Politique

Demain, le chaos parlementaire ?

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À rebours du chaos parlementaire annoncé à l’envi par les commentateurs, une remise en perspective historique permet de comprendre que la Ve République a été conçue pour permettre de suppléer à l’absence, pensée comme quasi structurelle, d’une véritable majorité de gouvernement. Si les législatives de 2022 ne signent donc ni la fin de la Ve République ni l’avènement d’une République nouvelle, le camp présidentiel va toutefois devoir acquérir une nouvelle qualité, et c’est peut-être là le plus difficile – car c’est la faiblesse congénitale du macronisme : savoir faire de la politique.

Très nombreux sont les commentateurs à prédire demain un chaos parlementaire et une impuissance gouvernementale. C’est oublier que la Ve République a été conçue pour permettre au pouvoir gouvernant d’agir même en l’absence d’une majorité stable sur la durée d’une législature.

La Ve République et la question majoritaire

Le problème de la stabilité gouvernementale est en effet l’un de ceux que veulent résoudre prioritairement les constituants. Si l’objectif premier de la Constitution de 1958 est de renforcer le pouvoir gouvernant – dans le cadre maintenu d’un régime de type parlementaire –, cet objectif ne peut être atteint si l’instabilité des relations entre partis et l’indiscipline intra-partisane conduisent, comme sous la IVe République, à une instabilité gouvernementale chronique. Les accords se font et se défont régulièrement au Parlement, en fonction des sujets traités, et au gré de ces fluctuations les gouvernements « sautent ». Des majorités se constituent ponctuellement sur tel ou tel sujet mais jamais le gouvernement ne peut compter sur « sa » majorité, constante, loyale et fidèle entre deux élections législatives.

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Même si cela n’apparaît pas de façon toujours très explicite, le problème de la majorité parlementaire est donc au cœur des préoccupations des constituants. On peut même dire que le problème de la majorité – de son absence serait-il plus juste d’écrire – est ce qui donne du sens à l’ensemble du dispositif de « rationalisation du parlementarisme » mis en place en 1958.

Pourquoi ? Parce que, pour les contemporains, la majorité parlementaire, telle que nous la concevons de nos jours, cohérente et disciplinée, prévisible et durable, parfois « plurielle » et néanmoins réelle, n’est en effet qu’une pure abstraction, un idéal, un horizon improbable. En 1958, l’idée de majorité parlementaire n’a pas un siècle, du moins si l’on entend par là – comme nous le faisons aujourd’hui – une coalition préconstituée en dehors du Parlement dont l’expression parlementaire recoupe alors des clivages sociopolitiques préexistants. L’apparition de cette notion, au cours du XIXe siècle, constitue un tournant considérable dans l’histoire des conceptions de la démocratie représentative ; un tournant conceptuel qui implique une nouvelle conception du lien représentatif et du rôle du Parlement[1].

Le Parlement devient alors le lieu où se mesurent et s’objectivent des rapports de force extraparlementaires, à la fois sociaux et politiques. Il n’est plus le lieu de la formation du consensus par la délibération d’élites sociales cooptées par le scrutin censitaire comme c’était le cas sous la monarchie parlementaire ; il devient le lieu de l’expression d’une division partisane entre majorité et opposition, constituée dans le cadre d’une compétition électorale opposant désormais des professionnels de la politique. Le Parlement n’est plus seulement, ou principalement, le lieu de la délibération publique ; il devient le lieu de l’enregistrement des stratégies partisanes, le lieu d’expression d’une discipline politique (traduite dans cette arène en discipline de vote).

Ce tournant conceptuel va cependant avoir le plus grand mal à se traduire dans la compétition politique en France. Il faut attendre 1910 pour que les groupes parlementaires aient une existence officielle au sein du Parlement. Si des majorités existent, elles sont éphémères, peu disciplinées, subordonnées aux appétits de pouvoir des uns et des autres et aux rapports des forces qui les autorisent, de fait agitées de continuels soubresauts, jouant toutes les figures de la géométrie politique. La « démocratie majoritaire » a beau être pensée par les publicistes, elle tarde à voir le jour dans l’arène parlementaire. C’est dire que si le phénomène majoritaire est connu bien avant la Ve République[2], il ne renvoie pas alors à un regroupement partisan constitué préalablement à une consultation électorale et soutenant fidèlement le gouvernement sur la durée d’une législature. Au lendemain des élections législatives, si certains partis peuvent être exclus des coalitions participant au gouvernement (ce sera le cas des gaullistes et des communistes sous la IVe République), il est difficile de tracer une frontière nette et durable entre l’« opposition » et la « majorité ».

Contrairement à l’opinion commune des constitutionnalistes qui voient souvent là des « défauts de construction » institutionnelle, cette absence de majorité – encore une fois au sens où nous l’entendons aujourd’hui – sous la IVe République n’est alors pas le fait de l’architecture constitutionnelle. Elle est avant tout le résultat d’un mode de structuration du jeu politique qui a plusieurs caractéristiques : a) la faiblesse de la discipline partisane, une forte autonomie des groupes parlementaires par rapport aux partis et une grande indépendance des parlementaires au sein des groupes ; b) des « marchés » politiques très localisés territorialement, marqués par la dispersion des candidatures et dans lesquels les clivages politiques n’étaient pas unifiés ou étaient à géométrie variable (faible importance des étiquettes et des investitures partisanes au moment des élections) ; c) la précarité des alliances électorales et l’impossibilité d’établir des principes stables de définition du leadership[3].

Ce n’est donc pas un hasard si les différents courants « réformistes » prônent le plus souvent, depuis le début du XXe siècle, l’abandon du régime parlementaire au profit du régime présidentiel. La stricte séparation des pouvoirs, sur le modèle du présidentialisme américain, même s’il ne favorise pas nécessairement un pouvoir gouvernant « fort », présente en effet l’avantage d’établir une sorte de « cordon sanitaire » entre les gouvernants et les chambres parlementaires, empêchant ainsi que les « miasmes » de la division et de l’indiscipline partisane et parlementaire n’affectent le travail du gouvernement.

Nul ne songe donc, à la fin des années 1950, à la possibilité d’une majorité parlementaire stable et disciplinée soutenant le gouvernement tout au long des cinq années d’une législature. À l’exception du parti communiste, fortement discipliné et qui recueille (lors des élections législatives de 1956) plus du quart des suffrages – et qui inquiète pour ces deux raisons –, le système politique français semble condamné à un multipartisme faiblement structuré et instable.

Dans l’esprit des constituants, mais aussi des différents commentateurs politiques, les nouvelles institutions doivent donc s’adapter à cette donnée apparemment immuable. Les rédacteurs de la Constitution n’ont dès lors pas d’alternative : c’est dans l’ingénierie constitutionnelle que doit résider la solution. « Parce qu’en France, la stabilité gouvernementale ne peut résulter de la loi électorale, il faut qu’elle résulte au moins en partie de la réglementation constitutionnelle » constate ainsi Michel Debré, en août 1958, dans son discours devant le Conseil d’État. Et il poursuit : « Voilà qui donne au projet son explication décisive et sa justification historique ». Nous sommes bien au cœur du projet des constituants.

La Ve République est donc, de ce point de vue, un dispositif institutionnel conçu pour permettre de suppléer à l’absence, pensée comme quasi structurelle, d’une véritable majorité de gouvernement. D’où la mise en place de très nombreux mécanismes qui permettent au gouvernement de se maintenir et de mener à bien sa politique en l’absence d’une majorité le soutenant solidement : restriction du rôle législateur du Parlement mis de surcroît sous le contrôle du Conseil constitutionnel, mainmise gouvernementale sur l’ordre du jour parlementaire et sur la procédure législative, limitation de la capacité de contrôle et de censure des parlementaires, etc. La Ve République à l’état naissant peut être alors décrite comme un pari. Celui de faire face par la seule architecture constitutionnelle aux dérèglements, supposés congénitaux, du parlementarisme, à son incapacité à faire surgir une « relation de majorité »[4].

Mais à cette absence de majorité attendue – que personne n’arrive à imaginer : « Ah ! si nous avions la possibilité de faire surgir demain une majorité nette et constante » se lamentait Michel Debré dans son discours devant le Conseil d’État en 1958… – va succéder très rapidement ce que l’on va appeler le « fait majoritaire ». À partir de 1962 tous les gouvernements vont pouvoir s’appuyer sur une majorité parlementaire stable, même si sa géométrie peut être variable, (plutôt) cohérente et (plutôt) disciplinée, soutenant le gouvernement pendant toute la durée des cinq années d’une législature.

Progressivement (il faut attendre le début des années 1970 pour que cet aggiornamento soit véritablement stabilisé), et pour la première fois dans l’histoire de la République en France, la vie politique va se structurer durablement autour de camps fortement marqués politiquement, interdisant les alliances de circonstance, le jeu sans cesse renouvelé des soutiens et des retraits tactiques comme on le connaissait sous la IVe République. Ce qui n’est, au début, qu’une « divine surprise » pour les partisans du général de Gaulle, va devenir, dans le langage des commentateurs, le « fait majoritaire ». Et ce « fait majoritaire » va finir par devenir un élément constitutif du régime aux yeux des observateurs, au point que l’on a pu qualifier la Ve République de « parlementarisme majoritaire »[5].

Mais, dès lors, c’est toute l’architecture institutionnelle qui se trouve fortement déséquilibrée. Cette architecture avait été pensée pour réduire le rôle d’un Parlement jugé structurellement instable et indiscipliné, et pour renforcer symétriquement le gouvernement, avec le garde-fou d’un président de la République « arbitre » en cas de crise. La figure du président comme « clé de voute » des institutions, que l’on doit à Michel Debré, exprime bien cela : il est ce qui permet l’équilibre entre des forces antagonistes. Depuis le « fait majoritaire », la Constitution abrite un jeu politique totalement différent : un gouvernement qui a toutes les armes, et des armes « lourdes », face à une majorité parlementaire qui ne présente aucun risque, dont la loyauté au gouvernement ressemble le plus souvent à de la soumission – on parlera dans les années 1960 des parlementaires gaullistes comme étant les « godillots » du pouvoir gouvernant.

Pire encore, ce « fait majoritaire » profite le plus souvent au président de la République qui, n’ayant plus rien à « arbitrer », devient explicitement un « capitaine », le véritable patron du pouvoir gouvernant, et surtout qui est, lui, totalement hors de portée du Parlement. Le Président, ayant accaparé l’essentiel du pouvoir gouvernant, et s’appuyant sur une majorité parlementaire à sa dévotion, se retrouve sans interlocuteurs institutionnels et, plus grave, sans contre-pouvoirs à la mesure de sa puissance. Le gain démocratique du « fait majoritaire » – car la démocratie c’est aussi la possibilité donnée aux gouvernements de pouvoir mettre en œuvre leur programme – se paie alors d’un coût élevé : l’irresponsabilité politique, de fait, du pouvoir gouvernant.

Le fait que le gouvernement ne puisse s’appuyer que sur une majorité relative à l’Assemblée nationale n’est pas totalement inédit sous la Ve République. Mais la situation dans laquelle se trouve Emmanuel Macron au lendemain des élections législatives de 2022 est difficilement comparable aux précédents de la 1ère législature (1958-1962) et même de la 9ème législature (1988-1993).

1958, une Assemblée nationale disciplinée par la menace de la guerre d’Algérie

Lors des premières élections législatives de la Ve République, l’UNR, le parti gaulliste, bénéficie à plein du nouveau mode de scrutin majoritaire en devenant le premier groupe parlementaire avec 198 sièges, devant les indépendants et modérés qui obtiennent 133 sièges, tandis que le MRP stabilise son résultat avec 57 députés[6]. À gauche, en revanche, la défaite est nette : la SFIO, avec 44 députés, perd plus de la moitié de ses effectifs, tandis que le PC, avec seulement dix députés, perd 140 sièges. La nouvelle Assemblée nationale, à la composition profondément renouvelée, ressemble fort, comme le répètent à l’envi de nombreux observateurs, à une « Chambre introuvable », « bleu horizon ». Lorsque, le 15 janvier 1959, le premier Premier ministre de la Ve République, Michel Debré, engage la responsabilité de son gouvernement devant l’Assemblée nationale, il est soutenu par 453 députés contre 56 (socialistes et communistes), 29 s’abstenant.

Cette situation, en apparence extrêmement favorable au gouvernement, est cependant moins simple qu’il n’y paraît, et cela d’autant plus que le temps passe. Au-delà du fait que les élections sénatoriales d’avril 1959 transforment le Sénat en repaire de toutes les oppositions, la principale difficulté pour le nouveau pouvoir vient de ses soutiens parlementaires. Car si la nouvelle Assemblée nationale semble largement acquise au gouvernement, la majorité qui le soutien est trop large pour être véritablement homogène. D’autant que la double ambiguïté qui a marqué les élections – celle du « gaullisme » de certains ralliés et celle de la politique du général de Gaulle à l’égard de l’Algérie – n’a pas encore été levée. C’est au sein du groupe UNR lui-même que le gouvernement a du mal à imposer son point de vue. Les députés gaullistes refusent parfois de se plier aux consignes venues de Matignon, voire de l’Élysée – comme c’est le cas lorsqu’ils préfèrent Jacques Chaban-Delmas à Paul Reynaud comme président de l’Assemblée – et leur groupe parlementaire est particulièrement traversé par les ambiguïtés de la période post-constituante.

C’est ainsi, par exemple, que l’élection du président du groupe parlementaire UNR en avril 1959 ne va pas sans difficultés : Louis Terrenoire, réputé « modéré », n’est élu qu’au second tour de scrutin, par 124 voix contre 72 à son adversaire, Jean-Baptiste Biaggi, ardent défenseur de l’Algérie française. Les dirigeants gaullistes n’ont alors de cesse d’essayer de mettre de l’ordre dans leurs troupes. Lancée par J. Chaban-Delmas à Bordeaux, le 15 novembre 1959, au cours des premières Assises nationales de l’UNR, la célèbre formule du « domaine réservé » présidentiel est ainsi inventée essentiellement dans le but de discipliner les soutiens parlementaires du Président, alors que le général de Gaulle vient de se prononcer pour un processus d’autodétermination en Algérie (septembre 1959) et cela contre la doctrine « intégrationniste » du gouvernement mais aussi d’une majorité des parlementaires de l’UNR (neuf députés démissionneront du groupe parlementaire en octobre).

Mais cela n’empêche pas une critique importante de la pratique gaullienne par les hiérarques gaullistes. C’est ainsi, par exemple, que J. Chaban-Delmas se plaint publiquement, en juillet 1961, de l’emprise du gouvernement sur l’ordre du jour du Parlement : « La direction des travaux de l’Assemblée par le gouvernement ne saurait […] étouffer l’initiative parlementaire, à moins d’un détournement débouchant sur un abus de pouvoir ». Surtout, le périmètre de la majorité, déjà incertain, ne cesse de s’amenuiser. En trois ans, près de 150 députés abandonnent progressivement le gouvernement.

Si les gouvernements de Michel Debré puis de Georges Pompidou résistent à l’effritement de la majorité c’est en utilisant à outrance les nouveaux instruments de disciplinarisation du travail parlementaire mises en place par la nouvelle Constitution (et notamment la législation par ordonnances), mais c’est surtout en raison du spectre de la guerre d’Algérie. Les oppositions – l’on ne peut parler ici au singulier – convergent occasionnellement sur les questions constitutionnelles, agricoles ou européennes, sans réelles conséquences. Il faut attendre la fin de la guerre l’Algérie pour qu’elles votent de concert, en novembre 1962, une motion de censure dirigée contre le gouvernement de Georges Pompidou, mais visant en réalité Charles de Gaulle et son projet de révision de la Constitution visant à faire élire le président de la République au suffrage universel direct. On connaît la suite : le général de Gaulle dissout l’Assemblée nationale et les élections législatives qui suivent lui procurent une majorité parlementaire. Le « fait majoritaire » est né.

1988 : gouverner avec le 49.3

À l’issue des deux tours de l’élection présidentielle de 1988, qui se déroulent en période de cohabitation, François Mitterrand se succède à lui-même après avoir recueilli sur son nom 54 % des suffrages exprimés. Avant même la proclamation officielle des résultats par le Conseil constitutionnel, Jacques Chirac lui remet sa démission et celle de son gouvernement. Deux jours plus tard, le 12 mai, Michel Rocard est nommé Premier ministre. Son gouvernement, qui ne compte que 25 socialistes sur 42 membres, est formé sous le signe de « l’ouverture » : y participent trois anciens ministres de Valéry Giscard d’Estaing et quelques personnalités de la « société civile ». Mais la stratégie de « débauchage » ambiguë du président de la République – il se refuse à toute négociation sur un programme de gouvernement – échoue en grande partie et M. Rocard n’arrive pas à attirer dans son gouvernement des personnalités centristes de premier plan.

Prenant alors prétexte de ce que ce dernier n’est pas « en mesure de réunir la majorité parlementaire solide et stable dont tout gouvernement a besoin », le président de la République, rééditant le scénario de 1981, décide de la dissolution de l’Assemblée nationale avant même que cette dernière ait pu être réunie. Le contexte est cependant très différent de celui de la première alternance. L’alliance avec le PC n’existe plus (du moins dans la perspective d’un gouvernement commun), le PS lorgne sur l’électorat centriste sans toutefois faire les gestes suffisants pour séduire les dirigeants du CDS (seules quelques personnalités ralliées se voient « réserver » une circonscription par les socialistes), le président de la République ne contrôle plus comme auparavant son propre parti (c’est ainsi que Pierre Mauroy est préféré à Laurent Fabius pour succéder à Lionel Jospin à la tête du PS).

Un Président qui va d’ailleurs multiplier les déclarations ambiguës durant la campagne, affirmant le 22 mai qu’« il n’est pas sain qu’un seul parti gouverne [et qu’] il faut que d’autres familles de pensée prennent part au gouvernement », pour se raviser entre les deux tours, le 9 juin à la télévision, où il demande aux Français de confirmer « leur vote du 8 mai » afin que se dégage « une majorité nette, sans qu’elle soit excessive ». Face à cette confusion des alliances à gauche, la droite – rassemblée dans une « Union du rassemblement et du centre » (URC) – part relativement unie à la bataille électorale.

Entre une gauche au projet incertain et une droite qui, de fait, ne peut proposer qu’une nouvelle cohabitation, les électeurs sont visiblement désorientés, et plus du tiers d’entre eux (34,25 %) s’abstient. Au premier tour, l’URC arrive en tête avec 40,5 % des suffrages, suivi du PS allié au MRG qui en recueille 37,5 %, du PC – bénéficiant sans doute des inquiétudes suscitées à gauche par « l’ouverture » vers les centristes – qui remonte à 11,3 % tandis que le Front national obtient 9,8 % des voix. Au soir du second tour, il n’y a pas de véritable majorité de gouvernement, même si le Front national, qui n’a plus qu’une élue, ne pèse désormais plus dans le jeu parlementaire.

Le groupe socialiste est, de loin, le plus important à l’Assemblée nationale (258 membres et 17 apparentés), mais il ne peut compter automatiquement sur le soutien des députés communistes (25 députés et un apparenté), en dépit d’un échange de bons procédés en début de législature : les communistes favorisent l’élection de Laurent Fabius à la présidence de l’Assemblée et en échange obtiennent une modification du règlement qui leur permet de constituer un groupe autonome. À droite, le vieux conflit RPR/UDF et la stratégie mitterrandienne d’ouverture ont eu des effets : les centristes s’autonomisent en constituant un groupe, l’Union du centre (34 membres et 7 apparentés), qui est numériquement en mesure de faire basculer la majorité, soit en faveur des socialistes, soit en faveur de la coalition constituée par le RPR (127 députés et 3 apparentés) et l’UDF (81 députés et 7 apparentés).

Dans cette situation, le Premier ministre est dans l’impossibilité de poser la question de confiance, et c’est pourquoi, lorsqu’il présente à l’Assemblée nationale son programme de gouvernement, le 29 juin 1988, il le fait sous la forme d’une déclaration sans vote. M. Rocard ne fera usage qu’une seule fois de l’article 49.1, le 16 janvier 1991, suite au message au Parlement de F. Mitterrand sur la participation de la France à la « guerre du Golfe » ; question de confiance posée sans grand risque en raison du consensus qui règne alors sur l’intervention militaire en Irak et alors même que le Premier ministre a pris la peine de préciser que les députés qui voteront la confiance ne seront « en aucun cas présumés soutenir la politique générale du gouvernement ». Ses successeurs durant la 9ème législature, Edith Cresson et Pierre Bérégovoy, renoncent également à engager la responsabilité de leur gouvernement devant l’Assemblée nationale après leur nomination, et seul le dernier demandera l’approbation de sa politique, relative aux négociations du GATT, fin novembre 1992, obtenant in extremis le soutien des députés communistes face à une droite unie dans son hostilité.

Mais, dans le même temps, comme il n’y a pas de véritable majorité alternative, le gouvernement ne risque pas d’être censuré. Sous le gouvernement Rocard, les 6 motions de censure déposées par la droite sur le fondement de l’article 49.2 n’obtiendront jamais plus de 264 voix (alors que la majorité absolue se situe à 289). Reste alors au gouvernement, doté d’une majorité qui n’est que relative et dont les (petits) signes d’ouverture vis-à-vis de l’opposition n’ont pas rencontré de véritable succès, à louvoyer entre le soutien des communistes et celui des centristes, faisant des concessions aux uns et aux autres, surtout d’ailleurs aux centristes qui, parce qu’ils s’exposent en permanence aux accusations de trahison des députés RPR et UDF avec qui ils ont été élus et avec qui ils participent à un intergroupe de l’opposition, sont particulièrement enclins à faire monter les enchères pour le prix de leur soutien ou de leur abstention.

Mais surtout, en dépit des compromis qu’il s’efforce de trouver et de certains succès éclatants[7], le Premier ministre est obligé d’utiliser à grande échelle l’article 49.3 qui présente l’immense avantage de permettre aux « alliés » communistes et, surtout, centristes de ne pas être obligés de se prononcer explicitement en faveur du gouvernement. C’est ainsi que M. Rocard, durant les trois années qu’il passe à Matignon, engage 28 fois la responsabilité de son gouvernement sur un texte, c’est-à-dire presque autant que tous les Premiers ministres réunis depuis les débuts de la Ve République, ne suscitant que 5 motions de censure en réplique. E. Cresson aura recours à 8 reprises à l’article 49.3, P. Bérégovoy 3 fois. Sans doute sous l’effet d’une certaine lassitude, ils ne s’attireront que 3 motions de censure en réplique.

À la différence de la « période Rocard » – pourtant très critiqué au sein de son camp, et d’abord par… le président de la République –, ses successeurs de la fin de la législature doivent affronter à l’Assemblée nationale des députés socialistes peu enclins à leur faire des concessions. Ainsi, par exemple, E. Cresson doit retirer en décembre 1991 un projet de loi sur l’indemnisation des victimes de transfusions sanguines, dont le groupe socialiste rejette le mode de financement. Face à son projet de rétablir le mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, les députés socialistes menacent même de voter la censure si elle essayait d’utiliser l’article 49.3 pour passer en force. Les députés communistes, qui ne sont pas en reste, vont mêler leurs voix à une motion de censure déposée par la droite (sur la politique agricole commune) et visant P. Bérégovoy. Le 1er juin 1992, la motion de censure obtient 286 voix. Il s’est donc fallu de 3 voix pour que le gouvernement soit renversé.

Si la situation du gouvernement reste donc relativement précaire au Parlement, l’existence de cette majorité relative favorise en revanche des adaptations du travail parlementaire. Sous l’impulsion de son Président, mais avec la coopération de tous les groupes, l’Assemblée nationale ouvre ainsi l’accès des commissions d’enquête à l’opposition[8], développe la publicité de ses travaux, instaure la procédure des « questions-crible » au gouvernement[9], développe le suivi et l’évaluation des lois.

2022 : un crash test permanent au Parlement ?

Parce que le président de la République ne dispose désormais que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale, il est tentant de comparer sa situation à celle de François Mitterrand en 1988[10]. Pourtant la configuration politico-constitutionnelle est assez différente.

Au-delà de l’amplitude de la majorité (il manquait 15 voix à Mitterrand, il en manque 43 à Macron), la configuration des forces au Parlement n’est pas du tout la même. En 1988, la vie politique est encore très fortement bipolarisée, alors qu’on constate aujourd’hui un éclatement des forces politiques en plusieurs « blocs », qui ne sont d’ailleurs pas aussi homogènes qu’on ne l’imagine : la majorité présidentielle est le résultat d’une coalition (à la différence de ce qu’elle était au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron), avec des sensibilités et des ambitions distinctes, la NUPES n’est qu’un accord électoral (dès le lendemain des élections, communistes, socialistes et écologistes ont d’ailleurs rappelé leur volonté de garder leur autonomie au sein du Parlement), et si la « droite de gouvernement » a insisté sur son statut d’opposant cela ne masque pas entièrement les différences stratégiques en son sein. Autrement dit, en 1988 l’alternative est simple pour le Premier ministre socialiste : trouver des voix soit à sa gauche, soit au centre-droit.

À partir de 2022, le jeu parlementaire va sans doute ressembler à un billard à n bandes ; un jeu peut-être plus ouvert qu’en 1988, mais bien plus complexe à maîtriser. Et puis, c’est important, la réforme constitutionnelle de 2008 a désarmé le gouvernement sur deux points importants. Le premier, le plus connu, est la limitation de l’usage de l’article 49.3 à un seul texte par session (hors les textes budgétaires). Le second, passé sous les radars des commentateurs jusqu’à présent, est la modification de la façon de discuter les textes en commission. Jusqu’en 2008, les projets de loi ne pouvaient pas être modifiés en commission, et le gouvernement était assuré de commencer la discussion en séance plénière sur son texte. Il n’avait plus alors qu’à repousser les amendements qui ne lui convenaient pas, et la Constitution lui donne d’importants instruments pour cela. Depuis 2008, les projets de loi peuvent être amendés en commission et dans l’enceinte des commissions le gouvernement ne dispose pas de ces instruments de disciplinarisation du travail parlementaire. Autrement dit, face à des amendements adoptés en commission, il est désormais obligé de batailler en assemblée plénière pour rétablir son texte. Avec une majorité absolue, cela ne change pas grand-chose ; avec une majorité relative, cela change tout.

Allons-nous alors vers un blocage parlementaire du gouvernement ? Sans doute pas car les marges de négociation et de compromis existent, d’autant qu’on voit mal, pour le moment en tout cas, les oppositions converger vers un front unique anti-Macron. LR a un programme très proche de celui du président Macron (rappelons-nous Valérie Pécresse se plaignant du fait que le candidat Macron « plagie » son programme…) ; les partis composant la NUPES ont, sur des points essentiels, des divergences très importantes (le PC s’opposera-t-il par exemple à un projet de loi programmant la construction de six nouveaux EPR ?) ; le RN, tout à la consolidation de son image de parti « normal » et obsessionnellement soucieux de sa « respectabilité », a déjà annoncé vouloir jouer la carte de l’opposition « constructive ». En réalité, on peut imaginer un fonctionnement presque normal du Parlement, certes dans une ambiance tendue, avec des montagnes d’amendements sur chaque texte, des séances épiques de questions au gouvernement, la multiplication des commissions d’enquête, etc., avec un ralentissement du travail législatif mais pas de blocage complet.

Mais pour pouvoir imaginer cela, il faut supposer que la coalition qui soutient le président de la République tienne sur la durée mais aussi, et c’est plus important, que se mette en place un nouveau rapport entre l’exécutif et le législatif. Finies les décisions prises dans l’opacité des cabinets par des technos assurés de faire passer leurs textes sans encombre, prenant à peine le temps de se déplacer à l’Assemblée nationale pour en expliquer le sens ; place à la négociation, à de la tactique, à un jeu subtil sur les règles parlementaires, à la construction lente de compromis, et à la présence permanente des ministres et de leurs conseillers au sein de l’Assemblée nationale. Et pour cela une nouvelle qualité est requise, et c’est peut-être là le plus difficile pour le camp présidentiel – car c’est la faiblesse congénitale du macronisme : savoir faire de la politique.

Finie la politique épistocratique, qui se réclame du savoir et d’une maîtrise supérieure de la compréhension des lois qui conduisent le monde, se défie du débat en le restreignant au cercle des « sachants » ou, pour parler la langue vernaculaire de LREM, des « premiers de cordée » ; place à la politique « à l’ancienne », aux rapports de force, à la palabre, aux deals et aux débauchages. Tant qu’Emmanuel Macron n’aura pas changé de gouvernement, il n’aura pas pris la mesure du résultat des législatives. La question pour lui n’est pas tant d’avoir un gouvernement plus à droite ou plus à gauche. L’enjeu est d’avoir un gouvernement avec des poids-lourds politiques, et là le vivier macroniste est particulièrement peu fourni.

Va-t-on assister à une reparlementarisation de la vie politique, à l’émergence d’un Parlement « fort » comme le prédisent Jean-Luc Mélenchon mais aussi bon nombre de commentateurs ? Sans doute pas. Les oppositions sont trop éclatées et poursuivent des objectifs trop divergents pour que des politiques alternatives s’élaborent à l’Assemblée nationale, et puis, il ne faut pas le négliger, si la vie du gouvernement est désormais compliquée, c’est lui qui dispose de la mainmise sur l’essentiel du travail législatif. Reparlementariser le vie politique supposerait de repenser de fond en comble les relations entre les pouvoirs, et donc une réforme constitutionnelle. Les législatives de 2022 ne signent pas la mort de la Ve République ni l’avènement d’une République nouvelle.

La situation actuelle peut-elle perdurer ? La réponse à cette question dépend de la capacité du président Macron à se donner les moyens de jouer un nouveau jeu politique, avec un nouveau personnel politique et en abandonnant au moins pour partie de sa superbe jupitérienne. Ce n’est pas gagné… Reste bien sûr l’arme de la dissolution de l’Assemblée nationale. On l’avait oublié mais le fait de confier ce pouvoir discrétionnaire au président de la République a été l’une des principales innovations de la Ve République. Encore faut-il que les circonstances la justifient – on se souvient du précédent chiraquien, en 1997, une dissolution « de confort » qui a conduit à une longue cohabitation – et que la dissolution s’accompagne d’un projet politique fort, susceptible de souder une nouvelle majorité.

Pour un président réélu avec les voix de ses opposants, donc affaibli, et avec des perspectives d’avenir réduites car il exerce son dernier mandat, l’exercice risque de ressembler à la quadrature du cercle. En revanche, la menace de la dissolution peut sans doute avoir des effets : le RN (qui veut profiter de la législature pour affirmer sa légitimité), LR (qui doit panser ses plaies avec en ligne de mire la présidentielle de 2027), et la gauche (qui doit se reconstruire au-delà d’une alliance électorale mise en place dans l’urgence), n’ont aucun intérêt au chaos parlementaire permettant de justifier une dissolution.


[1] Voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995.

[2] Voir Nicolas Rousselier, Le Parlement de l’éloquence, Presses de Sciences Po, 1997.

[3] Voir Daniel Gaxie, « Les structures politiques des institutions : l’exemple de la IVe République », Politix, n°20, 1992.

[4] Nicolas Rousselier désigne par cette expression une « relation en forme de pacte synallagmatique par lequel le gouvernement est redevable du compte-rendu de ses actes devant la majorité et par lequel la majorité est redevable d’une discipline de vote à l’égard du gouvernement » (« Phénomène de majorité et relation de majorité », Politix, n°20, 1992).

[5] Par exemple Pierre Avril, La Ve République. Histoire politique et constitutionnelle, PUF, 1994.

[6] Il y a à l’époque 579 députés. Le mandat des députés des départements algériens s’achève en juillet 1962. À partir de la deuxième législature (1962-1967), le nombre des députés passe à 482, puis augmente les législatures suivantes jusqu’à atteindre 577 lors de la huitième législature (1986-1988).

[7] La loi du 1er décembre 1988 instaurant le RMI est adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en dernière lecture.

[8] Désormais, chaque président de groupe peut faire inscrire chaque année à l’ordre du jour complémentaire une proposition de résolution visant à créer une commission d’enquête. 11 commissions d’enquête seront mises en place durant la législature, l’opposition obtenant 5 présidences et un rapport.

[9] Ce dispositif expérimental de questionnement d’un ministre, dont l’objet est de permettre aux députés de « passer au crible » la gestion d’un département ministériel et ses orientations, ne sera pas reconduit à partir de la 10ème législature.

[10] À la différence près que cette fois ce n’est plus un Premier ministre qui est à la manœuvre. Le quinquennat a fini par produire totalement ses effets : si le Premier ministre reste le pivot politico-administratif du travail gouvernemental, c’est désormais le Président qui est en première ligne comme chef de la majorité.

Bastien François

Politiste, Professeur de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et président de la Fondation de l’écologie politique.

Notes

[1] Voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995.

[2] Voir Nicolas Rousselier, Le Parlement de l’éloquence, Presses de Sciences Po, 1997.

[3] Voir Daniel Gaxie, « Les structures politiques des institutions : l’exemple de la IVe République », Politix, n°20, 1992.

[4] Nicolas Rousselier désigne par cette expression une « relation en forme de pacte synallagmatique par lequel le gouvernement est redevable du compte-rendu de ses actes devant la majorité et par lequel la majorité est redevable d’une discipline de vote à l’égard du gouvernement » (« Phénomène de majorité et relation de majorité », Politix, n°20, 1992).

[5] Par exemple Pierre Avril, La Ve République. Histoire politique et constitutionnelle, PUF, 1994.

[6] Il y a à l’époque 579 députés. Le mandat des députés des départements algériens s’achève en juillet 1962. À partir de la deuxième législature (1962-1967), le nombre des députés passe à 482, puis augmente les législatures suivantes jusqu’à atteindre 577 lors de la huitième législature (1986-1988).

[7] La loi du 1er décembre 1988 instaurant le RMI est adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en dernière lecture.

[8] Désormais, chaque président de groupe peut faire inscrire chaque année à l’ordre du jour complémentaire une proposition de résolution visant à créer une commission d’enquête. 11 commissions d’enquête seront mises en place durant la législature, l’opposition obtenant 5 présidences et un rapport.

[9] Ce dispositif expérimental de questionnement d’un ministre, dont l’objet est de permettre aux députés de « passer au crible » la gestion d’un département ministériel et ses orientations, ne sera pas reconduit à partir de la 10ème législature.

[10] À la différence près que cette fois ce n’est plus un Premier ministre qui est à la manœuvre. Le quinquennat a fini par produire totalement ses effets : si le Premier ministre reste le pivot politico-administratif du travail gouvernemental, c’est désormais le Président qui est en première ligne comme chef de la majorité.