Que vaut un capital médiatique dans une campagne présidentielle ?
La figure du candidat médiatique employée pour désigner Éric Zemmour n’est pas si nouvelle. Les tentatives de conversion électorale d’une large notoriété acquise hors du jeu politique professionnel, et valorisée dans une compétition présidentielle personnalisée et arbitrée par les éditorialistes et les sondages d’opinion, sont assez récurrentes sous la Ve République. L’occasion d’analyser comment et à quelles conditions le capital médiatique peut être agissant en politique.
À quelques mois de l’élection présidentielle, une singulière candidature trouble le jeu politique habituel, enfreint l’entre-soi et la langue de bois des professionnels de la politique. Ce visage s’étale à la Une des hebdomadaires et en grand format sur les kiosques à journaux. Dans la presse, à la radio, tout le monde ne parle plus que de ça. Journalistes et candidats commentent ses prises de parole. On guette ses annonces, ses présences sur les réseaux sociaux, si bien que toute la campagne semble rythmée par ses déclarations.
Son talent personnel, son sens du placement politique ou ses qualités oratoires, pour ne pas dire son charisme, deviennent une réalité indiscutable, dont ses nombreuses apparitions médiatiques sont la preuve indiscutable. Ils semblent même compenser la faiblesse de son ancrage partisan et son absence des postes de premier plan dans les derniers gouvernements. Les courbes d’intentions de vote s’affolent. Absente des enquêtes il y a encore quelques semaines encore, cette candidature est désormais promise à une présence au second tour. Elle promet de rebattre les cartes. La suite de la campagne semble soudainement devenue incertaine. Pour tout le monde, c’est la candidature des médias.
Ce candidat « médiatique » pourrait être Éric Zemmour, désormais candidat à l’élection présidentielle de 2022. Ce portrait pourrait tout aussi bien convenir à la candidature de « Monsieur X », que l’hebdomadaire L’Express, après avoir vanté ses compétences économiques et politiques, affiche anonymement en Une sous le titre « Monsieur X contre de Gaulle » le 3 octobre 1963. À l’époque, l’opération de L’Express entraîne une série de spéculations et alimente une chronique journalistique sur l’identité de ce mystérieux candidat. Son identité révélée, Gaston Defferre apparaît comme « l’idéal politique de l’homme d’État moderne »[1], maire de Marseille et sénateur, mais sans responsabilité gouvernementale de premier plan sous la IVe République.
Autre « candidat médiatique » Jacques Delors devait, en 1995, être l’homme qui sauverait la gauche. Fort de ses expériences politiques, il caracolait en tête de tous les sondages d’intentions de vote avant d’annoncer, sur le plateau télévisé de l’émission 7 sur 7, qu’il ne serait pas candidat.
Tout au long de la Ve République, bien d’autres candidatures encore ont pu, d’une façon ou d’une autre, être perçues comme portées par les médias : Jean Lecanuet en 1965, Jacques Chaban-Delmas ou René Dumont en 1974, Coluche en 1981, Alain Lipietz puis Noël Mamère mais aussi Olivier Besancenot en 2002, Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy ou José Bové en 2007, Eva Joly en 2012, et Philippe Poutou ou même Emmanuel Macron en 2017.
Les figures du candidat médiatique
On le voit à cette longue et hétéroclite liste, l’idée de candidature médiatique embrasse des situations si diverses qu’elle pose plus de questions qu’elle n’en résout.
Plus qu’une réalité aisément identifiable, la figure du candidat médiatique est avant tout un schème du commentaire journalistique et politique. Selon les commentateurs, elle peut n’être qu’une bulle qui éclatera dans quelques semaines, ou une révélation dont la victoire ne fait, avec le renfort des médias, plus aucun doute. Qualifier un candidat de « médiatique » peut être une stratégie de disqualification (la « vraie » politique ne se réduisant pas à la notoriété médiatique). Ce peut être aussi une façon de saisir la menace diffuse que fait planer un nouvel entrant dans le jeu politique.
Dans tous les cas, ce schème repose sur l’idée commune qu’une campagne électorale est une compétition entre quelques personnalités, ponctuée par une série de rebondissements qui sont d’autant plus intéressants qu’ils sont susceptibles de déjouer les attentes initiales.
Le candidat médiatique est presque un personnage type du récit présidentiel. Cette catégorie de perception de la campagne électorale est une manifestation de la croyance des professionnels de la politique, des journalistes et des communicants selon lesquelles les prestations médiatiques permettent d’agir sur les intentions de vote.
La récurrence de ce schéma d’analyse s’explique en grande partie par les règles de jeu politique que Patrick Champagne met au jour dès la fin des années 1980[2], celles d’une compétition personnalisée, en partie située dans les médias (il faudrait y ajouter, aujourd’hui, les réseaux socionumériques), et arbitrée par les éditorialistes et les sondages d’opinion. Ces règles de la compétition électorale rendent possible et pensable l’émergence, et même parfois le succès relatif, d’un outsider qui compense un moindre capital politique par une visibilité médiatique.
Il serait pourtant hasardeux d’ériger cette catégorie en concept, tant les situations qu’elle désigne sont diverses et irréductibles à quelques propriétés communes. La comparaison montre aisément les limites de ce schème explicatif. En 2017, Emmanuel Macron se trouve régulièrement affublé du titre de « candidat des médias ». Inconnu politiquement avant 2012, le candidat de 2017 ne s’est encore jamais présenté à une élection. Ministre de l’Économie dans le gouvernement Valls, il est certes visible mais politiquement moins influent que Michel Sapin qui conserve sous l’autorité du ministère des Finances les directions institutionnellement importantes. Sa candidature, inaugurée par la mise en scène de son couple dans Paris Match, devient le point de départ d’un engouement journalistique.
Cette image médiatique favorable, rapidement construite, n’a rien de miraculeuse. Pierre Leroux et Philippe Riutort[3]ont bien montré, dans leur étude de la candidature et de la stratégie de communication d’Emmanuel Macron, l’importance décisive de ses appuis politiques et de sa connaissance du milieu journalistique. Autrement dit, ce sont moins les prestations médiatiques qui ont compté que sa capacité à mobiliser son capital politique et son capital social dans le monde journalistique.
Dix ans plus tôt, José Bové présente lui aussi une candidature aussi inattendue que médiatisée. Ces deux candidats ont en commun d’apparaître comme de « bons clients » pour les journalistes. Malgré cela, les deux candidatures sont très différentes. Alors qu’Emmanuel Macron présente toutes les caractéristiques des énarques passés en politique, José Bové n’a, lui, aucune expérience politique reconnue. Il a accumulé une large visibilité médiatique quelques années auparavant, grâce à ses actions syndicales notamment le démontage du McDo de Millau en 1999. Lors de l’élection présidentielle de 2007, il est sans mandat à la Confédération paysanne et n’a jamais exercé de mandat politique.
Aïcha Bourad[4] montre que, si sa candidature est le fruit de sa médiatisation antérieure, c’est parce que les membres des collectifs de soutien de sa candidature y voient la preuve de ses compétences à susciter l’intérêt des journalistes, et donc une attestation de sa capacité à mobiliser largement les électeurs lors de la campagne. Moins que son capital politique, ou même son capital social auprès des journalistes, c’est surtout ici son capital culturel (son aisance à s’exprimer dans les formats journalistiques) qui sont décisives.
Malgré une commune attention journalistique, la structure de leurs capitaux est bien différente et produit des résultats peu comparables, puisque l’un est élu président de la République tandis que l’autre ne recueille que 1,32 % des suffrages exprimés au premier tour. La figure imposée du commentaire politologique a des propriétés finalement assez labiles.
Le capital médiatique, une composante du capital politique
S’il est vain de s’aventurer dans une sociologie des candidats médiatiques, il reste utile de prendre pour objet le capital médiatique des candidats. Plutôt que de s’intéresser aux seules qualités individuelles, cela revient à analyser le jeu politique qui les valorise. On ne peut en effet comprendre l’intérêt d’un candidat à surinvestir la communication médiatique, et les éventuelles réussites que cela lui procure, sans les rapporter aux manières de faire de la politique qui prévalent à un moment donné.
Le capital médiatique, comme tout capital, est le fruit d’un travail accumulé qui permet d’agir dans le monde social, et ici plus particulièrement en politique. La médiatisation n’a rien d’un phénomène spontané, ni de la manifestation d’un talent individuel. Elle est le produit de toutes les activités menées par les candidats, mais aussi de nombre d’agents (leurs entourages, leurs opposants, les journalistes, les sondeurs, etc.), par lesquelles la visibilité dans les médias est rendue possible et peut compter en politique.
Étudier le capital médiatique des candidats, c’est donc prendre pour objet toutes ces facettes du travail politique et les croyances qui y sont associées. Il ne s’agit pas seulement de compter les passages médiatiques, et de classer les candidats selon la fréquence de leurs occurrences médiatiques. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce qu’Éric Zemmour est plus invité à la télévision ou cité dans la presse ou sur les réseaux sociaux qu’Emmanuel Macron qu’il est doté d’un capital médiatique plus important.
Pour le comprendre, il faut s’intéresser de plus près à trois opérations par lesquelles se fait le travail d’accumulation de capital médiatique. Tout d’abord, les façons d’acquérir une visibilité médiatique, et les ressources investies à cette fin, sont bien différentes.
L’omniprésence d’Éric Zemmour sur tous les plateaux de télévision est le signe que son capital médiatique doit tout à ses performances médiatiques personnelles. Pour être massivement visible, il doit déployer un énorme travail, qui est en grande partie la conversion, en tant que candidat, des savoir-faire de l’éditorialiste. La sortie d’un nouveau livre, la controverse avec son ancien éditeur, le feuilleton de ses atermoiements, la mise en scène de son annonce de candidature, etc., sont autant d’activités faites pour susciter des invitations dans les émissions politiques ou de divertissement, mais aussi des commentaires d’éditorialistes ou de ses partisans sur les réseaux sociaux.
Sa connaissance des règles du champ journalistique, son aplomb et le sens de la formule provocante sont autant de compétences acquises au fil des années, et efficaces pour créer ce type de visibilité médiatique. Le capital médiatique d’Emmanuel Macron est bien différent. Nul besoin pour le président de la République de se démener chaque jour dans les studios de radio ou sur les plateaux de télévision. Sa position institutionnelle et son statut de favori de la prochaine élection lui valent presque automatiquement l’attention des journalistes.
Ses rares paroles sont massivement reprises dans la presse ; ses silences sont largement commentés. Et lorsqu’il s’exprime dans les médias, lors d’une interview ou d’une allocution solennelle, tout est minutieusement préparé, grâce à de riches ressources matérielles et humaines (les divers conseillers en communication de son entourage). Au capital médiatique individualisé d’Éric Zemmour s’oppose ainsi, pour reprendre les termes d’Aeron Davis et Emily Seymour[5], le capital médiatique institutionnalisé d’Emmanuel Macron.
Deuxième opération, ce travail à destination des journalistes crée des représentations médiatiques assez différentes. Il faut cette fois prendre en compte le travail journalistique de catégorisation et de rubricage de la parole politique.
D’une part, les deux candidats ne sont pas présents exactement dans les mêmes fractions du champ journalistique. Éric Zemmour peine encore à être invité ailleurs que sur un second marché médiatique[6] constitué de chaînes d’information continue (CNews…) ou d’émissions de divertissement (Touche pas à mon poste…). Il n’est que depuis très récemment invité dans des matinales ou des émissions politiques, passages obligés des candidats reconnus.
La comparaison avec Valérie Pécresse est éclairante : avant même sa désignation comme candidate du parti Les Républicains, elle est régulièrement invitée à des émissions politiques de premier plan. On le voit, un simple comptage du temps de présence dans les médias ne suffit pas à rendre compte du capital médiatique, il faut aussi s’intéresser aux types de médias et d’émissions qui le reçoivent. Plus encore, la manière dont est présentée ou reçue sa parole est déterminante.
Invité comme (ancien) polémiste, Éric Zemmour a encore peu de possibilités d’une parole politique plus généraliste, à la différence des professionnels de la politique, et en particulier du président de la République. Si les sorties d’Éric Zemmour sont bien calibrées par susciter d’innombrables reprises journalistiques et lui assurer une forte visibilité, la conversion en une représentation de candidat présidentiable est somme toute assez récente et fragile.
La dernière opération est celle de la rentabilisation dans le jeu politique. La conversion du capital médiatique en une force à agir dans le jeu politique est un travail difficile, aux résultats incertains et complexes à mesurer. La mesure des intentions de vote est en partie artéfactuelle.
L’envolée soudaine de Valérie Pécresse dans les sondages doit certainement plus à son statut de candidate officielle du parti de droite, qu’aux prestations médiatiques ou aux débats de la primaire des Républicains finalement assez peu suivis. Ce serait toutefois n’avoir qu’une vision partielle de la rentabilité du capital médiatique que de la réduire à la capacité à mobiliser les électeurs. De façon moins visible, mais tout aussi décisive, la rentabilité s’opère également auprès des pairs, au sein du champ politique.
La candidature malheureuse d’Éric Ciotti à l’investiture des Républicains lui a valu un surcroît de reconnaissance journalistique (à la fois une plus grande visibilité, mais aussi une crédibilité politique nouvelle), qu’il travaille actuellement à convertir en capital politique, notamment en créant son propre mouvement au sein de son parti.
À l’inverse, la candidature d’Éric Zemmour pose encore question. S’il a suscité des discussions politiques autour de sa personne, la question de sa crédibilité politique auprès des agents politiques, des journalistes mais aussi des électeurs et des électrices semble encore largement incertaine.
De fait, capitaliser sur une stratégie médiatique est rarement crédité de succès par les observateurs lorsqu’elle ne s’appuie pas sur un capital proprement politique. L’histoire de la Ve République rappelle que le capital médiatique ne suffit pas à gagner l’élection présidentielle. La victoire d’Emmanuel Macron montre qu’il a su mobiliser bien d’autres ressources (politiques, économiques…) pour l’emporter.
Inversement, il est impensable de gagner aujourd’hui l’élection présidentielle sans un important travail d’accumulation de capital médiatique. Les investissements sont immenses pour assurer la médiatisation des meetings, préparer les candidats aux émissions télévisées ou leur assurer une large visibilité sur les réseaux sociaux. La victoire n’est cependant pas la seule rentabilité attendue du capital médiatique.
Pour les candidats dotés de capital médiatique, se présenter à l’élection présidentielle peut répondre à bien d’autres stratégies. Les objectifs peuvent être politiques, comme publiciser des idées habituellement peu représentées dans le champ journalistique (les candidatures de témoignages) ou se placer pour une future échéance électorale ou en vue de la composition du gouvernement. Les stratégies ne se réduisent pas seulement à des trophées politiques.
On peut ainsi comprendre les candidatures aussi récurrentes qu’infructueuses (faute de réunir les 500 signatures) de Nicolas Miguet aux élections présidentielles de 2002, 2007, 2012 et 2017 comme une tentative d’utiliser la médiatisation qu’elles lui procurent pour populariser des idées antifiscales, mais aussi pour accroitre sa notoriété personnelle et faire la publicité de ses affaires liées à des entreprises de presse et de conseils boursiers.
On le voit, les bénéfices politiques tirés de la médiatisation prennent des formes diverses et n’ont rien de mécanique. Elles ne peuvent se penser indépendamment du jeu politique, ce qui explique la capacité inégale des candidats à en tirer profit.
Le capital médiatique est lié au capital politique : il complète, et compense parfois en partie, celui travaillé dans les organisations partisanes, dans les mandats politiques, dans les institutions politiques, etc., mais en reste étroitement tributaire. C’est une forme de capital symbolique, c’est-à-dire une reconnaissance, coproduite en relation avec tout ou partie du champ journalistique et fonctionnant comme une force pour agir dans le champ politique. Sa valeur est instable et souvent éphémère, d’autant qu’elle échappe en partie aux candidats. Le capital médiatique ne peut tenir lieu, à lui seul, de capital politique dont il n’est qu’une composante marginale.