Un accès alternatif à internet est-il possible ?
On l’ignore souvent, mais internet, nouvelle technologie du début des années 1990, a d’abord été fourni au public, en France, comme en Allemagne, par de petites associations à but non lucratif. En effet, des ingénieurs, des étudiants, ainsi que des passionnés issus des milieux artistiques et alternatifs ont monté de toute pièce des fournisseurs d’accès à internet (FAI) pour des publics confidentiels mais déjà extérieurs au premier groupe d’utilisateurs des « amateurs éclairés »[1]. Au cours des quelques trente années qui nous séparent de ces débuts, internet a bien évolué au fil de sa « démocratisation »[2].
D’abord utilisé principalement dans les universités, internet a très rapidement fait l’objet d’offres commerciales de la part des opérateurs de télécommunications, notamment les entreprises nationales. Ces usages et son paysage se sont également métamorphosés. L’intense usage des médias sociaux, l’omniprésence des smartphones, le développement du commerce en ligne inspirent à certains un triste constat au tournant des années 2020. L’« l’utopie a déraillé », donnant « un pouvoir immense sur nos existences aux géants du numérique » déclare Tim Berners-Lee, inventeur du web, au journal Le Monde en 2019[3].
Ce constat, plusieurs documentaires[4] et essais, souvent à la frontière entre le monde académique, médiatique et militant, le détaillent et lui opposent des alternatives possibles[5].La solution proposée est souvent de recourir aux outils libres et open source qui constituent autant d’alternatives aux services propriétaires sans reposer sur le modèle commercial de ces derniers, voire même d’« élaborer une nouvelle architecture du web » synonyme de retour aux « origines du Net[6]».
Pourtant, nulle trace dans ces tribunes des fournisseurs d’accès à internet associatifs qui continuent d’agir au nom du droit à la connexion à internet, de la défense de la « neutralité du net », de la promotion, enfin, d’un « modèle associatif » fondé sur le refus de la commercialisation des données personnelles. Ceux-ci, souvent à l’origine des premières connexions grand public à internet, continuent en effet d’opérer des réseaux non-commerciaux.
En 2020, plusieurs milliers de membres ont ainsi rejoint la « Fédération des fournisseurs d’accès à internet associatifs » créée en 2010 en France, tandis que le réseau Freifunk en Allemagne compte environ 50 000 points d’accès à travers le pays. Pourtant, tout le monde semble ignorer que plusieurs milliers d’individus se mobilisent pour faire exister cet internet des « origines ».
La comparaison de deux contextes nationaux distincts, comme celui de la France et de l’Allemagne, permet cependant de nuancer ce constat. En Allemagne, plusieurs indices prouvent que les « réseaux libres » ont une place mieux assurée dans le paysage de la connectivité que leurs homologues français. C’est grâce, par exemple, aux efforts conjugués de Freifunk et de IN-Berlin e.V., deux associations fournissant de l’internet non-marchand, que le campement installé au cœur de Berlin, sur le Tempelhofer Feld, a pu être équipé de relais Wi-Fi, permettant à plusieurs milliers de réfugié·es d’accéder à internet gratuitement. De plus, Freifunk est reconnu d’utilité publique par le Bundestag (le Parlement allemand) en 2020.
Enfin, la comparaison au niveau local permet là aussi de ne pas s’en tenir à un constat si univoque : si l’internet libre perce peu dans les grandes agglomérations et au niveau de l’agenda gouvernemental, on trouve cependant des succès locaux, où des points d’accès sont administrés bénévolement. Comment rendre compte, dès lors, de la variabilité des succès de l’internet alternatif ? Qu’est-ce qui constitue un contexte favorable pour l’action collective de tels collectifs ?
La pertinence d’une action collective locale
Comme le rappelait le sociologue Choukri Hmed au sujet de l’étude des mouvements sociaux, le contexte spatial constitue un « cadre signifiant doté d’une efficace propre[7]». Dans le cas des réseaux libres, c’est le « local », distinct du national ou de l’international, qui apparaît comme l’échelle propice à leur déploiement. Ce constat peut étonner d’emblée s’agissant d’une technologie comme internet qui tire son efficacité de la multiplication de ses points d’interconnexion et de son expansion.
Le « local » est en effet le point faible d’internet : avoir accès à internet chez soi peut apparaître selon les époques et les régions chose malaisée. C’est aussi à ce niveau que les autorités législatives ont surveillé et sanctionné l’échange de fichiers, par exemple au nom du respect du droit d’auteur. Ces deux éléments caractéristiques du local ici thématisé en zone blanche et en zone légalisée expliquent que cette échelle soit privilégiée pour les fournisseurs d’accès à internet et ce tout au long de leur histoire, comme le donnent à voir les deux exemples qui suivent.
L’histoire de Freifunk (une contraction de « frei » pour libre et « Funk », radio) commence à Berlin en 2003 lorsque des artistes, des ingénieurs et des militant·es issues de la scène du squat se demandent comment fournir internet dans un Berlin-Est dépourvu de lignes de cuivre nécessaires à l’acheminement de lignes ADSL. L’idée initiale est de constituer un vaste réseau pour relier à internet des lieux emblématiques de la scène alternative, ateliers d’artistes et célèbre « c-base », local fréquenté par les hackers berlinois. Il est alors hors de question de recourir à un service commercial, surtout que plusieurs participant·es s’intéressent de près aux techniques de routage Wi-Fi.
Les premières antennes installées avec succès, le réseau s’ouvre rapidement à quiconque est disposé à abriter chez soi un routeur permettant de relayer à l’échelle locale la bande passante fournie par un opérateur commercial. En effet, le moyen trouvé par ce fournisseur d’accès à internet est de démultiplier les accès individuels grâce à des routeurs sur lesquels un logiciel propre à l’association est installé.
L’intervention du projet militant au niveau de l’individu fait des adeptes en Allemagne, notamment dans un contexte où règne la « Störerhaftung », une disposition légale qui fait peser de lourdes charges sur les fournisseurs d’accès à internet[8]. L’association prend en charge les amendes tandis que les utilisateurs et utilisatrices de Freifunk peuvent naviguer sur internet et s’échanger des fichiers sans craindre les représailles.
En France, on trouve également des initiatives locales qui répondent aux enjeux médiatisés sous l’appellation de « réduction de la fracture numérique » dont se saisissent également certains FAI associatifs pour justifier leur action. Ainsi, on peut lire sur le site internet du FAI associatif toulousain Tetaneutral : « en campagne, il est souvent peu rentable pour les opérateurs commerciaux de déployer un réseau pour fournir un accès à Internet aux habitant⋅e⋅s. tetaneutral.net forme de nouvelles équipes bénévoles locales pour la couverture des zones rurales, dites “zones blanches”, autour de Toulouse ayant un accès à Internet très limité par satellite ou ADSL de mauvaise qualité. ».
De même, dans la région de Grenoble, le FAI associatif Rézine annonce que « l’association est centrée sur la région grenobloise et ses membres se sont donné pour objectif de fournir des accès à Internet, sans contrôle ni filtrage. Plutôt que de confier ses échanges et ses données à de lointain·e·s inconnu·e·s intermédiaires commerciaux, Rézine œuvre à la constitution d’un Internet acentré et contrôlé par ses utilisateurs. ».
Les FAI associatifs interprètent le local comme l’échelle à laquelle un modèle économique non marchand peut se défendre mais aussi l’application des principes de défense de la neutralité du net et d’une souveraineté numérique des individus. Mais ces principes correspondent également à des nécessités de pratique concernant le montage et l’administration de tels réseaux, notamment les réseaux radio.
Avec ou sans fil
Les associations citées jusqu’à maintenant ont en effet comme point commun le fait qu’elles opèrent internet par un réseau radio et non de façon filaire (câble de cuivre ou fibre optique). Dérouler des câbles semble en effet être l’apanage des services commerciaux. De même, réussir l’exploitation des lignes ADSL ou FTTH existantes, à laquelle peuvent prétendre ces petits acteurs de la connectivité, notamment depuis la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004[9], relève du tour de force.
Comme l’espace et son appréhension, le progrès technologique ainsi que les choix opérés par les collectifs en matière de technique sont signifiants pour l’organisation des mouvements sociaux. Le sociologue américain spécialiste des technology and product oriented movements David J. Hess a développé l’hypothèse des « conflits d’objet » corrélés à la diversification du champ des technologies et des produits qui font l’objet de mobilisations[10].
Si on ajoute à la technologie et au produit la notion de service (ici, la fourniture d’accès à internet), alors le « conflit d’objet » de l’internet libre porte sur les moyens par lesquels il conviendrait, du point de vue des associations, de le fournir. Les deux pôles du spectre de la fourniture d’accès sont la ligne fixe et le routeur Wi-Fi.
Le choix de l’ADSL apparaît comme le plus lourd à mettre en place. L’histoire du plus ancien des FAI associatifs français, French Data Network (FDN), créé en 1992, en atteste. Les comptes rendus d’assemblée générale des années 2000 à 2004 sont sans équivoque : le nombre d’abonnés est passé de quelques centaines à quelques dizaines, les comptes ne sont pas bons et l’association va devoir cesser ses activités si elle s’avère inapte à attirer de nouveau adhérents.
En effet, l’ADSL est devenu la norme de consommation d’internet et les adhérents de l’association ne peuvent plus se satisfaire de l’accès en RTC, long, laborieux et occupant une ligne téléphonique, qu’elle met à disposition. Après un travail acharné, le collectif réussit à proposer de l’accès ADSL en 2005, ce qui nécessite un dialogue constant et l’établissement de contrats avec de plus gros opérateurs. En trente ans d’existence, FDN a ainsi conclu des contrats de collecte avec pas moins de sept opérateurs et revendeurs différents.
De plus, les coûts d’entretien du réseau, avec l’acquisition d’adresses IP, le transit, les machines, ne sauraient être couverts à l’aide du travail bénévole. Avoir de bonnes relations avec un ensemble d’intermédiaires (revendeurs, collecteurs, RIPE[11], abonnés…) est nécessaire autant que de continuer à attirer des bénévoles. Cette dépendance à un ensemble d’acteurs hétérogènes tranche avec la relative autonomie des réseaux radio.
En effet, les réseaux radio peuvent fonctionner sans recourir à l’adressage fastidieux d’internet. D’autres protocoles existent, dont les collectifs au sein des FAI associatif peuvent être également d’importants contributeurs, parfois même aux avant-postes de l’innovation, comme c’est le cas de protocoles tels que B.A.T.M.A.N. ou OLSR. Le matériel utilisé est rudimentaire, il s’agit principalement d’un boîtier de routage et/ou de relai du signal ainsi que des antennes de longue distance.
Ces dernières nécessitent par exemple de prendre des contacts avec des administrations publiques ou des entités privées détentrices d’établissements qui intéressent les faiseurs de réseau. Il s’agit notamment de bâtiments de haute taille, sur le toit desquels on place des antennes puissantes pour étendre la longueur d’onde au-delà d’un simple pâté de maison. Ce sont aussi des moments de mise en scène du collectif.
Ainsi, les photos prises lors des épisodes d’installation d’antennes sont reprises dans la presse locale qui consacre parfois un article aux haut-faits du collectif. Mais c’est aussi l’occasion d’une mise en scène individuelle, comme en témoignent les photos représentant des individus au travail, se livrant parfois à des acrobaties, grimpant au sommet des toits.
Ainsi, l’ouverture de ligne ADSL est significativement moins spectaculaire et moins attractive. Celle-ci prend davantage la forme de combats judiciaires pour obtenir des autorisations officielles. L’administration d’un réseau radio tranche par contraste du fait de la souplesse des négociations, souvent d’homme à homme, et la richesse des relations qui se nouent autour d’une installation d’antenne. Cependant le choix d’administrer des lignes fixes, en ADSL, apparaît comme une pratique plus clairement politique que le Wi-Fi.
La relation aux autorités publiques
Le caractère politique de ces mouvements a été beaucoup discuté par la littérature en sciences sociales notamment en les inscrivant dans des mouvements de résistance plus larges[12]. Cette approche par la résistance tend à occulter d’autres aspects importants pour l’analyse de la visibilité variable des fournisseurs d’accès alternatifs[13]. Un de ces aspects concerne l’état de relations, tissées au fil du temps, entre les collectifs de la fourniture d’accès à internet associative et les institutions publiques. Un premier constat est que le soutien public aux réseaux libres existe en Allemagne alors qu’il est inexistant en France.
En effet, une étape importante de l’histoire de Freifunk et de son développement a été l’attribution en 2013 d’une subvention pour financer le développement et la modernisation de ses équipements. Elle s’élève à 10 000 euros pour le développement spécifique de la « dorsale » (« back-bone »)[14] du réseau Freifunk en 2015. Cette subvention permet aussi de proposer l’installation de routeurs Wi-Fi Freifunk à une grande diversité d’établissements à vocation de formation et d’hébergements, notamment au plus fort de la crise des réfugié·es qui a touché l’Allemagne entre 2015 et 2016.
La signature d’un contrat délivre les établissements du coût de l’installation, tandis qu’elle est financée par la subvention, sur fonds publics, de l’Institut des médias de la région Berlin-Brandebourg. En 2017, le collectif entre au Musée de la technique à Berlin (Deutsches Technikmuseum Berlin). Exposé, sous verre, on peut y voir un boîtier, disposant d’une antenne, floqué aux couleurs des protocoles utilisés pour le faire fonctionner.
Enfin, en 2020, le collectif est reconnu par le Parlement allemand comme d’« utilité publique » (« gemeinnützig »), ouvrant droit à déduction d’impôts des dons de particuliers. Au-delà de ce soutien financier étatique, direct ou indirect, la reconnaissance de l’utilité publique indique l’accord trouvé au croisement entre plusieurs espaces sociaux (associatif et parlementaire en l’occurrence), autour de l’intérêt de l’accès à un internet local en Allemagne.
En France, les FAI associatifs ne bénéficient pas d’un même soutien des pouvoirs publics. Le plus ancien fournisseur d’accès à internet associatif, French Data Network, a ainsi essuyé au cours de sa longue histoire plusieurs poursuites fiscales et judiciaires. D’autre part, la ville de Paris, soucieuse de récupérer son nom au moment de proposer de l’accès en Wi-Fi dans les établissements publics, intente un procès à la petite association « Paris sans Fil ». Cette dernière rassemblait des amateurs de signal radio, qui se réunissaient lors de « Ricoré Parties » où ils bricolaient des antennes directionnelles, à partir de boîtes de fer récupérées, contenant la boisson en poudre.
Le positionnement des FAI associatifs devient alors de lutter pour l’exercice même de leur activité par le développement d’actions de lobbying. Prises en charge par les représentants de la Fédération des FAI associatifs (FFDN), elles relèvent de la défense de l’intérêt des FAI associatifs qui cherchent une place dans le paysage commercial de la connexion à internet auprès de l’ARCEP.
La représentation des intérêts non-marchands auprès de l’agence d’État devient le cheval de bataille d’une partie des membres de la fédération, tandis que d’autres s’organisent localement pour nouer des relations avec des municipalités, des instances régionales et des acteurs marchands. En l’absence de reconnaissance claire de la part des institutions publiques, le mouvement a peiné à se structurer autour d’actions collectives univoques.
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On reproche souvent aux mouvements de résistance de l’internet, issus de la « critique interne », c’est-à-dire émise par les experts et professionnels du secteur d’activité, d’être inaptes à s’adresser au « grand public ». Concernant le numérique et notamment internet, cette inaptitude pourrait renvoyer à une fracture quasi cognitive entre ceux qui parviennent à saisir ses enjeux et ceux qui l’utilisent quotidiennement, sans y penser.
Cependant, l’analyse sociologique du mouvement de la fourniture d’accès à internet associative montre qu’il existe en réalité différents degrés d’intégration de l’activité des collectifs citoyens d’appropriation d’internet dans la société. Celle-ci varie en effet selon l’échelle de l’activité collective, la technologie utilisée et les coûts qu’elle comporte et enfin la nature des relations entretenues par les collectifs avec les institutions publiques.
Un enjeu qui apparaît alors, une fois l’analyse conduite, est celui de la reconnaissance des collectifs par ces institutions publiques. Une investigation portant sur la place des réseaux associatifs dans les politiques publiques de l’internet pourrait alors éclairer de nombreux aspects des orientations contemporaines en matière de numérique.