Politique

Mobilisations en Corse : avancée ou régression ?

Sociologue

Les manifestations qui ont suivi l’agression en prison d’Yvan Colonna préfigurent moins une vision politique structurée qu’elles constituent une réponse émotionnelle à une injustice perçue. Ces mobilisations doivent être rattachées à un malaise plus profond, caractérisé notamment par le décalage entre d’une part l’hégémonie culturelle de l’idée nationaliste et d’autre part les mutations démographiques et le sentiment de déclassement de la jeunesse corse.

L’éternel retour de la violence ?

On aurait pu croire que la présence au pouvoir des nationalistes depuis plus de six ans fournissait la preuve que l’on avait atteint la fin d’un cycle de violence ayant commencé lors de l’affaire d’Aléria à l’été 1975 : l’occupation de la cave Depeille par un groupe de militants qui n’étaient pas encore des nationalistes mais qui protestaient contre la mainmise des rapatriés d’Algérie sur les terres agricoles et leurs activités frauduleuses (chaptalisation du vin notamment) avait contribué à transformer ce qui était alors une forme de régionalisme ou d’autonomisme modéré en nationalisme clandestin fondé sur une dramaturgie de la violence qui s’inspirait quant à son imagerie des luttes de libération nationale des peuples colonisés mais qui s’en éloignait par le manque d’intérêt pour un projet économique et politique à visée émancipatrice.

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Les violences consécutives à l’assassinat d’Yvan Colonna dans des conditions barbares prouvent qu’il n’en est rien et que ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la « question corse » reste en suspens. Tout ça pour ça, a-t-on envie de dire. Les remarques qui suivent éviteront les conclusions hâtives et les prédictions sur la résurgence d’un programme indépendantiste qui rejouerait la séquence qui va de 1975 à 1995, non pas sous forme de farce, mais de tragédie amplifiée. Commençons par un paradoxe : c’est en grande partie l’État qui a contribué à faire naître le nationalisme en opposant à ce qui n’était qu’une révolte paysanne une riposte disproportionnée dans laquelle certains virent, sans doute de manière outrancière, un modèle réduit de la répression en Algérie.

L’histoire de la Corse au cours du dernier demi-siècle a été rythmée par l’alternance d’action et d’inaction de la part de l’État, correspondant à une constante du rapport du centre à la périphérie corse, entrelacs de bouffées répressives et de moments de laisser-faire, en particulier en matière de grande délinquance. En opposant aux élus corses une arrogance jupitérienne en février 2018, le président Macron a donné l’impression qu’il contestait la légitimité du suffrage universel qui leur avait donné une indiscutable majorité. Soumis à une fouille humiliante lors de leur rencontre avec le chef de l’État et rappelés à l’ordre au cours de la cérémonie d’hommage au préfet assassiné en 1998, les élus crurent comprendre que rien n’avait changé dans la condescendance manifestée par Paris à l’égard de la Corse. Une bonne partie de la population, la plus urbaine et la plus éduquée, largement acquise à l’idée d’autonomie, n’eut pas tort de penser que rien n’avait changé alors que le personnel politique avait été entièrement renouvelé, après un siècle de domination des mêmes familles sur le territoire. Le message transmis fut désastreux après quatre décennies de dialogues amorcés et interrompus, de jeux de dupe et de rendez-vous manqués.

Il ne s’agit pas ici de mettre les échecs successifs sur le compte de l’État. Aux moments décisifs, notamment lorsque Pierre Joxe ouvrit un dialogue constructif en 1988, l’interlocuteur nationaliste se déroba. Que se serait-il passé si Edmond Simeoni, qui se réclama toujours de la non-violence et dont l’autorité morale était considérable avait accepté la main tendue ? Lorsqu’on relit ses discours et ses écrits, on est frappé du caractère modéré de sa revendication. N’oublions pas qu’il eut deux larges amnisties au début de chaque septennat de François Mitterrand, concernant en particulier des coupables de meurtre. Une fois Joxe parti au moment de la guerre du Golfe en 1991, et après l’échec prévisible de la reconnaissance constitutionnelle du « peuple corse », le mouvement nationaliste entra dans une phase de décomposition meurtrière : les factions rivales s’entretuèrent au cours de ce qui fut incontestablement l’une des périodes les plus noires de la Corse. Les idéaux n’avaient pas résisté à l’appétit pour l’argent récolté par ledit impôt révolutionnaire.

Les nationalistes n’avaient jamais fait beaucoup de politique : personne ne pouvait clairement savoir ce qu’ils voulaient faire de leur pays une fois qu’ils auraient accédé au pouvoir. La dramaturgie de la clandestinité et la mise en scène soignée de rendez-vous nocturnes d’hommes armés et cagoulés tinrent le plus souvent lieu de pensée politique. Personne n’a jamais su si l’indépendance ouvrirait une ère de socialisme démocratique ou au contraire ferait de la Corse une sorte de zone franche ouverte à toutes sortes d’appétits. La conquête du pouvoir ne saurait tenir lieu de programme d’action.

Une dynamique paradoxale

L’assassinat d’Yvan Colonna est intervenu à un moment où une partie des Corses, particulièrement les jeunes, qui ne sont pas très nombreux au sein de la population originaire de l’île, car on y meurt beaucoup plus qu’on y nait, pouvait nourrir des craintes sur leur propre avenir. La dynamique démographique exceptionnelle de la Corse, qui connait la plus forte croissance au sein des régions françaises, s’explique par l’arrivée d’une population venue du continent, et qui, contrairement à l’immigration de travail venue du sud de la Méditerranée, d’ailleurs en déclin, n’a pas été « invisibilisée ».

Nombre d’incidents racistes, particulièrement contre les Maghrébins, ont été contemporains des revendications identitaires et fait de la Corse une des régions les plus difficiles pour les travailleurs venus du Sud, condamnés à vivre dans les marges de la société. C’est ce que remarquait le sociologue Abdelmalek Sayad dans une enquête menée en 1987 et restée non publiée. À la suite de ce travail, menée en Corse en 1987, Sayad notait « qu’on ne pouvait s’empêcher d’établir une homologie entre la situation de l’immigration maghrébine actuelle en Corse et la situation de l’immigration maghrébine en France dans les années 1950 ». À l’appui de ses dires, il affirmait que « la réclusion imposée aux travailleurs est vécue sur le mode du « cela va de soi », tant par la population indigène que par les immigrés eux-mêmes, qui ne s’aventurent jamais à s’installer à une table de café ». Les choses n’ont guère changé depuis : si les meurtres gratuits de Maghrébins semblent avoir cessé, plusieurs affaires ont montré que les pulsions islamophobes restaient fréquentes.

Trois « affaires » méritent d’être évoquées. La première est celle de l’école de Prunelli di Fium’Orbo. En 2015, plusieurs parents d’élèves corses ont refusé que la chanson pacifiste de John Lennon Imagine soit chantée en arabe lors de la fête de fin d’année, qui fut annulée sous la pression. Pour protester, les enseignantes exercèrent leur droit de retrait. Un des parents invités par la RMC s’exprimait ainsi : « Moi je suis contre mais je n’ai menacé personne. J’ai dit que ça ne me plaisait pas, mais si ma fille de 10 ans avait décidé de faire le spectacle, elle l’aurait fait. On a déjà des demandes pour les cantines, des femmes voilées qui viennent chercher les enfants à l’école, maintenant ils font une chanson avec un couplet en arabe. Et demain, on aura un poème totalement arabe ? Et dans 10 ans, qu’est-ce qu’on aura ? ».

L’affaire du burkini qui n’existait pas constitue le deuxième exemple. Le 13 aout 2016, un incident éclate sur la plage de Sisco (Cap corse). Les premières informations, relayées par le quotidien régional Corse-Matin, sont surprenantes : « La situation très tendue serait due aux origines maghrébines de certains manifestants ». L’affaire était lancée sur une base ethnique. En France, une polémique nationale avait éclaté peu de temps auparavant à propos du port du burkini sur les plages ; les esprits étaient échauffés, malgré l’extrême rareté des cas.

La bagarre de la plage avait été violente : elle avait opposé de jeunes villageois à une dizaine d’habitants d’une banlieue sud de Bastia. La violence avait été à peu près répartie dans les deux camps, avec un léger avantage aux autochtones (trois véhicules incendiés, des pierres jetées, des femmes molestées contre un local blessé au fusil harpon). Rien, pourtant, d’exceptionnel en Corse. Ce qui a été moins ordinaire, c’est la très forte mobilisation qui a suivi la grosse bagarre nocturne : plusieurs centaines d’habitants de Bastia manifestent pour protester contre les visiteurs de la plage. Un élu local fait état de plusieurs femmes « en burka » et la mère d’une jeune fille présente affirme de source sure que les visiteurs ont attaqué les locaux lorsqu’un touriste a voulu prendre la photo d’une baigneuse en burkini. L’affaire devient une affaire nationale et déclenche un vif accès d’islamophobie, la droite et l’extrême droite demandant un châtiment pour les baigneurs « radicalisés ». Les protestations bastiaises prennent rapidement un tour raciste et furieusement identitaire. Les nouveaux élus nationalistes appellent courageusement au calme dans un contexte effervescent.

Le 17 août, le procureur de la République de Bastia met les choses au point. Il s’agit d’un banal incident de plage qui a pris des proportions excessives. Il n’y a jamais eu de burka et encore moins de burkini. Les visiteurs de la plage n’étaient aucunement radicalisés. La mention par la presse des « origines maghrébines » de certains protagonistes avait simplement imposé un cadre d’interprétation fictif à une situation banale, du type de celle qui se produisent avec des touristes bruyants dont nul ne saurait mettre en cause les origines. La presse quotidienne régionale a une longue habitude du traitement particulier des Corses originaires du sud de la Méditerranée : elle a inventé les notions de « coreligionnaire » ou « d’individu au type Méditerranéen très prononcé » pour stigmatiser une population qui depuis un demi-siècle, n’a eu d’autre ressource que de se faire toute petite dans l’espace public.

Troisième exemple : l’affaire dite des Jardins de l’Empereur, un ensemble d’immeubles d’Ajaccio à forte population originaire du Maghreb. Le 24 décembre 2015, les pompiers avaient fait l’objet d’un guet-apens dans le quartier : un groupe d’une dizaine d’individus cagoulés munis de clubs de golf les avaient violemment agressés. Les représailles ne tardèrent pas. Le 26, une manifestation de défense des pompiers suivie de caillassages et de la profanation d’un lieu de prière musulman attirèrent l’attention nationale. Cette profanation n’était pas la première : la dépose d’une tête de sanglier devant ces lieux n’est pas rare. Quatre attentats en dix ans ont visé le principal lieu de culte d’Ajaccio. Les militants identitaires corses étaient à la manœuvre. Laurent Marcangeli, maire d’Ajaccio, évoqua à ce propos une « islamophobie décomplexée » et l’exécutif nationaliste de la Collectivité de Corse, fraichement élu (13 décembre 2015), se solidarisa avec la population d’origine immigrée.

L’autre immigration, plus récente, n’est pas invisibilisée, bien au contraire : celle qui vient du Nord et qui s’inscrit dans un processus de transformation de la Corse en un lieu voué entièrement aux vacances et aux loisirs, puisque l’essentiel du PIB corse est dû à l’industrie touristique et que 40% des résidences sont des résidences secondaires. La transformation de l’économie est brutale ; la majorité des emplois créés sont saisonniers et augmentent de fait la part des bas salaires. Le paysage est rapidement modifié, après une longue période où les nationalistes avaient imposé par de nombreux plasticages l’interdiction de fait des grands projets touristiques. L’accession à la propriété immobilière est devenue inaccessible à la majorité des ménages corses, comme dans les autres régions à prédominance touristique.

La résistance croissante à l’idée de quitter l’île, qui fut pourtant le choix plus ou moins contraint des générations précédentes, conduit les jeunes Corses à occuper des emplois qui correspondent de moins en moins à leur formation. Le niveau d’éducation des Corses reste pourtant significativement inférieur à la moyenne nationale, rapprochant l’île des situations que connaissent les collectivités françaises d’outre-mer. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’une grande partie de la jeunesse corse ressente des frustrations et ce que le chercheur en science politique Thierry Dominici appelle un « sentiment de déclassement » largement renforcé par le fait que l’arrivée au pouvoir des nationalistes modérés n’a pas semblé changé la donne. Il faut dire que le contrôle partiel des activités économiques au profit des résidents permanents supposerait un autre statut donnant à la Collectivité de Corse des moyens de légiférer dans les domaines non régaliens.

Ce décalage entre l’hégémonie culturelle de l’idée nationaliste en Corse (entendue principalement comme une « réappropriation culturelle » issue de ce qu’on a appelé dans les années 1970 le riacquistu, mouvement puissant d’invention d’une nouvelle tradition) et la réalité des faits est incontestablement une des causes du malaise de la jeunesse corse. Pour autant, il ne faudrait pas voir la situation actuelle de transformation rapide de la démographie, dont la dimension dynamique est seulement l’effet de l’apport d’une population extérieure, le facteur unique des changements qui affectent la Corse. Il faut remarquer que ce sont des Corses qui vendent leurs terres et leurs propriétés immobilières et que ce sont des entreprises corses qui bénéficient de la nouvelle conjoncture économique dans les secteurs de l’habitat, des transports et du tourisme.

De nouvelles fortunes apparaissent, et l’on peut penser que certaines ont été stimulées par des activités de type mafieux ou par les ressources du racket. Le grand banditisme fait depuis longtemps partie du paysage culturel corse, de même que l’économie souterraine : l’un et l’autre sont difficiles à quantifier, mais ils sont très présents et constituent des carrières et des formes d’accumulation primitive du capital qui ont peut-être plus d’importance au fond que l’idéologie autonomiste ou nationaliste. La Corse n’en demeure pas moins une des régions les plus pauvres de France, en partie parce que la population immigrée du Sud méditerranéen reste engluée dans la pauvreté (les conditions de travail dans le secteur agricole et touristique sont très souvent indignes) et parce que l’île compte de très nombreuses veuves aux très petites retraites.

Les inégalités augmentent, sans que celles-ci soient perçues autrement que comme la conséquence de l’attitude dite « coloniale » du continent, ce qui est loin d’être le cas. Il est frappant de constater que les jeunes générations ne sont pas présentes dans les combats environnementaux et anti-mafia qui tentent, avec une grande difficulté, de faire entendre leur voix à propos de problèmes cruciaux relatifs au développement économique. Des associations comme A Mafia no’, a vita Ie (la mafia non, la vie oui) sont animées par des personnes d’âge mûr, comme si la revendication politique occupait tout l’espace mental des jeunes générations au détriment de l’action quotidienne contre les dérives diverses qui accentuent la dépossession des insulaires.

Une logique de l’émotion

C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les mobilisations consécutives à l’assassinat d’Yvan Colonna. Celui qui fut le détenu le plus célèbre de France est devenu au fil du temps le symbole de la résistance corse à l’État, relayant une ancienne imagerie composite associant la rébellion, la vie au maquis et le refus des compromis. L’ironie de l’histoire tient au fait que l’État a coproduit le personnage avec les fractions les plus intransigeantes du nationalisme corse, en en faisant l’ennemi public numéro un. On se souvient de la déclaration triomphale du président Sarkozy lors de son arrestation après plus de trois ans de cavale. C’est probablement cette dimension du personnage qui a cristallisé le processus d’héroïsation qui le définit, alors que la plus grande manifestation de l’histoire de la Corse eut lieu après l’assassinat du préfet Erignac en 1998 : près de 40000 personnes, y compris, dit-on, la mère d’Yvan Colonna, défilèrent contre la violence absolue que représentait l’assassinat d’un représentant de l’État sans protection qui venait de garer sa voiture pour aller au spectacle.

C’était bien longtemps avant la naissance des jeunes et des très jeunes (il n’y avait pas que des lycéens dans les manifestations, il y a eu des blessés de quatorze ans) qui ne s’intéressent pas aux circonstances du meurtre ni même au fait qu’Yvan Colonna ait nié jusqu’à sa mort sa participation au meurtre (auquel cas ils pourraient protester contre une possible erreur judiciaire), mais qui voient en lui la figure du rebelle intraitable que la dureté de l’État ne fait jamais céder. Sur les bas-côtés des routes corses se sont multipliés les graffiti Gloria a Te Yvan. Certains le nomment Hyvan ou même Hyvant, signe que ce n’est pas la réalité qui prime mais la construction d’un personnage légendaire. Si l’on sait qu’il exerça son rôle de nationaliste clandestin sans nuance, on n’a pas de lui de déclaration précisant les raisons de son engagement : c’est un héros mutique, un « berger » solitaire qui dans l’imagerie s’occupe d’abord de son troupeau. Son silence conditionne la plasticité du caractère, qui peut être entièrement reconstruit pour les besoins de la cause corse : ainsi certains le comparent à une sorte de Robin des Bois, ce qui peut sembler absurde au vu de sa trajectoire, mais qui indique bien le travail de recomposition qui a abouti à la construction du mythe.

Par logique de l’émotion il faut entendre la réaction instantanée à ce qui a paru comme une défaillance sévère de l’État qui a fait de Colonna un détenu particulièrement surveillé (DPS) et a négligé de le protéger contre un meurtre horrible. Alors qu’une majorité de Corses, incluant une bonne part de ceux qui avaient manifesté leur réprobation lors de l’assassinat du préfet, souhaitaient pour des raisons humanitaires le rapprochement des détenus à la prison de Borgo, ce qui leur aurait permis de voir leurs familles plus fréquemment après presque qu’un quart de siècle de détention, l’État resta sourd à toute demande, prétextant des raisons de sécurité, devenues particulièrement obscènes après l’événement tragique de la prison centrale d’Arles. Il est clair que la justice s’est montrée particulièrement intransigeante dans cette affaire, sans doute influencée par les actions régulières de la veuve du préfet et du corps préfectoral, pour lesquels le meurtre était différent de tous les autres, nombreux, qui ont endeuillé la Corse depuis près d’un demi-siècle.

Le principal slogan des manifestations était Statu francese assassinu, ce qui indique bien les limites politiques de la protestation et leur dimension émotionnelle. Les réactions fort mesurées des nationalistes au pouvoir aussi bien que la discrétion et la dignité de la famille Colonna ont sans doute contribué à la reconfiguration de la protestation : si une partie des étudiants de l’Université Pasquale Paoli a demandé la démission des élus corses en raison de leur inaction et de la faillite politique qu’ils incarnaient, ce point de vue peut être considéré comme minoritaire.

Ce qui frappait dans les manifestations, dont la première, le 6 mars à Corte, fut l’occasion des retrouvailles de toutes les générations autonomistes et nationalistes, c’était au contraire l’absence d’une vision politique des choses (une revendication, un calendrier, des perspectives possibles) au profit d’une réponse émotionnelle à une injustice perçue. C’est pourquoi les chercheurs en sciences sociales devraient se garder de faire des prédictions : s’il est vrai que l’ambiance permet de faire l’hypothèse d’une résurgence du nationalisme radical, on ne saurait comparer terme à terme la violence clandestine et nocturne du FLNC (et particulièrement de son « canal historique ») avec la protestation publique des dernières semaines : si cette dernière semble maladroite et inchoative, elle s’inscrit dans un processus lent de constitution d’une sphère publique en Corse, longtemps différée par le clientélisme politique.

Les séquences de violence urbaine qu’on a pu observer apparentent la protestation à ce qu’on peut voir ailleurs sur le continent. On peut être tenté d’y voir un frémissement démocratique que les observateurs extérieurs, obsédés par le caractère de quelques feux de palette, jugeront négativement. Le mouvement de protestation est en effet à double détente : il crie son indignation à l’égard d’un acte de barbarie qui a frappé, qu’on le veuille ou non, un symbole de l’identité corse qui incarne ses limites, ses contradictions et, quelquefois, ses dérives tragiques. L’État est contesté. Simultanément, on demande des comptes aux élus corses en exigeant de savoir ce qu’ils ont fait de leur pouvoir, relançant ainsi la question juridique du statut d’autonomie qui apparenterait enfin la Corse à d’autres territoires d’Europe sans porter atteinte à l’unité de la République. Michel Rocard et Pierre Joxe y avaient pensé à partir de positions politiques passablement différentes, l’une girondine, l’autre jacobine.

C’est le signe qu’une réflexion à partir du centre et garantie par les juristes constitutionnalistes n’a aucunement perdu de sa pertinence. Encore faut-il que l’État cesse d’alterner répression aveugle et laxisme inconséquent, en particulier à propos des dérives mafieuses. Et que les Corses abandonnent le romantisme éculé des violences nocturnes pour reconnaitre que la perspective du possible, qu’Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre ont récemment analysée dans un livre percutant, existe vraiment pour peu qu’on s’attache à l’expérimentation démocratique. Le travail à faire est énorme. Il n’appartient pas au sociologue de fournir une méthode ou un programme. C’est aux citoyennes et aux citoyens de se saisir de la question, sachant que l’état de la société corse rend l’opération particulièrement difficile et qu’il convient de sortir des affrontements symboliques et partir de la réalité pour la transformer. La revendication identitaire a eu ses mérites, mais elle risque aujourd’hui de se transformer en piège.


Jean-Louis Fabiani

Sociologue, Professeur à la Central European University (Vienne)

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