Une politique du mème
Cela fait maintenant plusieurs années que les mèmes ont investi le champ numérique, devenant ainsi des objets incontournables de la culture web : des boards alternatifs (tels que 4chan ou Reddit) aux réseaux sociaux les plus majoritaires, ces petites vignettes qui combinent texte et image, souvent avec humour, sont devenues une manière d’exprimer un avis, de commenter l’actualité et même de marquer son engagement politique.
C’est le propre de ces petits objets anodins que l’on confine souvent très injustement au simple domaine du numérique (ou du digital, sachant que les deux termes ne signifient pas exactement la même chose – contrairement à ce qu’un réflexe anglophobe commun tendrait à nous faire croire) : on estime qu’ils font partie d’une forme de mode, qu’ils ne sont là que pour signaler la circulation éphémère de traits d’humour potache, ou bien qu’ils sont d’abord l’apanage d’une culture des « jeunes » (sans que l’on sache très bien ce que cela signifie). Ce faisant, on a alors la tentation de ne pas prendre les mèmes au sérieux.
Et bien on a tort, tout simplement. Prendre les mèmes à la légère, c’est ignorer le rôle qu’ils ont joué dans les motivations de l’auteur des attentats de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, dont la consommation et la production de mèmes sur les forums d’extrême-droite ont été déterminantes pour son passage à l’acte. C’est également ignorer le fait que la figure de l’illustre « Pepe the Frog » a fini par être intégralement récupérée par l’alt-right conservatrice américaine, faisant de cette étrange grenouille verte l’emblème d’une communauté zélée de supporters trumpistes, particulièrement active dans ce qui deviendra par la suite l’assaut du Capitole.
En outre, les mèmes ne sont pas un simple objet cantonné à l’espace numérique ; tout au contraire, ils sont postdigitaux par essence. Rappelons ici les travaux de Florian Cramer, qui précise la chose suivante : « en s’inspirant (…) du post-punk, du postcolonialisme et de Mad Max, le terme “post-digital”, dans son sens le plus facile à appréhender, décrit l’état de confusion des médias, des arts et du design après leur digitalisation[1] ». L’époque postdigitale dans laquelle nous vivons abolit, d’une certaine manière, les frontières entre ce qui se passe au sein des espaces numériques et ce qui se passe en-dehors, dynamitant ainsi les frontières artificielles entre « réel » et « virtuel », au profit d’une société qui se vit comme un nouvel ensemble de continuités complexes.
Il en va de même pour les mèmes[2] : faciles à comprendre, à décoder et à ré-encoder pour de nouvelles utilisations, les mèmes deviennent des objets sociaux à part entière. Pour Limor Shifman, « dans cette ère hyper-mémétique, la circulation de copies et de dérivatifs par les utilisateurs constitue une logique prédominante (…). En ce sens, les copies deviennent plus importantes que ce qui est “original”[3] » ; en d’autres termes, c’est précisément parce que les mèmes font écho à cette nouvelle ère de reproductibilité et de légitimité de la copie, permise au départ par l’environnement participatif et collaboratif de ce que l’on appelle le web 2.0 (soit cette évolution d’internet permise par les réseaux sociaux et les encyclopédies collaboratives comme Wikipedia), que leur succès est considérable – une référence plus qu’évidente à la notion de folksonomie, développée entre autres par Olivier Le Deuff[4].
Les mèmes participent à la réimplantation de la culture du web dans un espace qui le dépasse largement.
Mais depuis quelques années, la dimension politique des mèmes a pris un nouveau tournant, puisque bon nombre de ces objets emblématiques ont fini par s’inviter sur les pancartes de manifestations diverses et variées, dans plusieurs pays du monde. À Hong-Kong, aux États-Unis, en Inde, en Allemagne, en Algérie ou en France, des manifestant.e.s de plusieurs pays se mettent à utiliser ces objets au sein d’événements bien réels, désormais également relayés et immortalisés au sein d’espaces numériques. Les mèmes participent ainsi à la réimplantation de la culture du web dans un espace qui le dépasse largement ; plus encore, ils deviennent l’emblème d’une véritable culture commune, puisqu’il est à noter que ces références fleurissent sur les pancartes de bon nombre de pays, lorsqu’il s’agit de porter des slogans et des idées dans des manifestations.
Bref : depuis plusieurs années, la trajectoire des mèmes s’est très clairement éloignée de leur caractère confidentiel des débuts, cantonné à certains forums underground de connaisseurs, désireux de conserver jalousement le positionnement alternatif de ces drôles d’objets de communication. En réalité, les mèmes sont de redoutables vecteurs de transmission d’information – redoutables car très efficaces : en ce sens, ils reposent sur une dimension duale, au moins dans un prime abord. En effet, chaque mème de sorte à combiner à la fois un topème (soit un sujet sur lequel le mème porte un commentaire) et un référème (soit un contexte de culture populaire qui lui sert de support). Prenons un exemple : les créations mémétiques du compte « les Tintinades » ont précisément pour référème permanent l’univers de Tintin, mais font varier les topèmes au gré des envies ou de l’actualité.
C’est précisément la force des mèmes : l’important n’est pas nécessairement les sujets qu’ils abordent, mais le fait qu’ils prennent appui sur des référèmes issus de la culture pop pour aborder ces sujets. Critiquer une mesure politique néolibérale en utilisant par exemple une image des Simpson peut s’avérer infiniment plus efficace ou viral que le commentaire d’un éditorialiste sur une chaîne d’information en continu ; bien évidemment, l’objet du mème ne sera pas de développer un argumentaire complexe, mais au contraire de le synthétiser dans une sorte de version .zip d’un discours particulier. Et c’est là l’autre particularité des mèmes – sa troisième dimension donc, si l’on peut dire, au-delà des dimensions de topème et de référème. En ce sens, le même est plus proche du signe peircien que du signe saussurien, pour reprendre cette distinction sémiotique.
En d’autres termes, le mème n’est pas simplement un artefact communicationnel qui combine sujet de conversation et support culturel : il constitue une façon de transmettre des états mentaux et affectifs de manière relativement précise[5]. C’est plus particulièrement le cas des gifs, ces petites vidéos courtes, animées et répétitives, qui sont souvent utilisées dans des cas analogues aux mèmes (et qui en constituent pourtant une forme différente) : on y distingue souvent des personnages qui passent par des émotions différentes, avec des transitions fines, et l’expression d’états cognitifs ou mentaux qui permettent de s’identifier plus aisément au message transmis. Dans cette optique, les mèmes représentent souvent des morceaux (ou chunks) d’humanité : on peut y figurer la surprise, la déception, la colère, la tristesse ou encore l’incompréhension – là où un argumentaire purement langagier demanderait des précisions lexicales que le mème parvient souvent à transcender.
Ce n’est pas simplement l’utilisation des mèmes dans le champ politique qui les transforme en objets politiques ; ils sont politiques par essence.
Les mèmes permettent donc d’exprimer beaucoup de choses : il est non seulement possible de les utiliser pour produire un commentaire politique ou une critique sur l’état du monde ou de la société, mais également de transmettre l’exacte état affectif dans lequel on se trouve au moment où on produit cette critique ou ce commentaire. Cette nuance est de taille, et hisse le mème au rang des productions langagières qui produisent une communication d’une toute nouvelle forme, capable non seulement de transmettre un message, mais également de partager une émotion, tout en cimentant des communautés qui partagent les mêmes références culturelles. À ce titre, il est d’ailleurs important de revenir sur cette notion de référème.
En effet, énormément de mèmes et de gifs mettent en lumière des scènes issues de films, de séries ou de dessins animés majoritairement issus de studios de production massivement nord-américains : qu’il s’agisse de Parks & Recreation, des franchises Marvel ou encore de BoJack Horseman, c’est l’ensemble du panthéon audio-visuel et du soft power culturel états-unien qui se retrouve très souvent mobilisé dans ces mèmes.
Cette réalité n’a rien d’anecdotique, tout au contraire : à partir du moment où l’on sait que la manifestation des émotions et des états affectifs est culturelle, et que les manifestations proposées dans les mèmes sont jouées par des comédien.ne.s, on est en droit de se demander dans quelle mesure le mème ne participe pas, involontairement ou non (tout comme celles et ceux qui les créent et les transmettent) à la diffusion d’une hégémonie culturelle particulièrement pernicieuse, puisqu’elle s’appuie à la fois sur l’humour et la convivialité des références partagées pour s’inscrire dans le paysage médiatique et démocratique.
En tant que nouveaux objets langagiers, les mèmes ont de multiples atouts qui les rendent particulièrement adaptés aux évolutions de nos sociétés, et qui permettent l’expression de messages complexes, sous des atours apparemment anodins. Mais comme tout objet langagier, les mèmes ne sont pas innocents : situés dans des pratiques à la fois permises par des affordances techniques et enracinées dans une culture numérique collaborative, ils constituent également des artefacts culturels qui installent et modifient nos références en matière de culture populaire, tout en alimentant les représentations sociales en matière d’expression des états affectifs et mentaux.
En ce sens, ce n’est pas simplement l’utilisation des mèmes dans le champ politique qui les transforme en objets politiques ; ils sont politiques par essence, dans leur tridimensionnalité, leur contexte d’utilisation et les conditions de leur viralité. Reflets de l’époque qui les a enfantés, les mèmes sont également les précurseurs d’une époque à venir, qui permet de fusionner des éléments complexes au sein de frontières floues, où se jouent luttent d’influence, batailles sociales et guerres politiques.
NDLR : Albin Wagener publiera en avril 2022 aux Éditions de l’université Grenoble-Alpes Mémologie. Théorie postdigitale des mèmes.