Économie

La part bancaire des politiques sociales

Sociologue

Depuis les années 90, le secteur bancaire a évolué vers une logique centrée sur la rentabilisation, décriée pour la pratique de l’exclusion bancaire. Face à ces critiques, États et banques se sont attelés à la financial literacy et à la pédagogie, consistant à inculquer les bonnes pratiques bancaires aux personnes les plus exposées aux découverts et au surendettement. Mais ces politiques bancaires contribuent surtout à occulter les structures économiques et sociales comme causes de la pauvreté.

L’État doit-il intervenir pour faire baisser le prix de l’essence ? Faut-il qu’il plafonne les prix des denrées agricoles ? Le gouvernement doit-il relever le SMIC ? En ces temps de campagne électorale et de crises imbriquées, la question dite du « pouvoir d’achat » des ménages est posée de multiples façons. L’État est sommé de le protéger voire de l’améliorer. Cette demande est loin d’être purement quantitative : cette « inquiétude pour le pouvoir d’achat », parle d’incertitude, de la crainte de ne pas être en mesure de maintenir un modèle de vie de classe moyenne pour soi et pour ses enfants, la promesse de l’État social.

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Protéger l’argent des ménages

Mes recherches, qui portent sur les politiques bancaires et sur les usages de l’argent, m’ont conduite à mettre au jour, dans un livre récent, la fonction étatique de protection de l’argent des ménages et de leurs capacités de consommation[1]. Depuis deux décennies, les politiques de l’argent sont devenues un espace d’action publique structuré, sollicité pour lutter contre la pauvreté.

Cette part bancaire des politiques sociales a pris une place croissante du fait de trois phénomènes concomitants : d’abord le recul de l’État social et l’augmentation des risques qui pèsent sur les individus ; ensuite la financiarisation de l’argent des ménages. L’économie domestique est de façon croissante imbriquée dans les soubresauts de la finance, car les banques ont depuis les années 1990 multiplié les produits proposés et se sont marchandisées (alors que la bancarisation française s’était faite sur un modèle de quasi-service public bancaire).

La troisième évolution concerne les modalités de gouvernement, davantage fondées sur la régulation que sur l’intervention directe. L’une des nouvelles façons de protéger consiste à utiliser les espaces marchands, et en particulier ceux de la banque et de la finance, pour résoudre des questions de politiques publiques. Esping-Andersen a classiquement défini l’action de l’État social comme une « démarchandisation »[2]. Or, le surendettement, les inégalités économiques d’accès au logement ou à la santé et plus généralement la déstabilisation économique des ménages issue de l’effritement de l’État social comme la précarisation de l’emploi doivent être pris en compte pour comprendre les enjeux contemporains de la solidarité comme des politiques publiques. L’enjeu du maintien du niveau socio-économique des ménages à l’aide des outils financiers à disposition prend une place croissante.

Les politiques économiques des Trente Glorieuses entendaient développer la prospérité nationale aussi bien du côté industriel que du côté des ménages, avec une meilleure éducation, une meilleure santé, de meilleurs logements, de meilleurs loisirs, de meilleures voitures, etc. Pour y parvenir, les protections mises en place visaient à assurer des revenus de remplacement pour faire face à l’âge, à la maladie ou au chômage. Les recherches ont analysé la construction des protections sociales en lien avec le travail et n’ont le plus souvent pris en compte chez ses bénéficiaires que la dimension de producteurs, en laissant de côté leurs pratiques de consommateurs, c’est-à-dire leurs liens avec les marchés autres que celui du travail.

Dans les années 1960, lorsque les pouvoirs publics procédèrent à la bancarisation des ménages (en quelques années, via différents leviers, la part des ménages possédant un compte bancaire grimpa de moins de 20 % à 75 %), celle-ci devait contribuer à la prospérité individuelle et collective des Français par ailleurs rendus solvables par le plein-emploi et les assurances sociales. L’espace bancaire était alors un auxiliaire de la protection sociale, il mit à disposition des outils permettant d’utiliser son argent en suivant le modèle du salariat mensualisé qui se généralisait, s’adossant à des soutiens pédagogiques pour protéger des mauvais usages des nouveaux moyens de paiement disponibles et des crédits[3].

L’inclusion bancaire pour lutter contre la pauvreté

Dans les années 1980, les réformes autorisèrent les banques à développer des activités plus marchandes, sur les marchés internationaux mais aussi en direction des clients particuliers. En parallèle, de la concurrence accrue, de la multiplication des produits financiers puis du désencadrement du crédit, des modes de protection passant par le marché commencèrent à être envisagés : droit au compte, accès facilité au crédit (immobilier dans un premier temps), puis création du plan d’épargne en actions (PEA) en 1992, destiné à orienter une partie de l’épargne nationale vers les produits boursiers. Il s’agissait pour les pouvoirs publics d’abaisser les barrières à la participation de tous les citoyens au système bancaire, devenu incontournable pour utiliser l’argent.

Les années 1990 furent celles des privatisations et du « tournant commercial » des banques : les particuliers devinrent une matière première à rentabiliser, via la diversification des produits proposés, crédits et placements. La rentabilisation des plus pauvres passa par des frais bancaires souvent outranciers, qui attirèrent rapidement l’attention des associations caritatives, voyant arriver dans leurs locaux des personnes dont les maigres ressources étaient parfois entièrement accaparées par les banques par l’accumulation de frais de découverts et retards de paiement.

Le terme d’exclusion bancaire fut alors forgé pour désigner l’exploitation économique des plus pauvres par ces frais exorbitants et la mise à l’écart d’une partie de la population des outils bancaires du fait de la transformation des pratiques commerciales, qui demandaient aux salariés bancaires d’être uniquement des commerciaux et de ne pas dilapider leur temps à travailler sur des difficultés budgétaires des clients.

Un espace social incluant des associations caritatives, en particulier le Secours catholique, des universitaires, des banques et des entités publiques se constitua alors. Ces acteurs multiplièrent les initiatives, dont certaines ont été institutionnalisées, à commencer par le micro-crédit social en 2005, adossé au fonds de cohésion sociale de la Caisse des dépôts. Mais surtout, cet espace social effectua un travail d’entrepreneur de cause politique : ses acteurs ont convaincu les pouvoirs publics qu’une mauvaise relation avec leur banque menaçait la situation financière des personnes, tandis qu’un cercle vertueux, constitué par les micro-crédits et/ou l’accompagnement pouvait au contraire aider à sortir de la pauvreté ou tout le moins en pallier certaines conséquences.

Cette entreprise a été couronnée de succès : lors de la conférence de lutte contre la pauvreté du début de quinquennat de François Hollande, en décembre 2012, l’un des sept groupes de travail, présidé par le président du Secours catholique d’alors, François Soulage, s’intitulait « inclusion bancaire et lutte contre le surendettement » et s’appuyait sur des propositions établies quelques mois plus tôt dans le manifeste contre l’exclusion bancaire.

Ces propositions furent entièrement reprises dans la loi bancaire de 2013, elles donneront lieu notamment à la limitation des frais bancaires pour les plus précaires, à la mise en place de l’Observatoire de l’inclusion bancaire, à la politique Points conseil budget (des lieux d’accompagnement budgétaire), à toute une politique de détection des difficultés financières par les créanciers bancaires et non bancaires, les obligeant ensuite à proposer des offres spécifiques à ces clients.

En 2014, la Banque de France lança une enquête sur les parcours du surendettement qui sera publiée la même année ; de même, l’éducation budgétaire lui sera confiée, et en 2015 elle inaugurera une « stratégie nationale » d’éducation budgétaire, dans la droite ligne des politiques internationales promues par l’OCDE, qui depuis le début des années 2000 s’inquiétait du manque de compétences financières des populations des pays développés, notamment pour ce qui concerne les retraites.

Dès 2005, l’organisation internationale alertait sur les effets des réformes des systèmes de retraite, dans les pays où ceux-ci ont une part majoritaire de capitalisation : les épargnants sont désormais exposés à d’importants risques, dont ils sont peu conscients, à la fois car les cotisations ont diminué (elles ont été individualisées, rendues parfois optionnelles, dans des périodes de stagnation du pouvoir d’achat) et car les prestations que verseront les fonds de pension ne sont plus construites sur un système dit de defined benefit, mais de defined contribution. Cette expression signifie que le risque ne pèse plus sur l’industrie financière mais sur les épargnants : sont contractualisés les montants versés par les épargnants ; leurs pensions finales quant à elles varieront avec les cours de bourse. L’OCDE, avec le FMI et la Banque mondiale, s’inquiètaient alors des faibles pensions qu’une part importante des salariés des pays développés risquaient de toucher s’ils ne préparaient pas mieux leur futur financier.

L’instrument proposé aux États pour intervenir fut d’améliorer la financial literacy des populations. La crise des subprimes renforça cette argumentation, y ajoutant le crédit et le surendettement – et un récit accordant une part importante de la responsabilité de la crise à l’endettement déraisonnable des familles états-uniennes. Selon les paysages financiers nationaux, les pays façonnèrent alors des politiques en direction des classes moyennes (c’est le cas notamment de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande), centrées sur les retraites et sur la diffusion de normes de bons usages des crédits. En France, les gouvernements prirent en compte ces questions au moins une décennie plus tard, par des politiques d’éducation financière essentiellement dirigées vers les plus pauvres, autour de la notion d’exclusion, au cœur de la lutte contre la pauvreté depuis la fin des années 1970[4].

Les banques ont participé à cette institutionnalisation de la notion d’exclusion – devenue inclusion – bancaire au cours de la première décennie du XXIe siècle. Les réseaux mutualistes ont développé des activités de « banques solidaires »[5], en créant des structures d’accompagnements de leurs clients en difficulté, de micro-crédits, et de prévention du surendettement ; un autre modèle est celui de la Banque postale, qui met en place des partenariats avec des collectivités locales (en particulier la ville de Grenoble), afin de détecter les clients en difficultés puis de les accompagner via une plate-forme téléphonique.

Enfin, des établissements moins attendus s’impliquent dans ces actions : les établissements spécialisés de crédit, en particulier Cofinoga puis Cetelem. Ils créent des outils de détection précoce des difficultés, un accompagnement d’abord interne puis transféré à des acteurs extérieurs spécialisés dans la négociation avec les créanciers et dans le travail budgétaire avec les personnes.

La présence croissante des banques dans cet espace social a un effet important : elles ont évacué progressivement la dénonciation initiale des pratiques commerciales des banques. À la fin des années 1990, dans le champ de l’exclusion bancaire, la critique portait sur la domination des individus par les banques et les mauvaises pratiques de celles-ci, deux décennies plus tard, les banques et les créanciers sont des partenaires de l’inclusion bancaire des exclus. Ils doivent détecter leurs difficultés et participer à leur rétablissement. Les banques ont fait en sorte que les interventions, chartes et même la réglementation autour de « l’inclusion bancaire » se concentrent sur les erreurs des clients et la façon dont les banques peuvent aider à les empêcher.

Les politiques bancaires peuvent-elles être des politiques sociales ?

Quel sens donner à cette part bancaire des politiques sociales ? Les politiques mises en œuvre sont limitées par rapport aux politiques habituellement listées comme « sociales ». Elles se déroulent quasiment sans transferts d’argent, mobilisent relativement peu d’agents publics (une partie de l’administration de la Banque de France toutefois et des fonctionnaires des ministères des affaires sociales et de l’économie) et sont méconnues. En dépit des ambitions affichées, les initiatives restent localisées et disparates, les politiques d’éducation financière et d’accompagnement budgétaire touchent à l’heure actuelle quelques dizaines de milliers de personnes. Pour autant, si leur effet pratique direct est faible, elles ont des effets cognitifs et politiques : elles contribuent à chercher les causes de la pauvreté non dans les structures économiques et sociales mais dans les comportements des personnes.

La réponse est libérale : en éduquant à l’argent les pauvres et les membres de la classe moyenne fragile pour en faire de meilleurs consommateurs, qui comparent, comprennent le prix des choses, il s’agit de mieux les préparer à participer au marché et de réduire les dangers qu’ils encourent du fait de leur fragilité financière ; mais la réponse est aussi conservatrice : « faire prendre conscience » des limites de ses possibilités de dépenses, et de sa position sociale. La « baisse du pouvoir d’achat », qui pourrait être aussi nommée « appauvrissement » d’une partie de la population, crée des inadéquations croissantes entre la position sociale des personnes et leurs aspirations de consommation et leurs possibilités. L’accompagnement budgétaire vise à ajuster ces aspirations aux possibilités financières réelles, réduites par les transformations socio-économiques du monde occidental.

La part bancaire des politiques sociales est une tentative pour maintenir un modèle de consommation et d’intégration sociale par la consommation quand les conditions ne sont plus réunies du côté de la production. Une réponse qui se concentre sur l’amélioration de la gestion et de l’usage des produits financiers semble bien limitée, et l’on mesure l’écart criant avec le modèle de protection construit par l’État social. Pourtant, il faut la prendre au sérieux car elle reflète les évolutions des conceptions de la protection publique, qui consiste à armer les individus plutôt qu’à construire des modèles collectifs.


[1] Jeanne Lazarus, Les politiques de l’argent, Paris, PUF, 2022.

[2] Gøsta Esping-Andersen, Les trois-mondes de l’État-providence : essai sur le capitalisme moderne, Presses universitaires de France, 2007.

[3] Jeanne Lazarus, L’Épreuve de l’argent : banques, banquiers, clients, Calmann-Lévy, 2012.

[4] Géraud Lafarge, « « L’exclusion » : fortune politique et sociologique d’un mode de désignation de la question sociale (années 1970-1990) », in Protection sociale : le savant et la politique, La Découverte, 2017, p. 120‑137 ; Frédéric Viguier, « Pauvreté et exclusion : des nouvelles catégories de l’État social », Regards croisés sur l’économie, 4, 2008, p. 152‑161.

[5] Pascale Moulévrier, « Les « banquiers solidaires » ou la légitimation d’une « profession économique » », Formation emploi. Revue française de sciences sociales, 111, 2010, p. 51‑65.

Jeanne Lazarus

Sociologue, Directrice de recherches au Centre de sociologie des organisations Sciences Po-CNRS

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Par

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Notes

[1] Jeanne Lazarus, Les politiques de l’argent, Paris, PUF, 2022.

[2] Gøsta Esping-Andersen, Les trois-mondes de l’État-providence : essai sur le capitalisme moderne, Presses universitaires de France, 2007.

[3] Jeanne Lazarus, L’Épreuve de l’argent : banques, banquiers, clients, Calmann-Lévy, 2012.

[4] Géraud Lafarge, « « L’exclusion » : fortune politique et sociologique d’un mode de désignation de la question sociale (années 1970-1990) », in Protection sociale : le savant et la politique, La Découverte, 2017, p. 120‑137 ; Frédéric Viguier, « Pauvreté et exclusion : des nouvelles catégories de l’État social », Regards croisés sur l’économie, 4, 2008, p. 152‑161.

[5] Pascale Moulévrier, « Les « banquiers solidaires » ou la légitimation d’une « profession économique » », Formation emploi. Revue française de sciences sociales, 111, 2010, p. 51‑65.