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L’OTAN, Poutine et la guerre en Ukraine

Politiste

Condamner la guerre de Poutine doit aller de pair avec l’imagination d’un ordre sécuritaire plus juste, incluant l’évolution vers une plus grande autonomie européenne en matière de défense. Pourtant, l’opinion dominante outre-Atlantique prône l’élargissement de l’OTAN et l’accroissement de la présence militaire américaine en Europe.

Le président russe Vladimir Poutine, après un renforcement soutenu de ses forces – le total atteignant 120 000 soldats et membres de la garde nationale –, a décidé le 24 février de lancer une invasion à grande échelle en Ukraine. Cette décision a ravivé un débat très vif aux États-Unis. D’un côté, il y a le camp composé principalement, mais pas exclusivement, de personnes appartenant à l’école de pensée réaliste. Ce camp insiste sur le fait que la décision de Poutine ne peut être comprise qu’en tenant compte des frictions que l’expansion de l’OTAN vers l’est a créées entre la Russie et les États-Unis. L’autre camp, composé principalement de néoconservateurs et d’internationalistes progressistes, rétorque que les protestations de Poutine contre l’élargissement de l’OTAN sont fallacieuses, et affirme que l’animosité de Poutine à l’égard de la démocratie – en particulier la crainte que le succès de celle-ci en Ukraine ne déteigne sur la Russie et ne fasse tomber l’État qu’il a construit depuis 2000 – est la seule raison de la guerre.

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Les deux parties ont succombé à « l’erreur du facteur unique ». Étant donné la complexité de l’histoire et de la politique, pourquoi devrions-nous supposer que Poutine n’a qu’un seul objectif, qu’une seule appréhension ? Il s’en suit que leurs échanges ont été peu concluants, produisant plus de chaleur que de lumière. On a parfois assisté à des représentations simplistes du réalisme dans les colonnes des quotidiens et des magazines et, pire encore, à de vilesattaques ad hominem. Il y a eu peu de débats pertinents. Les médias sociaux ont donné lieu à beaucoup de bruit et de fureur, aussi fructueux que les tentatives d’un chien qui court en rond pour attraper sa queue, en beaucoup moins drôle.

L’opposition à la guerre de Poutine contre l’Ukraine ne doit pas nous empêcher de chercher à comprendre les circonstances qui y ont conduit. Il est important d’insister sur ce point, car la guerre a suscité de vives émotions, et les analyses des actions de la Russie ont parfois été confondues avec une approbation – d’une manière qui a exposé les réalistes, notamment, à des attaques. Nous devons examiner le contexte plus large du rôle de l’OTAN, en avoir une vision plus profonde, et réfléchir à l’ordre de sécurité européen que nous souhaitons pour demain.

Le contexte

L’indignation suscitée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie reflète la conviction générale qu’elle ne saurait raisonnablement être considérée comme une guerre d’autodéfense nécessaire contre un agresseur. En effet, à l’instar de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, l’attaque de la Russie contre l’Ukraine est une guerre préventive : elle se justifie par le fait qu’un ennemi désigné pourrait, à un moment donné dans le futur, constituer une menace sérieuse. Les guerres préventives ne se contentent pas de violer le droit humanitaire international ; lorsque des pays puissants revendiquent le droit d’envahir d’autres pays et de renverser leurs gouvernements sur la base de scénarios hypothétiques qu’ils déclarent inacceptables, ils rendent le monde encore plus dangereux. Quelles que soient les appréhensions de Poutine à l’égard de l’OTAN, elles ne justifient pas son attaque non provoquée contre l’Ukraine, sans parler des attaques gratuites de l’armée russe contre des civils.

Pourtant, même si Poutine porte la principale responsabilité de la guerre injuste en Ukraine, l’OTAN ne saurait se présenter comme étant irréprochable. Alors que la température montait à l’approche de la guerre, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, et le président Joe Biden ont répété que la déclaration faite par l’Alliance lors du sommet de Bucarest en 2008 était sans appel – à savoir que ses portes étaient ouvertes à l’Ukraine (et à la Géorgie) –, et donc que l’exigence de Poutine selon laquelle l’Ukraine devait s’engager à être un État neutre était non négociable. En réalité, il n’y avait aucune chance que l’Ukraine soit admise dans l’OTAN de sitôt : le traité fondateur de l’OTAN d’avril 1949 exige un vote unanime avant que de nouveaux membres puissent adhérer, et tout le monde savait que l’Ukraine ne franchirait pas cette étape.

L’Ukraine a donc dû frapper à la porte de l’alliance pendant près de quatorze ans. Néanmoins, la possibilité qu’elle puisse être admise était suffisante pour alimenter les craintes de la Russie, et c’est cela qui exposait de plus en plus l’Ukraine au danger. Entre-temps, l’OTAN n’avait aucune intention sérieuse de garantir la sécurité de l’Ukraine grâce à son adhésion. En bref, Kiev était laissée dans l’incertitude. Cette (non-)décision a relevé d’un mélange de lâcheté et d’irresponsabilité stratégique, pour laquelle l’Ukraine paye un lourd tribut, alors que l’OTAN n’a rien payé du tout. Vu sous cet angle, l’on comprend mieux la colère du président ukrainien Volodymyr Zelensky à l’égard de l’alliance, exprimée dans son discours à la conférence sur la sécurité de Munich en février 2022.

Les réalistes ont raison de dire que les plaintes de Poutine concernant l’expansion de l’OTAN ont été allègrement évacuées par les défenseurs de cette politique sous prétexte qu’elles relevaient d’un faux problème. Anne Applebaum, par exemple, considère que les doléances de Poutine ne sont rien d’autre qu’un moyen utilisé pour dissimuler sa véritable crainte, à savoir qu’une démocratie accomplie en Ukraine pourrait inspirer les Russes et menacer leur État. Stephen Kotkin, éminent historien de la Russie, parvient à une conclusion similaire par une voie différente. L’expansionnisme et l’autoritarisme ont toujours marqué l’histoire de la Russie et sont inéradicables, a-t-il écrit. L’expansion de l’OTAN ne peut donc pas expliquer tout ce que la Russie dit ou fait ; elle constitue en réalité un contrepoids essentiel à un pays naturellement agressif. En bref, la Russie est dépeinte comme irrécupérable. Son passé explique ses actions présentes et futures. Par conséquent, la politique occidentale à son égard ne mérite pas d’être examinée.

Poutine préside en effet un système politique autoritaire et abhorre les campagnes américaines visant à répandre la démocratie et à promouvoir les « révolutions de couleur » dans les pays voisins de la Russie. Mais l’Ukraine est une démocratie – c’est-à-dire un pays avec des élections régulières, de nombreuses organisations citoyennes et une presse libre – depuis la fin de l’année 1991, date de son indépendance. (Certains l’ont comparée à un « État défaillant », mais cette étiquette évoque l’anarchie, la fragmentation et la violence omniprésente d’une Somalie ou d’une Libye, des conditions qui ne décrivent pas exactement l’Ukraine, quels que soient les défauts de sa démocratie). Poutine n’a fait aucun effort pour annexer des parties de l’Ukraine avant 2014, pas même pendant la révolution orange de 2004-2005, ouvertement pro-occidentale. Par conséquent, son aversion pour la démocratie n’explique pas, à elle seule, ses objections à l’élargissement de l’OTAN. Qui plus est, l’opposition russe à l’élargissement de l’OTAN est bien antérieure à la présidence de Poutine. Elle remonte en fait aux années 1990, lorsque, sous la présidence de Boris Eltsine, la Russie était acclamée par l’Occident comme une démocratie et un partenaire.

Du reste, les démocraties ne sont pas les seules à être en droit de s’inquiéter de leur sécurité. Les États démocratiques sont obligés, ne serait-ce que par intérêt personnel, de prendre en compte les intérêts de sécurité des États non démocratiques. Comment expliquer, sinon, les interminables négociations qui ont été engagées avec la Corée du Nord, par exemple.

L’argument d’Applebaum, et d’autres personnes partageant son point de vue – notamment Ivo Daalder, ancien ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN, et Michael McFaul, ambassadeur en Russie pendant la présidence Obama – est intéressé. Elle dispense les partisans acharnés de l’expansion de l’OTAN, comme eux, de toute introspection : Poutine est le seul responsable de la détérioration des relations américano-russes et l’expansion de l’OTAN n’y est pour rien. Affaire classée. Si seulement les choses étaient aussi simples et facilement réductibles à des certitudes morales.

Les appréhensions de la Russie

Des documents déclassifiés démontrent que le président Boris Eltsine a exprimé son opposition à l’OTAN à l’administration Clinton à plusieurs reprises, et que de hauts diplomates américains ont relayé à Washington l’antipathie omniprésente envers cette politique au sein de l’appareil russe de politique étrangère et de sécurité nationale. Par exemple, en 1993, alors que le secrétaire d’État Warren Christopher était sur le point de se rendre à une réunion avec Eltsine, le chargé d’affaires de l’ambassade des États-Unis, James Collins, a envoyé un télégramme avertissant que l’expansion de l’OTAN était « névralgique pour les Russes », qui craignaient de « se retrouver du mauvais côté d’une nouvelle division de l’Europe […] si l’OTAN adopte une politique qui envisage une expansion en Europe centrale et de l’Est sans tenir la porte ouverte pour la Russie ». Ce résultat, avertissait Collins, « serait universellement interprété à Moscou comme étant dirigé contre la Russie et la Russie seule – ou comme un “néo-confinement”, ainsi que l’a récemment suggéré le ministre des Affaires étrangères [Andrei] Kozyrev ».

Collins avait raison. Examinons ce que Eltsine a dit au président Bill Clinton lors de leur rencontre du 10 mai 1995 à Moscou :

« Je souhaite comprendre clairement votre idée d’expansion de l’OTAN, car je ne vois rien d’autre qu’une humiliation pour la Russie si vous allez de l’avant. À votre avis, de quoi aurons-nous l’air si un bloc continue d’exister alors que le Pacte de Varsovie a été aboli ? C’est une nouvelle forme d’encerclement si le seul bloc survivant de la guerre froide s’étend jusqu’aux frontières de la Russie. De nombreux Russes ont un sentiment de peur. Que cherchez-vous à atteindre avec cela si la Russie est votre partenaire ? […] Ils se le demandent. Je me le demande aussi : pourquoi voulez-vous faire cela ? Nous avons besoin d’une nouvelle structure pour la sécurité paneuropéenne, pas d’une ancienne ! La solution consiste peut-être à reporter l’expansion de l’OTAN jusqu’en l’an 2000, afin que nous puissions ensuite proposer de nouvelles idées. N’ayons pas de blocs, mais un seul espace européen qui assure sa propre sécurité. »

L’animosité de Poutine à l’égard de l’élargissement de l’OTAN représentait une continuité, et non une bizarrerie personnelle, et elle était bien comprise à Washington. Par exemple, dans une dépêche de février 2008 rédigée peu avant le fatidique sommet de Bucarest et adressée au secrétaire d’État, au secrétaire à la Défense et aux chefs d’état-major interarmées (entre autres), l’ambassadeur des États-Unis en Russie, William Burns, aujourd’hui à la tête de la CIA, notait :

« Le ministre des Affaires étrangères [Sergueï] Lavrov et d’autres hauts responsables russes ont réitéré leur forte opposition, soulignant que la Russie considérerait toute nouvelle expansion vers l’est comme une menace militaire potentielle. L’élargissement de l’OTAN, en particulier à l’Ukraine, reste une question “sensible et névralgique” pour la Russie, cependant des préoccupations de politique stratégique sous-tendent également la forte opposition à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN. En Ukraine, il s’agit notamment de la crainte que la question ne divise le pays en deux, entraînant des violences ou même, selon certains, une guerre civile, ce qui obligerait la Russie à déterminer si elle doit intervenir. »

Dans ses mémoires de 2019, The Back Channel, Burns note qu’il a fait la même remarque, bien que de manière plus percutante, dans un mémo à la secrétaire d’État Condoleezza Rice, rédigé également en février 2008. « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, écrivait-il, est la plus rouge de toutes les lignes rouges pour l’élite russe (et pas seulement pour Poutine). En plus de deux ans et demi de conversations avec des acteurs russes clés, des traîne-savates des recoins sombres du Kremlin aux critiques progressistes de Poutine, je n’ai encore trouvé personne qui considère que la présence de l’Ukraine dans l’OTAN constitue autre chose qu’un défi direct aux intérêts russes. »

Il est donc erroné de réduire l’aversion russe pour l’expansion de l’OTAN à la paranoïa de Poutine et à sa peur de la démocratie, ou au bagage historique de la Russie. Aucun dirigeant à Moscou ne voulait de cette politique, et ils n’ont pas mâché leurs mots à ce sujet. Toutefois, en raison de leur faiblesse et de leur dépendance économique à l’égard de l’Occident, et des États-Unis en particulier, ils ont dû s’en accommoder – notamment en signant l’Acte fondateur OTAN-Russie de mai 1997, et en se contentant d’un os à ronger : le Conseil OTAN-Russie créé en mai 2002.

Dans les années 1990, la Russie, dirigée par un Eltsine malade et souvent en état d’ébriété, était au bord de l’effondrement économique, et ses forces armées étaient affaiblies. Après l’arrivée de Poutine à la présidence en 2000, la Russie a acquis la puissance économique et militaire nécessaire pour aller au-delà des objections verbales vis-à-vis de l’OTAN. Le catalyseur a été la décision de l’OTAN concernant l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie lors du conclave de Bucarest. Par la suite, la Russie est passée des protestations à la contre-attaque. Le premier signe de ce changement a été la guerre de 2008 entre la Russie et la Géorgie, qui a eu lieu peu après la réunion de Bucarest. Puis, en 2014, craignant que la révolution ukrainienne de Maïdan n’entraîne un alignement sur l’OTAN et l’UE, la Russie a annexé la Crimée et créé deux îlots séparatistes dans la région ukrainienne du Donbass.

La crise que la guerre de Poutine a créée entre la Russie et l’Occident ne peut être comprise que si l’on tient compte de l’expansion de l’OTAN. Toutefois, cela ne veut pas dire que la perspective lointaine d’une entrée de l’Ukraine dans l’alliance justifie la décision de Poutine de l’envahir. En effet, elle ne la justifie pas. Il n’en demeure pas moins qu’il convient de réfléchir à la voie non empruntée – à la route non prise – car elle est riche d’enseignements pour l’avenir.

La rupture entre la Russie et l’Occident créée par l’invasion de l’Ukraine par Poutine persistera probablement tant que ce dernier restera président, peut-être au-delà. Mais cela doit être l’occasion de se demander si les États-Unis n’ont pas raté l’occasion, dès 1989, de forger un ordre européen incluant la Russie plutôt qu’un ordre qui l’a maintenue à l’extérieur, augmentant son sentiment d’aliénation et d’exclusion, et garantissant qu’elle n’aurait aucun intérêt à sauvegarder cet ordre et chercherait, au contraire, à le détruire.

L’histoire de l’expansion de l’OTAN soulève la question de savoir s’il existait un autre moyen d’organiser l’Europe après la chute du mur de Berlin en novembre 1989. Il se trouve que l’élargissement de l’alliance vers la frontière russe n’était pas le seul choix possible. Lorsque les gouvernements communistes d’Europe de l’Est (ou du Centre-Est, selon l’appellation actuelle de la région), alignés sur l’Union soviétique, ont commencé à s’effondrer et que la réunification de l’Allemagne est devenue imminente, le président Mikhaïl Gorbatchev a proposé de dissoudre l’OTAN et le Pacte de Varsovie au profit d’un nouvel ordre de sécurité transeuropéen inclusif, s’étendant de l’Atlantique à l’Oural.

Le président George H. W. Bush a rejeté cette idée ainsi que la proposition complémentaire de Gorbatchev en faveur d’une Allemagne unifiée mais neutre. Sachant que Gorbatchev était en position de faiblesse – il était aux prises avec des adversaires politiques dans son pays et dépendait de l’Allemagne pour financer les 500 000 soldats qui y étaient stationnés (et qui devaient à terme être renvoyés chez eux, logés et nourris) –, Bush a insisté sur le fait que l’OTAN était en Europe pour y rester et que son mandat engloberait l’ensemble d’une Allemagne unifiée. Il comprenait que les États-Unis avaient besoin de l’OTAN pour rester une puissance européenne, mais il était aussi, et c’est compréhensible, réticent à l’idée de démanteler une structure qui avait fonctionné pendant un demi-siècle. Les dirigeants sont souvent enclins, par défaut, à favoriser le statu quo, surtout lorsqu’il les favorise. La position de Bush suggère également que, même à la fin de la guerre froide, les États-Unis envisageaient une OTAN élargie et comprenaient qu’il ne serait pas pratique que les troupes et les armes de l’alliance soient formellement interdites en Allemagne de l’Est, le corridor vers l’Europe du Centre-Est.

La conception et la création d’un système de sécurité entièrement nouveau au milieu d’événements rapides et inattendus – l’effondrement des États communistes de l’ancienne Europe de l’Est, l’éclatement de l’Union soviétique, les armes nucléaires soviétiques demeurant dans ce qui allait devenir les États indépendants du Belarus et de l’Ukraine – auraient exigé une vision d’une audace peu commune. Ce qui est dommage, c’est que les États-Unis n’y ont pas réfléchi sérieusement.

Aujourd’hui, ceux qui ont le plus d’influence sur la politique étrangère des États-Unis – ceux qui appartiennent à l’exécutif et au Congrès ou qui travaillent pour les principaux quotidiens et think tanks – ne sont pas d’humeur à méditer sur les occasions perdues. Au contraire, le choc créé par l’attaque de Poutine en Ukraine s’accompagne d’un sentiment de triomphalisme. L’agression de la Russie a été interprétée comme une justification de la décision d’élargir l’OTAN. L’opinion dominante est que les États-Unis devraient plutôt redoubler d’efforts et accroître leur présence militaire en Europe, y compris sur le flanc oriental de l’OTAN. En fait, ce camp veut rendre permanente cette présence, même si la section IV de l’Acte fondateur OTAN-Russie stipule qu’il n’y aura pas de « stationnement permanent supplémentaire d’importantes forces de combat » dans cette région.

Cet appel à stationner encore plus de troupes et d’armements américains en Europe est curieux si l’on considère que le PIB combiné des pays européens (15,3 trillions de dollars) est plus de dix fois supérieur à celui de la Russie (1,5 trillion de dollars). En outre, l’Europe peut se targuer de posséder des entreprises technologiques de classe mondiale et de nombreuses industries de défense de premier ordre, bref, de disposer de moyens suffisants pour se défendre. Ce qui manque à l’Europe, c’est la volonté politique, et cela est dû à la garantie de défense inébranlable des États-Unis qui perdure même trente ans après la guerre froide. Le mot d’ordre à Washington reste que les États-Unis doivent conserver leur statut, dixit l’ancienne secrétaire d’État Madeleine Albright, de « nation indispensable ». Une partie de ce rôle consiste à servir de protecteur par excellence aux pays d’Europe qui, s’étant redressés après les ravages de la Seconde Guerre mondiale, sont désormais des concurrents des États-Unis sur le marché mondial.

La véritable leçon à tirer de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est que l’Europe doit, à un rythme mesuré mais délibéré et démontrable, évoluer vers une plus grande autonomie en matière de défense, même si elle évite l’objectif plus ambitieux d’une « autonomie stratégique ». Ceux, dont je fais partie, qui sont favorables à une plus grande autonomie européenne en matière de défense ne tirent pas leur chapeau à Donald Trump. Contrairement à lui, ils n’appellent pas à la dissolution de l’OTAN du jour au lendemain, ne cherchent pas à extorquer de l’argent aux gouvernements européens en échange du maintien de la protection des États-Unis et ne les accusent pas d’être des bons à rien. Leur argument de base est que l’Europe peut gérer sa propre défense et devrait chercher à le faire progressivement tout en préservant la coopération transatlantique sur divers fronts. En principe, cela peut se faire au sein d’une OTAN reconfigurée ou, éventuellement, sans elle.

Mais cela pourrait s’avérer un rêve lointain, voire une chimère. Les derniers chiffres de l’OTAN montrent que le Canada et l’Europe ont un long chemin à parcourir, même si l’on utilise des critères moins exigeants (par exemple, la « ligne directrice », adoptée lors du sommet de l’alliance au pays de Galles en 2014, selon laquelle chaque État membre de l’OTAN devrait consacrer 2 % de son PIB aux dépenses de défense). En 2021, seuls 10 des 30 membres de l’OTAN l’avaient fait. Leur bilan en matière de respect de la deuxième ligne directrice – consacrer 20 % des dépenses nationales de défense à l’acquisition d’armes et d’équipements et à l’investissement dans la recherche et le développement militaires – est quant à lui meilleur : seuls cinq pays n’ont pas atteint cet objectif.

Étonnamment, l’Allemagne, qui a le plus grand PIB d’Europe, n’a pas encore atteint l’un ou l’autre de ces deux objectifs. Comme l’indique le rapport 2019 sur la Bundeswehr rédigé par l’ancien commissaire parlementaire aux forces armées allemandes, Hans-Peter Bartels, les déficits chroniques concernent les effectifs, les taux d’enrôlement et de candidature, les équipements de base (tels que les gilets blindés, les émetteurs de brouillage radio et les lunettes de vision nocturne), les pièces de rechange, la maintenance et la formation. À la suite de l’invasion de l’Ukraine, le chancelier Olaf Scholz s’est engagé à consacrer un montant supplémentaire exceptionnel de 113 milliards de dollars au budget militaire, ce qui, selon lui, porterait sa part du PIB à 2 %.

Il reste à voir si le choc de la Russie incitera l’Allemagne et d’autres membres de l’OTAN à respecter les objectifs du « Wales Summit ». Ce que nous avons vu, en revanche, c’est le président Biden se démener pour rassembler quelque 8 000 soldats à envoyer sur le flanc oriental de l’OTAN, tandis que la Russie massait des troupes le long de la frontière ukrainienne. Un coup d’œil sur une carte suggère que ce défi aurait dû être principalement la responsabilité des Européens, et non celle d’un protecteur situé à plus de 6 000 kilomètres.

Ce nouvel ordre européen de sécurité doit également prévoir un dialogue accru entre la Russie et les États-Unis pour faire évoluer le contrôle des armes nucléaires et créer des « mesures de renforcement de la confiance » permettant de réduire la probabilité d’une guerre en Europe. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le moment n’est pas le plus propice pour avancer sur ces fronts. Poutine finira par disparaître, mais la Russie restera. Elle sera également une grande puissance en Europe, et les États-Unis devront relancer une coopération mutuellement avantageuse avec elle sur les questions de sécurité.

En matière de contrôle des armements, la Russie et les États-Unis devraient négocier une version améliorée du traité de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI). Signé par les présidents Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, cet accord a éliminé tous les missiles à armement nucléaire d’une portée comprise entre 500 et 5 500 kilomètres. En 2014, les États-Unis ont accusé la Russie de violer l’accord, et les Russes ont porté leurs propres accusations. Cependant, plutôt que de chercher à résoudre ces différends par des négociations, le président Donald Trump a sommairement quitté le traité en 2019, à la surprise des alliés de Washington au sein de l’OTAN. Le président Poutine a rapidement fait de même. Un traité sur les FNI remanié ferait de l’Europe un endroit beaucoup plus sûr.

Le traité New Start, qui portait sur les armes nucléaires stratégiques, a été signé par les États-Unis et la Russie en 2010. En février 2021, les deux pays l’ont prolongé jusqu’en 2026. Cela donne le temps à la crise actuelle de s’apaiser et aux deux pays de négocier un autre accord qui réduirait encore le nombre d’ogives et de bombes déployées par rapport à la limite de 1550 fixée par le traité. Si les États-Unis souhaitent vivement que la Chine participe aux pourparlers visant à réduire les armes nucléaires stratégiques, Pékin a insisté sur le fait qu’elle n’y prendrait pas part tant que les arsenaux nucléaires des États-Unis et de la Russie dépasseront de loin le sien, qui est estimé à 350 bombes et ogives. Ainsi, soit la Chine peut augmenter ses arsenaux pour atteindre ceux de la Russie (ce à quoi elle œuvre déjà), soit les deux superpuissances nucléaires peuvent les réduire, en partant des limites fixées par le New Start, pour atteindre les niveaux chinois. Elles peuvent ensuite inciter la Chine à procéder à des réductions supplémentaires afin que chaque pays dispose d’une dissuasion nucléaire minimale. De nombreux débats ont eu lieu sur l’opportunité ainsi que sur les problèmes liés à la réalisation de cet objectif, dont aucun n’est, en principe, insurmontable.

Sur le front de l’instauration de la confiance, une étape importante consisterait à réintégrer le traité « Ciel ouvert » (Open-Skies Treaty) de 1992, dont Trump s’est retiré en 2020, tout comme la Russie l’année suivante. Cet accord attribuait aux trente-quatre signataires, dont vingt-six l’ont ratifié, des quotas variables de vols qu’ils pouvaient effectuer et étaient tenus d’autoriser. (Plus de 1500 vols ont été effectués depuis l’entrée en vigueur du traité en 2002). Les vols, qui peuvent couvrir l’ensemble du territoire des pays participants, leur permettent d’observer le déploiement et les mouvements de leurs troupes et armements respectifs. L’objectif est d’accroître la transparence et de renforcer la confiance.

La Russie et les États-Unis devraient également négocier des protocoles pour empêcher les rencontres rapprochées entre les avions militaires et les navires de guerre de l’autre partie – comme cela s’est produit à plusieurs reprises ces dernières années dans les régions de la mer Méditerranée, de la mer Noire et de la mer Baltique – afin de réduire la probabilité qu’un accident se transforme en confrontation armée. En outre, des réunions régulières entre officiers militaires américains et russes (ce qu’on appelle les mil-to-mil exchanges) pourraient diminuer la méfiance et permettre de connaître les préoccupations de l’autre partie en matière de sécurité. En outre, ces réunions pourraient également être l’occasion de préparer le terrain pour des négociations à des niveaux plus élevés en vue de limiter les troupes et les armes, voire de délimiter des zones sans armes le long du front OTAN-Russie.

La vision de Mikhaïl Gorbatchev d’un ordre de sécurité européen pacifique qui s’étendrait de l’Atlantique à l’Oural s’avérera peut-être hors de portée, mais cela ne devrait pas freiner les efforts en faveur d’un avenir plus stable et plus sûr. Les diplomates qui tentent d’orienter les choses dans cette direction devraient garder à l’esprit le conseil donné par le président John F. Kennedy lors de son discours d’investiture de 1961 : « Ne négocions jamais avec nos peurs. Mais n’ayons jamais peur de négocier. »

Entre-temps, la guerre déclenchée par Poutine a fait des milliers de blessés et des centaines de morts parmi les civils ukrainiens, réduit des parties de nombreuses villes ukrainiennes à l’état de ruines, et forcé plus de 2,5 millions de personnes à fuir leur pays pour se réfugier dans les pays voisins, principalement en Pologne, dont les deux plus grandes villes ont été submergées par l’afflux et ont dû demander l’aide internationale.

Même si la puissance de feu russe vient à bout de l’armée ukrainienne, la victoire militaire de Poutine sera une défaite stratégique. Tout gouvernement pro-russe qu’il installera ne tiendra pas longtemps sans les troupes russes. Poutine occupera-t-il un pays qui, en termes de superficie, est le plus grand d’Europe (hormis la Russie) et compte 44 millions d’habitants, dont la plupart rejetteront la suzeraineté russe et dont bon nombre auront recours à la rébellion ? Si oui, pour combien de temps et à quel prix ? Une Russie affaiblie, coupée de l’Occident, deviendra encore plus dépendante de la Chine voire, selon certains éminents experts chinois en politique étrangère, un réel fardeau. La présence militaire américaine en Europe augmentera et pourrait même devenir permanente dans les pays de l’Est de l’OTAN. En Finlande et en Suède, l’attaque de la Russie contre l’Ukraine a suscité un débat sur l’adhésion à l’OTAN. L’Allemagne et la France, qui étaient les principaux partisans, au sein de l’alliance, d’un rapprochement avec la Russie, voient désormais les choses sous un autre angle.

La manœuvre de Poutine en Ukraine constitue un nouveau rappel, comme s’il en était besoin, du caractère destructeur et cruel de la guerre. Elle jette également un froid sur les théories qui présentent l’interdépendance économique comme une solution à la guerre. Mais elle révèle aussi ce qui est clair depuis plus d’une génération : déclencher la guerre est la partie facile ; ce qui, en revanche, est difficile, voire impossible, c’est de s’en servir pour obtenir ce qui ressemble à un succès stratégique.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz


Rajan Menon

Politiste, Directeur du programme de stratégie globale à Defense Priorities