Les médias sociaux feront-ils la présidentielle 2022 ?
« On parle sans cesse de consulter l’opinion publique ; c’est une intention fort louable, dont le résultat doit être fort utile au gouvernement et à la nation. Mais qu’est-ce que l’opinion publique ? Est-ce celle de ma coterie ? Est-ce celle du café du coin ? Est-ce en écoutant aux portes, en décachetant les lettres, qu’on apprendra ce que c’est ? Non. Quel est donc le moyen de savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle craint ? De le savoir en tout temps, en toute circonstance, pour toute chose, pour ce qu’on fait, pour ce qu’on veut faire ? C’est d’établir un système d’informations combinées qui la prenne là où elle est, et la donne périodiquement telle qu’elle est. »
P.-L. Roederer, responsable de la Direction de l’esprit public. Lettre au Premier consul (1802). Cité par Jaume (1989), L’esprit jacobin et la démocratie
L’ancienneté de la citation ci-dessus atteste de la longue histoire des dispositifs de mesure de l’opinion, et des questions politiques que ces derniers soulèvent. Alors que la préoccupation pour l’opinion publique se fait pressante en ce début de XIXe siècle, le responsable de la Direction de l’esprit public, section du ministère de l’Intérieur spécialement destinée à sa mesure, met – à raison – l’accent sur les « systèmes d’information » par lesquels des matériaux épars, disséminés au sein d’une société, peuvent devenir, sous certaines conditions, « l’opinion publique » majuscule qui intéresse le gouvernement.
De l’enquête de police au sondage, en passant par le micro-trottoir, chaque dispositif inventé au fil du temps pour résoudre ce problème porte en lui une vision bien spécifique de ce qu’est l’acte d’opiner, des opinions qui comptent et de la manière dont celles-ci peuvent être agrégées. Aujourd’hui, la massification de l’expression sur les médias sociaux pose à nouveau cette question ancienne.
En facilitant la diffusion, l’agrégation et la mise en visibilité des opinions de tout un chacun dans l’espace public, les plateformes comme Twitter ou Facebook ouvrent potentiellement la voie à de nouvelles manières de peser dans le débat public. Comment analyser alors le rôle nouveau de l’opinion surgie des espaces publics numériques ? En cette période électorale, quel devrait être son rôle ?
Des effets supposément forts des médias sociaux sur l’opinion
Depuis la deuxième moitié des années 2010, un consensus médiatique et politique semble se dégager, qui fait des médias sociaux un facteur désormais décisif dans les processus politiques et électoraux. En 2016, Donald Trump aurait ainsi été élu grâce – au choix – aux fausses informations diffusées sur Facebook, à son partenariat clandestin avec Cambridge Analytica, ou encore aux ingérences de hackers russes.
En France, au moment de l’affaire Benalla, le gouvernement s’était plaint de ce que ladite affaire aurait été montée en épingle par des procédés dits d’astroturfing, consistant à doper artificiellement (au moyen d’automates) la circulation de certains hashtags ou opinions sur les réseaux sociaux (avec, encore, la Russie en toile de fond)[1]. Et aujourd’hui encore, nombre d’analyses expliquent le succès du candidat fasciste Éric Zemmour par l’activité de ses soutiens sur les réseaux sociaux[2].
Ces discours ont en commun une croyance implicite et généralisée dans les « effets forts » des médias sociaux, c’est-à-dire dans la capacité des informations et opinions qui y circulent à impacter durablement les personnes qui les lisent, jusque et y compris dans leurs décisions de vote. Les nouvelles, vraies ou fausses, qui circulent dans les espaces numériques, exerceraient ainsi un impact précis et mesurable sur la manière dont nous forgeons nos avis, notamment en matière électorale. Pourtant, ce (social) média-centrisme ne correspond pas à la réalité.
À titre personnel, j’ai consacré ma thèse, un livre et plusieurs articles à la question de l’opinion numérique et de sa mesure ; c’est dire si je pense que le sujet est important. Pour autant, il est aujourd’hui évident que ces diagnostics sur la force propre des réseaux sociaux sont largement exagérés. Comme tout nouveau média, la démocratisation des usages d’internet s’accompagne de discours tour à tour dithyrambiques (années 1995-2015) et apocalyptiques (2015 à aujourd’hui) concernant son impact sur la démocratie. Ces discours ne nous aident pas à comprendre ce qui se joue réellement dans la circulation des opinions sur le web.
Oui, il existe des manipulations, des acteurs qui produisent délibérément des informations qu’ils savent erronées, créent des bots pour gonfler artificiellement la visibilité d’un sujet, et ainsi de suite. Surtout, la conversation politique en ligne est de facto peuplée de personnes qui cherchent à gonfler la visibilité de certains sujets, de certaines personnalités, de les inscrire à l’agenda public.
Artificielles ou non, ces manœuvres réussissent-elles ? L’effet des fausses nouvelles a largement été démenti empiriquement, ainsi que l’expliquait Dominique Cardon dans AOC, à la suite de recherches étatsuniennes (Allcott et Gentzkow, 2017[3] ; Benkler, Faris et Roberts, 2018[4]). Comme le montre depuis longtemps la sociologie de la réception, qui s’intéresse à ce que font les gens des médias qu’ils consomment, les publics s’approprient, interprètent, mettent à distance, connectent entre eux les contenus idéologiques qui leur sont proposés. Il n’en va pas différemment sur internet.
Que vaut alors l’opinion du web ? Si elle n’exerce pas ces fameux « effets forts », que produit-elle sur le plan politique ? Et comment peut-on s’attendre à ce qu’elle opère dans le contexte de l’élection présidentielle française à venir ? C’est à ces questions que je voudrais essayer d’apporter quelques éléments de réponse.
Ce que tweeter veut dire. L’originalité politique de l’opinion sur le web
L’histoire des usages électoraux de l’opinion en ligne est déjà ancienne. Dès les années 1990, le web naissant est en effet investi par des groupes et courants politiques, surtout par les plus minoritaires qui y voient un moyen facile et bon marché de compenser leur faible représentation dans l’espace médiatique traditionnel : les altermondialistes, mais aussi – déjà – le Front National et les groupes d’extrême-droite s’y mobilisent par exemple très tôt. 2005 marque une victoire importante de ce contre-espace médiatique, avec la victoire du Non au référendum sur le Traité Constitutionnel Européen, alors même que les principaux médias et partis politiques étaient dans l’ensemble favorables au Oui.
Depuis les années 2000, l’ensemble des états-majors politiques ont appris à composer avec ces nouveaux espaces publics ouverts par l’essor des blogs, puis des plateformes de médias sociaux. Si l’on ne se concentre que sur la politique électorale mainstream, on trouve dès 2007 un intérêt marqué des candidats pour ces supports : la plateforme Désirs d’Avenir constitue ainsi le vaisseau amiral numérique de la candidature de Ségolène Royal, soutenue par de très nombreux blogs ; plus généralement, les principaux partis commencent à s’intéresser à ce qui constitue alors une sensation médiatique, l’essor d’une blogosphère politique animée non plus par des journalistes mais des profanes (Siles, 2017[5]).
L’élection de 2012 marque une forme d’institutionnalisation, inspirée notamment par la campagne victorieuse de Barack Obama aux États-Unis en 2008, avec la coordination par les staffs des candidat.e.s d’initiatives destinées à occuper le terrain du débat politique en ligne, telles que les « ripostes parties » animées sur Twitter depuis le QG du Parti Socialiste par les militants de la campagne de François Hollande (Théviot, 2014[6]). Lors de la dernière campagne de 2017, le numérique fait partie intégrante des canaux de communication comme des techniques de mobilisation des équipes de campagne, avec des mobilisations et contre-mobilisations particulièrement soutenues, sur Twitter et de nouvelles plateformes apparues entre-temps.
Cette histoire, parcourue à très grandes enjambées, montre que les candidat.e.s, et plus généralement les porteurs et porteuses de causes politiques, ont compris depuis longtemps que l’espace numérique était un canal supplémentaire pour faire passer leurs idées ; un territoire de plus à occuper avec banderoles et bannières. Pour autant, bien que les acteurs de la politique électorale s’en soient emparés depuis des années, les territoires de l’opinion en ligne s’inscrivent dans une tout autre grammaire, un tout autre régime que celui de l’élection. En effet, le vote, comme son simulacre sondagier, ont pour principe de solliciter l’ensemble d’une population (ou un échantillon statistiquement représentatif), et d’accorder un poids équivalent à tous les suffrages émis (Blondiaux, 1998[7]).
Or, sur le web interviennent deux ruptures majeures. Tout d’abord, les opinions ne sont pas émises par « les Français.e.s » : seule y publie une minorité extrêmement réduite de citoyen.ne.s parmi les plus concerné.e.s, les plus motivé.e.s à faire entendre leur avis, donc les plus politisé.e.s ; la compétence sociale et technique nécessaire à partager ses opinions sur internet constitue également un filtre puissant[8]. Deuxièmement, toutes les opinions qui circulent sur le web n’ont pas le même poids, tant s’en faut : c’est là encore une petite fraction d’entre elles qui accède à une visibilité forte, quand l’immense majorité circule à basse intensité, dans des cercles réduits.
Le problème réside en réalité dans la fausse impression de « masse » que produit la fréquentation des médias sociaux. Alimentée par les métriques qui de toute part quantifient les centaines de reprises d’un tweet, les milliers de vues d’une vidéo YouTube, combinée avec l’égalitarisme apparent de plateformes où chacun est libre de s’exprimer, cette impression conduit de nombreux journalistes et commentateurs médiatiques à traiter l’espace public numérique comme une vue aérienne du corps social français, quand il n’en est en réalité qu’un zoom particulièrement spécifique. C’est ce qui rend délicate toute prédiction électorale basée sur l’expression en ligne ; le ratage de l’entreprise canadienne Filteris, qui en 2017 avait annoncé contre les sondages la qualification de François Fillon pour le deuxième tour, en atteste.
Dénuée de représentativité, que vaut alors l’opinion du web ? Elle s’inscrit en réalité dans un tout autre régime que celui des majorités, qui associe isoloir, vote et échantillonnage statistique, et qui en additionnant des opinions réputées strictement individuelles, produit de la rationalité politique par l’identification de majorités.
Au contraire, le régime de l’opinion en ligne est, par définition, celui de la mobilisation, des minorités agissantes. Il s’inscrit en cela dans la continuité politique de nombreux dispositifs parfois très anciens, qui cherchent à peser sur les processus politiques médiatisés ; tous ont en commun de chercher à maximiser le nombre de marques de mobilisation : les nombres de vues d’une vidéo ou de partages d’un hashtag donné, donc ; mais aussi, le nombre de corps dans la manifestation, le nombre de grévistes, de signatures au bas d’une pétition, de votes « de paille » organisés au XIXe siècle dans les campagnes électorales étatsuniennes (Herbst, 1995[9]). Autant de signes qui visent à manifester la force d’une mobilisation, d’essence collective.
On renoue ainsi sur le web avec un mode de participation politique antérieur au régime des majorités, mais non moins démocratique, dans lequel l’acte d’opiner n’est pas le fait d’un individu « en son âme et conscience », s’exprimant dans la solitude de l’isoloir (ou du questionnaire du sondage)[10], mais de membres de collectifs plus ou moins structurés, plus ou moins fluides, qui visent à occuper un territoire de visibilité pour renforcer des idées, des revendications, des manières de voir. Ce régime de la mobilisation constitue par ailleurs le point d’appui implicite de la critique de Pierre Bourdieu lorsqu’il affirme que « l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions » (Bourdieu, 1973, p. 1294[11]).
Toute opinion collective produite ou mesurée dans les espaces publics numériques est donc une opinion manifestée, au sens où elle ne rassemble par définition que celles et ceux qui ont pris la peine d’exprimer un avis, de le mettre en forme et de le publier. Les « sondages » réalisés en direct auprès des internautes par certains médias auprès de leurs lecteurs, les baromètres de popularité sur Twitter, Facebook ou YouTube, ou encore l’algorithme qui définit les « trending topics » de Twitter en fonction du nombre de partages d’un hashtag, tous ces dispositifs s’inscrivent dans ce régime. Ils cherchent ainsi à jauger l’intérêt des publics numériques pour certains événements, sujets ou personnalités du débat public. Ils permettent plus généralement la mise en forme de mobilisations collectives sur un mode non représentatif, largement étranger à la référence électorale.
Inégalement produite par toutes et tous, inégalement visible, l’opinion que mettent en forme ces dispositifs est une opinion qui a pour principale caractéristique de se savoir comptée (et compter). Elle est produite par des collectifs de personnes mobilisées, qui constituent la pointe émergée d’icebergs faits de publics plus larges, éventuellement touchés ou sympathisants, mais politiquement beaucoup moins actifs. À leur tour, ces icebergs circulent alors dans l’océan des immenses publics beaucoup plus passifs, bien moins politisés, tardivement intéressés par les campagnes électorales et consommateurs dilettantes de « l’actualité politique » ; ces millions d’électeurs et électrices qui, par leur vote, font matériellement l’élection.
Conclusion : penser les circulations
L’opinion des espaces publics numériques intéresse, intrigue, attire l’œil précisément par ce travail de manifestation qu’elle s’efforce d’opérer. Les « clashs » et « polémiques » que l’on dénonce souvent sur les médias sociaux correspondent en réalité bien souvent à des pics d’activité de militants bataillant pour imposer un agenda et des thèmes de débat. Il faut prendre au sérieux ce qui se joue dans ces espaces, sans pour autant prendre pour acquise la circulation des thèmes, des réputations ou du capital politique entre l’espace numérique des opinions mobilisées, et celui de l’opinion majoritaire qui en dernière analyse est celui de l’élection. Bien sûr, il existe des porosités entre ces espaces, raison pour laquelle tant d’entrepreneur.e.s de causes s’efforcent d’occuper le premier pour accéder au second. Cependant, ces porosités ne sont pas systématiques, tant s’en faut.
Ces dernières années, une forme de circulation en particulier s’est généralisée, dans laquelle un ou plusieurs médias classiques – au premier rang desquels la bonne vieille télévision – s’empare d’un « sujet » issu de l’espace numérique, lui faisant de facto changer de dimension. Les années 2010 ont ainsi vu s’institutionnaliser des circulations entre espace numérique et espace médiatique traditionnel.
D’une part, le web et Twitter en particulier sont devenus une considérable caisse de résonance pour la télévision, commentée en temps réel, redécoupée, interprétée, remise en circulation dans d’innombrables canaux affinitaires (ce qui, symétriquement, a incité les profesionnel.le.s de la télévision à travailler pour Twitter, mettant en forme chroniques, punchlines et interviews de façon à faciliter leur reprise).
D’un autre côté, nombre de « sujets », petits et grands, sont passés de médias numériques aux salles de rédaction de la presse et de la télévision. Des paniques estivales sur le « burkini » au mouvement #BlackLivesMatter, des déboires de telle célébrité numérique à #MeToo, tout part souvent de prises de parole numériques qui, agrégées et décuplées par un article, un reportage, un « décryptage » produit par un média à l’audience autrement plus considérable, repris ensuite par d’autres, prennent place dans l’agenda de nos débats publics.
Toujours plus « assis », toujours plus contraint en termes de ressources, le journalisme contemporain voit bien souvent dans les sujets issus de Twitter une matière accessible, peu chère, et qui donne par excellence cette fausse impression de masse mentionnée plus haut. Une polémique, une panique morale, une déclaration outrancière déchainent les publications de milliers de tweeteurs et tweeteuses ; cela « monte », cela a l’air important ; un média en fait un article, et la polémique à quelques milliers de participants devient quelques jours plus tard un sujet de débat national sur les chaines d’information en continu.
Il n’y a qu’à voir la manière dont le « wokisme » et la « cancel culture », termes qui il y a deux ans encore circulaient exclusivement dans une niche ultra-spécifique du conservatisme en ligne, « décryptés », médiatisés, puis légitimés par des responsables politiques opportunistes, sont en passe de devenir des éléments du langage politique courant. Soyons juste : ces circulations ne concernent pas toujours les derniers avatars du conservatisme le plus réactionnaire, et le féminisme et l’antiracisme en ont aussi pleinement bénéficié sur les dernières années, à travers #MeToo et #BlackLivesMatter notamment.
Le problème n’est donc pas que des opinions du web passent dans le débat médiatique national : bien au contraire, on peut y voir une forme salutaire d’ouverture et de pluralisme. Cependant, à moins de trois mois de l’élection présidentielle, il semble crucial que les professionnel.le.s des médias aient une conscience très claire de la portée politique du geste qui consiste à médiatiser – et donc légitimer – les opinions issues des espaces agonistiques du débat numérique, dont l’ambition est précisément d’accéder à la visibilité. Pas plus que pour les autres scrutins, les médias sociaux ne feront pas la présidentielle de 2022… à moins d’un coup de pouce des médias de masse.