chercheurs – apparaît parfois comme un radeau de la méduse prenant la mesure des menaces qui pèsent sur la démocratie, la république, la laïcité, le multiculturalisme, chaleureux mais menacé : « L’autre jour, une de mes amies m’a dit que cette salle était le pays dans lequel on voulait vivre. Je crois qu’elle a raison » (la compagne d’une victime décédée, le 20 octobre).
Mais d’autres communautés se forment aussi, un peu à l’écart de la société « normale », dans l’expérience de la violence terroriste et de ce procès. Beaucoup de parties civiles – des victimes directes, mais pas seulement – évoquent leur isolement et leur sentiment de distance vis-à-vis de la société française et de ceux qui n’ont rien vécu de tel. Ils évoquent les effets désocialisants du traumatisme mais aussi l’incompréhension des autres, qui étaient leurs proches dans la vie d’avant. Certains dénoncent même de véritables relégations dans le monde professionnel ou dans leur cercle amical.
La victime, toujours suspecte de faiblesse (et parfois licenciée pour « inaptitude »), dérange, d’où la force de l’injonction d’être « résilient », dont s’accommode beaucoup la société, mais qui a été dénoncée à plusieurs reprises par certains témoins à la barre et questionnée par le président, qui à plusieurs reprises a conclu : « chacun fait ce qu’il peut ».
Ces isolements, mais aussi les cadres nouveaux de socialisation que sont les commémorations et plus encore les activités communes proposées par les associations, déplacent les frontières et créent de nouveaux groupes de références. Dans certains cas, même, l’expérience commune des « survivants » consolide des couples voire est à l’origine de familles, pour ceux qui se sont rencontrés lors des apéros associatifs par exemple. Ces communautés nouvelles ne sont toutefois pas gravées dans un marbre traumatique ; elles peuvent être fugaces, et les « potages » passer à autre chose. Les victimes continuent de vivre leur vie.
Une communauté morale
Cette « famille des victimes du terrorisme » qui s’est exprimée durant les cinq semaines du procès des attentats du 13 novembre 2015, a donc dévoilé autant de divisions que d’expériences politiques, sociales et judiciaires partagées. Il y a néanmoins un trait commun à toutes ces victimes qui frappe le sociologue le plus aguerri à l’étude des violences de masse et de leurs suites.
Ces hommes et femmes, dont on a dit la singularité sociologique, forment à la barre une communauté morale, au sens où beaucoup se questionnent ouvertement sur la qualité éthique de leur comportement pendant les attaques. Ce questionnement alimente le trauma, ou s’en nourrit. Mais il est aussi le produit de la conversation que forment ensemble les dépositions. Les sciences sociales ont mis en évidence l’importance de ces facteurs sociaux ordinaires que sont par exemple les échanges quotidiens dans la construction de cadres et récits communs.
Rappelons en effet que, si tous ne sont pas présents tous les jours, ils sont plusieurs centaines à écouter les audiences au moyen de la web radio mise en place à l’attention des parties civiles par la Cour d’Appel (900 demandes d’ouverture de compte web, et 450 à 500 connexions simultanées pour certains jours d’audience). Cette écoute alimente des effets de références croisées et de mimétisme : les mots des uns sont repris, et parfois cités, par les autres ; les anxiétés et les efforts de justification des uns sont appropriés par les autres.
La rencontre avec le juge rend plus aiguë cette question morale. Tous s’interrogent, en tout cas : sauver ou pas, être sauvé, marcher sur les morts, alléger ou pas les souffrances des blessés et des agonisants par la parole, accepter d’avoir « collaboré » lorsqu’on a été otage des terroristes. Une partie civile décrit, le 26 octobre, ses questionnements face à l’« Everest des corps empilés » : « j’ai peur de monter sur ces gens, je n’ai pas été éduquée pour ça. Je m’en excuse auprès de ceux que j’ai piétinés ». C’est le cas même des professionnels de la violence urbaine que sont les policiers, brutalement confrontés à la guerre, quand ils s’efforcent de justifier la « brutalité » pourtant relative de leurs procédures en regard de ce qui a lieu : braquer son arme sur une victime terrifiée parce qu’il faut vérifier qu’aucun tueur ne se dissimule dans les rangs de ceux qui s’enfuient, « prioriser » les blessés envoyés vers les hôpitaux (pour les médecins des brigades d’intervention).
Les sciences sociales ont mis en évidence la facilité avec laquelle les hommes (y compris quelques femmes) consentent à la violence – qu’elle leur soit faite ou qu’ils la fassent. Ils s’en accommodent dès lors que leurs collectifs de référence les y incitent, passé le premier moment d’engagement dans la violence[13].
Les parties civiles du procès du 13 novembre qui étaient présentes lors des attaques ne se sont pas engagées dans la violence ; elles ne l’ont pas acceptée. Peut-on voir dans cette réticence une spécificité du terrorisme ? La victime n’est pas ciblée et l’attaque surgit brutalement, dans un lieu familier et en pleines interactions amicales ; les souvenirs de la violence mettent en avant une « sidération », une incompréhension, la conviction un temps qu’il s’agit d’une « blague » (un feu d’artifice, de fausses armes, des pétards), qui éloignent son acceptation. L’identification, toute relative, avec l’assaillant, n’a lieu qu’après coup, ou lors des interactions prolongées comme dans le cas des otages. La violence frappe de plein fouet tout en restant à bonne distance, et est rejetée.
Ce questionnement moral, le refus fréquemment exprimé de « l’amalgame » entre les terroristes et les musulmans, le prolonge d’une certaine façon. Les victimes ne se sentent pas toujours si distantes des tueurs, que leurs environnements socio-culturels leur enjoignent de tenter de comprendre. Le questionnement et l’affirmation d’un positionnement moral de celui qui ne pardonne pas mais refuse la haine à l’égard des accusés est une façon, parmi d’autres, de trouver sa place de victime.
Les rédacteurs de ce texte font partie de l’équipe du projet de recherche JUPITER sur le procès des attentats du 13 novembre 2015, soutenu par la Mission Droit et Justice.