Société

Extraire les victimes de violences du marbre de leur trauma : retour sur le procès des attentats du 13-Novembre

Politiste

La justice pénale française s’efforce de faire une place grandissante aux victimes de violences. Ces dernières sont écoutées – c’est déjà ça –, mais doivent adopter le langage et les émotions attendues. Le procès des attentats commis à Saint-Denis et à Paris le 13 novembre 2015 est emblématique de cette ambivalence.

Nous entretenons avec nos concitoyens victimes de violences un rapport assez pervers. Nous ignorons la plupart de celles et ceux qui ont été victimes de violences (violences que nous ne voyons pas toujours comme telles). Nous en redécouvrons certains – les enfants maltraités, à partir des années 1960[1], les femmes battues par leurs conjoints ou agressées sexuellement, ensuite, et plus récemment nos concitoyens racisés victimes de violences policières –, pour en oublier d’autres – les migrants, s’ils ne sont pas ukrainiens ou naufragés…

Et à celles et ceux auxquels nous accordons toute notre attention, nous imposons de strictes conditions. C’est à cette conclusion que m’ont amenée plusieurs enquêtes de sciences sociales conduites sur deux fronts : les après-violences civiles de masse dans des pays lointains d’Afrique et d’Amérique latine, d’une part, le traitement judiciaire des attentats terroristes en France, d’autre part.

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Une troisième enquête portant sur la justice restaurative en France a redoublé cet étonnement : des propositions similaires sont faites aux victimes d’actes criminels ordinaires – en particulier les victimes de violences sexuelles[2]. Sur le terrain des violences politiques de masse comme sur celui des violences intimes, dans un cadre familial ou de voisinage, ce sont les mêmes habits de victimes éplorées que nous leur proposons d’endosser, en les incitant à mettre l’accent sur leurs trajectoires psychologiques.

Des victimes en vitrine

La justice pénale française, à l’instar des institutions de la justice dite « transitionnelle » – développées depuis les années 1980 après une répression dictatoriale ou une guerre civile –, s’efforce de faire une place grandissante aux victimes de violences. Celles-ci ne sont plus considérées comme de simples témoins supposés fournir des précisions sur les faits, ni seulement comme des bénéficiaires de réparations administratives plus ou moins bien proportionnées. On évoque publiquement leurs noms et le


[1] Ian Hacking, « The Making and Molding of Child Abuse », Critical Inquiry, Vol. 17, No. 2 (Winter, 1991), pp. 253-288, traduit dans Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, coll. « Textes à l’appui/Anthropologie des sciences et des techniques », La Découverte, 2001.

[2] La justice restaurative, devenue un droit depuis 2014, consiste en des mesures permettant un échange entre auteurs de crimes, victimes et tiers représentant la société ; des professionnels d’associations et des institutions judiciaires s’efforcent aujourd’hui de les développer.

[3] Ce texte s’appuie sur l’observation assidue des audiences du procès ouvert le 8 septembre 2021, dans le cadre d’un travail en équipe.

[4] 132 si on inclut une rescapée qui s’est ensuite suicidée, récemment évoquée au tribunal ; 130 personnes sont mortes dans les suites immédiates des attentats.

[5] Ce chiffre s’appuie sur les listes établies par la Cour ; si on inclut l’ensemble des personnes venues à la barre, il est supérieur (475 selon une avocate des parties civiles, le 2 juin).

[6] Voir de l’auteure Comment sortir de la violence politique ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle, Éditions du CNRS, 2022.

[7] Muriel Salmona, « Mémoire traumatique », in Marianne Kédia et Aurore Sabouraud-Séguin (dir.), L’Aide-mémoire de psycho-traumatologie en 49 notions, Dunod, coll. Aide-Mémoire, 2013 (2e éd.), p. 208-209.

[8] L’équipe ProMeTe tente de saisir les opinions de ces absents au travers d’entretiens et d’un questionnaire.

Sandrine Lefranc

Politiste, Directrice de recherche au CNRS

Notes

[1] Ian Hacking, « The Making and Molding of Child Abuse », Critical Inquiry, Vol. 17, No. 2 (Winter, 1991), pp. 253-288, traduit dans Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, coll. « Textes à l’appui/Anthropologie des sciences et des techniques », La Découverte, 2001.

[2] La justice restaurative, devenue un droit depuis 2014, consiste en des mesures permettant un échange entre auteurs de crimes, victimes et tiers représentant la société ; des professionnels d’associations et des institutions judiciaires s’efforcent aujourd’hui de les développer.

[3] Ce texte s’appuie sur l’observation assidue des audiences du procès ouvert le 8 septembre 2021, dans le cadre d’un travail en équipe.

[4] 132 si on inclut une rescapée qui s’est ensuite suicidée, récemment évoquée au tribunal ; 130 personnes sont mortes dans les suites immédiates des attentats.

[5] Ce chiffre s’appuie sur les listes établies par la Cour ; si on inclut l’ensemble des personnes venues à la barre, il est supérieur (475 selon une avocate des parties civiles, le 2 juin).

[6] Voir de l’auteure Comment sortir de la violence politique ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle, Éditions du CNRS, 2022.

[7] Muriel Salmona, « Mémoire traumatique », in Marianne Kédia et Aurore Sabouraud-Séguin (dir.), L’Aide-mémoire de psycho-traumatologie en 49 notions, Dunod, coll. Aide-Mémoire, 2013 (2e éd.), p. 208-209.

[8] L’équipe ProMeTe tente de saisir les opinions de ces absents au travers d’entretiens et d’un questionnaire.