Politique culturelle

Le pass Culture à l’épreuve de la prescription

Chercheur en sciences de l'éducation , Chercheuse en sciences de l’éducation , Sociologue, Sociologue, Chercheuse en sciences de l’éducation

Avec le pass Culture, la logique censée favoriser la consommation de biens et activités culturels des jeunes réside dans leur mise à disposition gratuite. Mais si ce marché parallèle a l’avantage de la gratuité, les tentatives d’encadrement de la réception proposées par les producteur·trices et les intermédiaires ne parviennent pas nécessairement jusqu’au public visé.

Avec le développement, puis la généralisation depuis une quinzaine d’années de l’éducation artistique et culturelle (EAC), le jeune public est devenu une cible privilégiée des politiques culturelles. Cet adressage aux plus jeunes et la volonté d’agir en priorité sur leurs pratiques culturelles expliquent sans doute la mise en avant de ce qui apparaît comme un des dispositifs majeurs du dernier quinquennat dans le domaine culturel : le pass Culture.

Le levier d’action central du dispositif consiste dans la mise à disposition d’un crédit permettant aux jeunes de moins de 18 ans d’accéder à des offres culturelles, espérant ce faisant favoriser chez elles et eux « l’accès à la culture afin de renforcer et diversifier les pratiques culturelles, en révélant la richesse culturelle des territoires ». Le recours à la gratuité de l’offre culturelle, financée par l’argent public, n’est pourtant pas une nouveauté et fait au contraire partie des moyens d’action les plus courants des politiques culturelles.

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De nombreux débats ont d’ailleurs déjà eu lieu sur l’efficacité très relative de ce moyen d’action pour atteindre les objectifs visés – le plus souvent, il s’agissait de favoriser l’accès à des biens culturels jugés légitimes (les musées, notamment), dans une logique de démocratisation culturelle. À la différence de ces politiques tarifaires ciblant des offres spécifiques, le pass Culture entend rendre gratuites, et donc promouvoir, des consommations culturelles beaucoup plus diverses tant en matière de domaines culturels que de degrés de légitimité, pour « amener la culture » aux jeunes, intensifier et diversifier leurs pratiques culturelles.

On peut mettre en rapport cette volonté politique avec ce que l’on sait sociologiquement des manières dont « la culture vient aux enfants ». Dans le cadre d’une recherche collective portant sur différents biens culturels de niveaux de légitimité variés (de la série télévisée à succès à l’édition jeunesse en passant par les musées, les théâtres pour jeune public, les orchestres d’enfants et les actions des cinémas art et essai), nous avons étudié les chaînes de coopération qui unissent producteur·trices, intermédiaires et consommateur·trices dans l’activité de diffusion et de réception de ces biens.

Ce sont ces chaînes de coopération qui, à travers un processus qu’on peut qualifier de « médiation » (terme employé ici au sens large et non dans son acception institutionnelle), permettent aux biens culturels de naviguer de leur production à leur réception par des publics jeunes. La logique sur laquelle s’appuie le pass Culture ne correspond que très partiellement aux mécanismes qui permettent effectivement d’amener la culture aux jeunes, ne prenant pas en compte tout un pan des connaissances déjà construites par la sociologie et les sciences de l’éducation sur des dispositifs proches ou similaires.

Comment la culture vient-elle aux enfants ?

La consommation de biens culturels nécessite des personnes qui créent ces biens (production), des personnes qui les diffusent, les distribuent, les présentent ou les promeuvent (intermédiation) et des personnes qui en font l’expérience (réception). Ces trois « étages » de la chaîne de coopération culturelle sont connectés entre eux et interdépendants : si l’on prend l’exemple de la littérature jeunesse, les auteur·trices d’albums ou de romans écrivent avec leurs représentations d’un ou plusieurs publics anticipés (les jeunes lecteur·trices, mais aussi par exemple leurs éditeur·trices) dont ils et elles projettent les réceptions possibles.

Ensuite, les réceptions de ces livres par les éditeur·trices, les responsables du marketing, les diffuseur·ses, puis les libraires peuvent être très différentes les unes des autres ainsi que de celles projetées par les auteur·trices. Ces « intermédiaires » construisent un discours pour les présenter aux publics qu’ils et elles visent (par exemple pour les libraires, les parents qui vont acheter ces livres) en fonction des goûts et des attentes qu’ils ou elles leur prêtent.

Les jeunes lecteur·trices acquièrent les livres armé·es de ces présentations, qui viennent potentiellement en compléter ou en concurrencer d’autres (de copain·pines, des frères ou sœurs ou même d’enseignant·es, etc.). Dans tous les cas, elles et ils s’approprient ces différents cadrages en fonction de leur propre rapport à la lecture. Là encore, l’expérience qu’ils et elles vont avoir des livres ne correspond pas nécessairement à celle que les auteur·trices, éditeur·trices, responsables marketing ou libraires avaient imaginée et tenté de proposer.

À chacune de ces étapes, nous avons observé une tentative, consciente ou inconsciente, d’encadrer la réception du bien culturel. Cette volonté représente d’une certaine manière le « carburant » qui permet de faire naviguer les biens culturels dans la chaîne vers les publics ciblés (directement ou indirectement). En mettant en avant certains aspects du bien culturel, en le catégorisant, en lui donnant une identité visuelle, le but est de faire émerger chez le public à qui l’on s’adresse des aprioris positifs sur celui-ci, de l’amener à le choisir parmi d’autres, à le consommer et à vivre une expérience agréable grâce à lui.

Toutes les tentatives d’encadrement de la réception ne sont pas aussi efficaces, d’abord parce que les différent·es prescripteur·trices ne disposent pas de la même crédibilité auprès des récepteur·trices, mais aussi parce que dans la chaîne qui les fait coopérer, ils et elles n’ont pas tous·tes le même poids pour imposer leurs propres cadrages aux autres professionnel·elles en présence. Si l’on reprend l’exemple du livre, l’éditeur ou l’éditrice est mieux placé·e pour imposer sa proposition d’encadrement de la réception qu’un·e chargé·e de distribution (qui, de par sa fonction, est censé·e assurer la bonne diffusion d’un cadrage et non sa définition).

Ces tentatives d’encadrement de la réception n’impliquent évidemment pas que la réception des publics à qui l’on s’adresse va effectivement se faire d’une manière conforme aux attentes formulées en amont par les producteur·trices et les intermédiaires : les malentendus, détournements, etc., sont extrêmement communs. Les expériences des biens culturels que peuvent faire les récepteur·trices sont toujours plurielles et dépendantes de leurs socialisations culturelles ainsi que du contexte de la réception.

Le pass Culture à l’épreuve de ce modèle

Dans le cas du pass Culture, le « carburant » principal censé favoriser la consommation de biens et activités culturels chez les jeunes publics réside dans leur mise à disposition gratuite. En cela, le pass Culture ressemble à d’autres dispositifs relativement équivalents mis en place, par exemple par les Régions à destination des lycéens (dont elles ont la responsabilité) : chèques culture, cartes (comme la Carte M’Ra ! puis « Pass Région » en région Auvergne-Rhône-Alpes).

Dans la logique des politiques culturelles qui préside à l’instauration de ces dispositifs, le fait de mettre à disposition des jeunes une offre gratuite – plus encore via des moyens perçus comme leur étant « naturels » (une application mobile, un design proche des plateformes de streaming populaires) – doit « amener la culture » jusqu’à elles et eux. Le dispositif génère alors une sorte de marché gratuit, parallèle au marché ordinaire auquel accèdent déjà les adolescent·es, de manière plus ou moins payante (les jeunes bénéficiant déjà de tarifs préférentiels et pouvant accéder gratuitement à des offres via les abonnements familiaux, la consommation illégale en ligne, etc.).

Mais si ce marché parallèle a l’avantage de la gratuité, il est moins fourni en matière de « carburant de la prescription », puisque les tentatives d’encadrement de la réception proposées par les producteur·trices et les intermédiaires ne parviennent pas nécessairement jusqu’au public visé (à savoir ici les adolescent·es). Confronté·es à une offre géolocalisée de biens et activités culturels listés par l’application, les jeunes bénéficiaires peuvent avoir du mal à construire des avis sur ces propositions.

En nous appuyant sur le modèle de la chaîne de coopération culturelle décrit plus haut, pour une partie des biens culturels proposés sur l’application qui ne sont pas accompagnés d’indices suffisants pour se repérer dans une offre pouvant apparaître pléthorique, nous pouvons faire l’hypothèse que les bénéficiaires du dispositif seront bien en peine d’anticiper quels types d’expérience ils et elles pourront en avoir.

Dans un tel contexte d’incertitude et de faible encadrement de la réception, le fait que ces offres soient gratuites ne change alors pas grand-chose. En toute logique, seules les offres culturelles qui s’appuient sur un processus de médiation par le biais du marché ordinaire pour faire des propositions d’encadrement de réception sont facilement identifiables par la plus grande partie des jeunes.

Dès lors, on peut avancer que la gratuité d’accès aux biens culturels représente effectivement une aubaine pour des consommateur·trices qui ont déjà identifié les biens culturels qui leur semblent désirables et dont ils et elles vont pouvoir bénéficier à moindre coût. À rebours de l’objectif de diversification souhaité, cela peut amener à exclure de l’offre les biens culturels qui ne sont pas ou peu connus des bénéficiaires du pass Culture, faute de médiation spécifique.

De manière plus concrète, on peut faire l’hypothèse que proposer un dispositif reposant essentiellement sur la gratuité va avant tout accroître la consommation de biens culturels disposant déjà d’une forte visibilité parce que bénéficiant d’un travail de médiation particulièrement efficace auprès des jeunes (via la publicité et le marketing notamment, mais aussi et surtout via les discussions entre pair·es favorisées par cette exposition médiatique et promotionnelle).

Malgré les tentatives d’éditorialisation de l’offre sur l’application mobile du pass Culture, les biens culturels moins consommés par les publics jeunes risquent quant à eux d’assez peu bénéficier de ce dispositif, dans la mesure où, plus que le coût économique, c’est le désir et le goût pour consommer ces biens qui font ici défaut, dimensions sur lesquelles le pass Culture a pour l’instant des moyens d’action très limités.

En choisissant comme levier d’action premier la mise à disposition gratuite de l’offre culturelle et en ne proposant que de manière secondaire quelques prescriptions culturelles aux bénéficiaires qui feront la démarche d’explorer l’application mobile, le dispositif risque d’essentiellement reconduire les tendances existantes et donc d’être loin d’atteindre son objectif affiché de diversification.

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Comparer un dispositif majeur de politique culturelle qui entend amener la culture aux jeunes à un modèle théorique expliquant comment la culture vient aux enfants permet de mesurer l’écart persistant entre la description scientifique du fonctionnement d’un mécanisme et la manière de percevoir un moyen d’action sur ce mécanisme par le politique. Il est encore impossible, bien sûr, de faire le bilan des premières années du pass Culture et de son efficacité à remplir ses objectifs.

Mais dans tous les cas, il est frappant de constater que les résultats de la recherche concernant les effets de la gratuité, la prescription ou encore les pratiques culturelles juvéniles n’ont pas ou si peu servi à penser un dispositif d’une telle ampleur. Dans cette optique, et faute d’avoir pris en compte les connaissances produites par les sciences sociales, il paraît peu probable que le pass Culture, dans sa forme présente, ne connaisse pas les mêmes limites que les dispositifs déjà existants.

NDLR : les auteur.e.s viennent de faire paraître Comment la culture vient aux enfants ? aux Presses de Science Po


Rémi Deslyper

Chercheur en sciences de l'éducation , Maître de conférences à l'Université Lumière Lyon 2

Florence Eloy

Chercheuse en sciences de l’éducation , Maîtresse de conférences à l'Université Paris 8

Frédérique Giraud

Sociologue, Maitresse de conférences à l'Université de Paris

Tomas Legon

Sociologue, Docteur à l'EHESS

Véronique Soulé

Chercheuse en sciences de l’éducation, Formatrice en littérature de jeunesse