Politique

Extrêmes et socialisme

Sociologue

Extrême centre, extrême droite et extrême gauche : la scène politique nationale n’a jamais été aussi idéologiquement « pure » sous la Ve République, dominée par trois organisations partisanes qui ont expulsé à l’extérieur d’elles-mêmes la possibilité d’une contestation un tant soit peu affirmée. Des trois idéologies ici considérées, seul le socialisme apparaît en mesure de saisir pleinement – c’est-à-dire politiquement – la nécessité de lutter contre cette dangereuse externalisation de la contestation.

Rarement, sous la Cinquième République, l’élection d’un Président n’aura apporté un démenti aussi cinglant à ce qu’était sa volonté affichée. En 2017, fraichement élu, Emmanuel Macron nous promettait de « marcher ensemble » vers une société confiante et pacifiée : celle qui l’a réélu apparaît, plus que jamais, en proie au mal-être, à la violence latente et à une haine dont témoigne la banalisation en son sein d’un anti-macronisme tripal.

De même, le jeune Président, à l’époque, s’était solennellement engagé à ce qu’il n’y ait « plus aucune raison de voter pour les extrêmes » à la fin de son mandat : cinq ans plus tard, les votes extrêmes représentent plus d’un suffrage sur deux parmi ceux qui se sont exprimés lors du premier tour de l’élection présidentielle.

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La cause de cet échec du macronisme à honorer ses ambitions doit être recherchée, d’abord, dans son déficit de socialisme, qui s’est traduit par une sous-estimation systématique des difficultés rencontrées par les services publics et conséquemment par leurs usagers, et par des manquements graves à la défense de l’État social – la situation, notamment à l’hôpital, à la justice et dans l’enseignement, et sur certains territoires plus encore que sur d’autres, n’ayant cessé de se dégrader. Seule, dans ce registre, la politique du « quoi qu’il en coûte » adoptée pour faire face aux conséquences économiques de la crise sanitaire aura été à la hauteur.

Cette politique, au demeurant, a prouvé que contrairement à certaines analyses, l’échec du macronisme à honorer ses ambitions ne saurait être imputé au caractère particulièrement défavorable des circonstances que le Président a dû affronter au cours de son mandat : en effet, c’est seulement la survenue d’une crise majeure – celle du Covid-19 – qui lui a donné l’impulsion de suspendre pour un temps son credo libéral et ainsi, de réaliser ce qui demeurera la meilleure action de son quinquennat : avoir épargné au pays un désastre économique et social.

Mais l’échec patent du macronisme à honorer sa promesse inaugurale de rendre la société française moins violente et plus heureuse a eu aussi une cause plus institutionnelle, une cause dont il est là encore le principal artisan (même s’il n’est pas le seul) et qu’on serait tenté de nommer l’externalisation systématique de la contestation.

Emmanuel Macron a terminé ce cisaillage en deux de la gauche entamé avec la Hollandie.

Force est de reconnaître que ce mouvement d’externalisation avait débuté avant même le premier mandat d’Emmanuel Macron. Son point de départ est 2012, lorsqu’un leader issu du Parti socialiste, François Hollande, accède à la présidence de la République sans avoir eu besoin, pour ce faire, de l’union des gauches.

Le résultat de cette absence de dépendance à l’égard de la diversité des composantes de la gauche aura été l’instauration d’un gouvernement de centre gauche, incapable de refléter la pluralité des sensibilités et des tendances de la gauche dans son ensemble et, par conséquent, interprétant toute contestation venue de sa gauche comme s’il s’agissait d’une attitude externe, voire hostile, à son projet – ce dont la disqualification devenue vite systématique des « frondeurs », mais aussi la fameuse déclaration de Manuel Valls sur les « deux gauches irréconciliables », ont porté le témoignage.

Au cours de la campagne présidentielle de 2017, et une fois que celle-ci l’a installé à l’Élysée, Emmanuel Macron a terminé ce cisaillage en deux de la gauche entamé avec la Hollandie : tandis qu’il enrôlait à ses côtés le centre-gauche, il rejetait au plus loin de lui le reste des forces de gauche – syndicats réformistes y compris. Ce fut l’occasion d’une clarification idéologique à bien des égards salutaire : on comprit en quoi le social-libéralisme des hommes et des femmes « de gauche » qui étaient passés au macronisme n’était pas, et n’avait jamais été, inscrit dans la tradition historique du socialisme.

On eut ainsi la chance de mieux saisir ce qu’est, dans ce qui la distingue et la rend irréductible au libéralisme, l’attitude socialiste « effective ». Mais cette clarification se paya d’un prix : on vit le Parti socialiste d’abord se vider de ses effectifs Macron-compatibles puis, d’élection nationale en élection nationale, se réduire comme peau de chagrin au profit de partis réputés plus authentiquement à gauche que lui. Cette disparition programmée ne serait pas grave en soi si elle n’avait hâté la disparition de l’espace de débat interne entre sensibilités de gauche que ce parti avait su offrir à la société française des années 1970 au début des années 2010.

Et cela sans qu’aucune autre organisation partisane, à gauche, ne soit en mesure de prendre la relève en tant que lieu d’un débat entre les gauches. Au contraire, le parti prétendant dorénavant au leadership à gauche, La France insoumise, s’est construit sur une rhétorique puriste et sur la hantise de tout ce qui pourrait ressembler, en son sein, à une confrontation entre des courants distincts. À la logique du débat entre sensibilités, il a ainsi substitué le pouvoir d’un leader, non sans une certaine dose de personnification de ce pouvoir, et le refus de pactiser avec toute autre composante de la gauche – PCF y compris – à moins qu’elle ne se soumette à lui.

Tout au long de son quinquennat, Emmanuel Macron s’est attaché à reproduire, mais cette fois à la droite de l’échiquier partisan, le même travail de sape visant à empêcher l’existence d’un lieu de débat interne et de synthèse. C’est ainsi qu’il a tout fait pour tronçonner en deux Les Républicains, attirant à lui les électeurs et les leaders du centre-droit et d’une large partie de la droite libérale pour mieux les séparer de ceux des autres composantes de la droite.

Ici encore, au fil des ralliements des uns et des autres, certains vers le macronisme, d’autres vers la droite extrême puis finalement, vers l’extrême droite, on eut la chance de mieux saisir ce que sont, dans ce qui les distingue et les rend mutuellement incompatibles, le libéralisme et l’attitude réactionnaire – tandis que la création de l’UMP au début des années 2000 avait au contraire reposé sur leur indistinction délibérée. Mais là encore, la clarification idéologique, bénéfique à bien des égards, a eu un prix : on a vu d’élection en élection le parti des Républicains se déchirer entre Macron-compatibles et Macron-incompatibles, puis s’affaiblir nationalement.

La scène politique nationale est dominée par trois organisations partisanes qui ont expulsé à l’extérieur d’elles-mêmes la possibilité d’une contestation un tant soit peu affirmée.

Ce qui, pas plus que la disparition du PS, n’est grave en soi, mais qui a néanmoins signifié la disparition du seul et unique espace de rencontre et de synthèse entre sensibilités différentes dont était dotée la droite française – disparition qui a objectivement renforcé non seulement le macronisme mais encore l’extrême droite.

De ce processus de redécoupage du paysage partisan français, résultent aujourd’hui deux conséquences majeures. La première est que les trois partis qui ont dominé l’élection présidentielle 2022 (LREM, RN et LFI) ont en commun de n’être pas des lieux de débats très poussés. Dépourvus de véritables courants internes, réticents à laisser s’exprimer librement en leur sein une pluralité de perspectives distinctes, ils s’organisent surtout autour de la personne et de la pensée d’un leader, lequel est considéré par leurs militants comme la principale source d’autorité et d’impulsion au sein du parti, sinon comme le seul véritable producteur de l’idéologie de ce parti.

La scène politique nationale est ainsi dominée, actuellement, par trois organisations partisanes qui n’admettent pas en leur sein la culture des compromis entre courants et qui ont expulsé à l’extérieur d’elles-mêmes la possibilité d’une contestation un tant soit peu affirmée.

C’est là, précisément, la seconde conséquence majeure de cette évolution : la purification idéologique et la personnalisation du pouvoir qu’ont en commun les trois partis qui ont dominé la dernière élection présidentielle, s’accompagnent à chaque fois d’une externalisation de la contestation, laquelle est génératrice, vis-à-vis de l’extérieur qu’elle produit, de rejet, d’intolérance et pour ceux qui détiennent actuellement le pouvoir, d’arrogance et de suffisance.

Car dès lors que ne règnent plus que l’extrême centre, l’extrême droite et l’extrême gauche, dans une lutte où leur incompatibilité mutuelle se révèle dans toute sa vérité, la perspective de la synthèse et du compromis avec des positions moins extrêmes s’éloigne. Cela est vrai dans l’espace qu’avait constitué la gauche jusqu’à la présidence Hollande et qui n’existe donc plus, comme dans celui qu’avait constitué la droite jusqu’à ce qu’Édouard Philippe ne soit nommé à Matignon et qui est actuellement en train de s’écrouler.

Mais cela est également vrai dans l’espace du centre macroniste nouvellement créé qui, quoique ses partisans en appellent sans cesse au « en même temps » et à la rhétorique de l’ouverture d’esprit, n’est prêt à aucune sorte de compromis avec ce que sa logique libérale se révèle incapable d’assimiler – l’écologie prise au sérieux, par exemple.

Contrairement aux analyses sur le « confusionnisme » idéologique qui sévirait de nos jours en France, force est de constater que le jeu partisan, réduit à ces trois polarités « extrêmes », n’a jamais été aussi idéologiquement pur sous la Cinquième République. En effet, si l’opposition entre gauche et droite fut souvent très franche et sans compromis jusqu’au début des années 2010, ce que cette gauche et cette droite parvenaient alors à agréger derrière elles était autrement divers idéologiquement, si on le compare au tableau épuré « à l’extrême » que nous propose le trio LREM-RN-LFI.

Cette pureté nouvelle a l’avantage de montrer très clairement ce qui distingue les trois projets de société désormais en lice et d’amener ainsi chacune et chacun d’entre nous à mieux reconnaître ce qu’il veut « au fond » : un monde « vraiment » libéral, « vraiment » réactionnaire ou « vraiment » socialiste, en assumant à ce propos une forme d’absolu et toutes les conséquences concrètes impliquées par chacun de ces mondes.

Mais elle a aussi pour effet – revers de la médaille – de polariser et de radicaliser l’espace du débat politique national jusqu’à compromettre parfois la possibilité même d’un échange pacifié entre citoyens de gauche qui ne pensent pas « pareil », entre citoyens de droite qui ne sont pas « sur la même longueur d’onde » ou encore, entre les citoyens macronistes et les électeurs de gauche ou de droite qui les « détestent ».

À n’en pas douter, en provoquant sciemment ce processus institutionnel de clarification – et de radicalisation – idéologique, les macronistes se sont mis dans une situation difficile, dès lors qu’il s’agit pour eux, désormais, comme ils le répètent à l’envi depuis le soir du 24 avril, d’« écouter les Français » et de réussir à les convaincre en ayant quelques égards pour la diversité de leurs attentes et de leurs sensibilités. Les partis qui, à gauche et à droite, permettaient de construire l’écoute et la conviction des Français en les conduisant à entendre le point de vue d’individus qui ne pensent pas tout à fait comme eux et ainsi à se placer à un niveau synthétique et inclusif, ont été détruits.

La contestation sûre de son droit et pour ceux qui sont au pouvoir, l’arrogance sûre de son fait, sont tout ce qui nous reste, une fois cette destruction accomplie. C’est ce que le face-à-face d’une brutalité inouïe entre les Gilets jaunes et le pouvoir macroniste avait déjà commencé à illustrer. Et ce n’est sans doute qu’un début. Car les rapports politiques sont désormais à nu et à la violence idéologique de chaque extrême (extrême centre y compris), n’est plus là pour répondre que la violence idéologique des deux autres – ce dont certains militants fascistes et gauchistes se réjouissent, attendant avec impatience le jour où ce dialogue de sourds se muera en violence de rue et où on pourra enfin « s’expliquer ».

Le socialisme est des trois idéologies ici considérées, celle dont on peut le plus espérer un sursaut face à cette situation. Ce mouvement idéologique est le seul, en effet, qui soit en mesure de saisir pleinement – c’est-à-dire politiquement – l’enjeu qu’il y a à lutter contre l’externalisation de la contestation. Depuis le XIXe siècle, la gauche s’est en effet bâtie sur un projet d’émancipation pour la société entière – et non pour une partie seulement de celle-ci.

Se placer au niveau d’un tel objectif d’émancipation pour la société toute entière et par conséquent aussi, au niveau des idéaux de justice sociale qui unissent l’ensemble de ses membres, c’est pour les hommes et les femmes de gauche apprendre à se contester soi-même dans ce que l’on a spontanément tendance à exclure, à disqualifier et à ostraciser – du seul fait que cela nous est lointain socialement et politiquement. Cette contestation interne n’a pas pour objectif de souscrire aux idéologies adverses – puisqu’on ne cesse pas de vouloir les combattre.

Elle vise plutôt à se rendre possible d’apporter aux problèmes que ces idéologies dénoncent les solutions proprement socialistes que celles-ci méritent, en admettant aussi, ce faisant, que comme la société est différenciée, son intelligence nécessite l’expression et la confrontation de l’ensemble de ses sensibilités. Le socialisme se présente ainsi comme cette idéologie qui ne saurait exister comme telle qu’à condition de réfléchir en elle le conflit des idéologies et le réfléchissant, qu’à condition de chercher à y voir la traduction de changements en cours dans la société.

C’est cette aspiration à la réflexivité sociologique qui dans la situation actuelle, lui confère la responsabilité politique majeure, et qu’il est seul capable d’honorer, de redevenir le lieu où la société, invitée à se reconnaître comme un tout différencié, s’observe et se juge du point de vue des idéaux de justice sociale qui la fondent. Mais encore faut-il, pour assumer une telle responsabilité, que le socialisme parvienne à se comprendre dans ce qui fait son rapport distinctif à la critique.

À cet égard, son avenir, en France comme ailleurs, ne saurait passer par les surenchères puristes, la personnalisation du pouvoir et l’auto-suffisance, qui ne sont jamais que les produits de l’externalisation de la contestation. Il passera au contraire par la possibilité de ré-internaliser la contestation, c’est-à-dire de reconstruire un espace conflictuel et une synthèse entre les sensibilités qui font la diversité des gauches et qui contribuent, à travers leurs différences et leurs antagonismes, à l’intelligence socialiste de la société toute entière.


Cyril Lemieux

Sociologue, Directeur du Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités – Fonds Yan Thomas