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L’extrême droite espagnole entre politique et justice

Politiste

Lors des récentes élections régionales en Andalousie remportées par les conservateurs du Parti populaire, la formation d’extrême droite Vox, qui avait fait son entrée au Parlement régional en 2018 avec plus d’une dizaine de sièges, s’est relativement consolidée. Retour sur les origines de ce parti et sa stratégie de politisation de l’enceinte judiciaire, mobilisée comme un moyen d’exister médiatiquement.

En 2014, des chercheuses affirmaient que le système politique espagnol n’était pas propice à l’émergence électorale d’un parti d’extrême droite. Au même moment naissait Vox. Quelques années plus tard, la formation d’extrême droite apparaît comme un acteur installé du paysage politique espagnol. Aux élections législatives de 2019, Vox obtient 15 % des suffrages exprimés ainsi que 52 députés, ce qui en fait la troisième force politique représentée au niveau de la chambre basse, le Congrès des Députés. Plus encore que la fulgurance électorale d’une formation politique née en décembre 2013, c’est son style d’opposant qui nous intéresse ici, et la manière dont les plus hauts représentants du parti utilisent les tribunaux pour faire avancer leur agenda politique.

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L’émergence récente de l’extrême droite en Espagne

Vox est apparu dans une conjoncture politique de défiance à l’égard des deux grands partis qui ont dominé la vie politique espagnole depuis la transition démocratique en 1975 : le Partido Popular (Parti populaire, PP) et le Partido Socialista Obrero Español (Parti socialiste ouvrier espagnol, PSOE). Quelques années après les mobilisations de 2011, dont le slogan était « ils ne nous représentent pas », plusieurs formations politiques naissent de la contestation du bipartisme. C’est le cas de Podemos (« nous pouvons »), formation de gauche radicale créée en 2014, ou encore de Vox qui naît en décembre 2013.

Après quelques années de tâtonnement, et une première tentative échouée aux élections européennes de 2014, la formation est reprise par Santiago Abascal, ancien député entre 2004 et 2009 du Parti Populaire au Parlement basque. Il est notamment connu pour ses prises de positions critiques à l’égard de son propre parti, autant dans les scandales de corruption mêlant des grandes personnalités du parti que pour la position jugée trop laxiste de ce dernier à l’égard des nationalismes basque et catalan au nom de la défense de l’unité nationale.

En 2014, il affirme que l’objectif de Vox est bien de « récupérer le vote de la droite désenchantée par les politiques du Parti Populaire » alors dirigé par Mariano Rajoy. C’est donc à partir des déçus de la droite que Vox forge sa clientèle électorale. À cet égard, le positionnement politique de Vox est moins ambigu que d’autres formations d’extrême droite européennes qui jouent la carte du populisme pour s’attirer la sympathie des fragments vulnérables de la population. En effet, Vox est clairement ancré dans une idéologie nationaliste, défendant la fin de l’État régional et son remplacement par un État centralisé, intolérant aux revendications autonomistes des territoires basques et catalans.

La formation ne cesse de critiquer Podemos pour ses positions prétendument anti-constitutionnalistes dans la mesure où le parti de gauche radicale prône la fin de la monarchie parlementaire et son remplacement par une république. Ce même procès d’intention n’est pourtant jamais adressé à Vox, qui voudrait édifier un État unitaire, ce qui va pourtant à l’encontre des articles 2 et 132 de la Constitution espagnole de 1978.

D’autre part, la formation défend le « nativisme » et des positions ethno-nationalistes. Il s’agit de défendre en priorité les citoyens qui sont nés en Espagne ainsi que les valeurs chrétiennes. En témoignent les prises de position ouvertement xénophobes des dirigeants de Vox à l’égard des migrants résidant en Espagne. Enfin, les représentants de la formation ne cessent de mettre en valeur leur conservatisme, faisant l’apologie des valeurs de l’ordre (moral), se positionnant contre le féminisme, contre le droit à l’avortement, la défense des valeurs familiales et du monde rural.

Alors que le paysage politique espagnol se renouvelle et rompt avec le bipartisme qui a longtemps dominé, surtout à partir des élections législatives de 2015 (qui voit la consécration électorale de deux partis émergents, Podemos et Ciudadanos (« citoyens », parti de centre droit créé en 2006), Vox émerge électoralement à partir des élections régionales en Andalousie en décembre 2018, mais surtout aux élections législatives d’avril 2019, lorsqu’elle devient la troisième force politique représentée au Congrès des Députés.

Par ailleurs, au sein du bloc des droites espagnoles, Vox a contribué à remettre drastiquement en cause l’hégémonie du Parti Populaire. C’est le cas notamment aux élections régionales récentes de Madrid où le soutien de Vox a été indispensable au PP pour gouverner.

Plus largement, Vox participe à la polarisation politique en Espagne. Son principal adversaire politique n’est pas tant le PP que le gouvernement de coalition entre le PSOE et Unidas-Podemos. Soupçonnée d’avoir proféré des menaces de mort à l’encontre des dirigeants de Podemos, accusations récusées par Vox, la formation politique n’en a pas moins un style agressif à l’égard du gouvernement espagnol. En témoignent les nombreux recours en justice qu’elle a intenté depuis sa création.

Les multiples investissements en justice d’une formation politique

Ce qui semble une singularité propre à Vox est sa propension à multiplier les recours en justice contre des déclarations ou des décisions politiques, et ce à différentes échelles de pouvoir. De 2016 à aujourd’hui, une rapide revue de presse auprès des médias espagnols permet de recenser pas moins d’une cinquantaine de recours en justice de Vox.

Au moins huit d’entre eux concernent de près ou de loin le dossier de l’indépendantisme catalan, ainsi que les négociations ultérieures entre le gouvernement espagnol PSOE-Unidas Podemos et des forces politiques indépendantistes catalanes. Ces recours sont absolument déterminants dans l’histoire de Vox car si la formation n’a été consacrée électoralement qu’à partir de 2018, elle est devenue un acteur politique de premier plan dans l’espace public et politique espagnol au moment où l’exécutif catalan envisage d’organiser un référendum sur l’indépendance en 2017.

À la suite des déclarations publiques d’un ancien magistrat indépendantiste, Santiago Vidal, sur les pratiques illégales de l’exécutif catalan pour organiser le référendum, Vox décide de se porter partie civile contre les leaders indépendantistes. Au lendemain du référendum qui se tient illégalement le 1er septembre 2017, Vox entreprend de nouveaux recours à la fois contre l’exécutif et les parlementaires pro-indépendance du Parlement catalan, pour six délits : désobéissance, prévarication, usurpation de fonctions, sédition et conspiration et rébellion.

Si ce recours, et la manifestation réussie qui l’accompagne, propulse Vox et lui donne une visibilité médiatique et politique, il faut mentionner que la formation avait déjà saisi la justice sur le dossier catalan, en attaquant par exemple le Premier ministre espagnol en septembre 2017, en raison de positions jugées trop laxistes sur le traitement de celui-ci. Depuis, Vox ne cesse de multiplier les recours, notamment contre les anciens dirigeants de la Generalitat, tels que Carlos Puigdemont en exil à Bruxelles, ou Artur Mas.

De manière plus récente, en 2020, le parti d’extrême droite a attaqué le nouveau Premier ministre socialise, Pedro Sánchez, ainsi que trois procureurs pour avoir signé un accord avec un leader indépendantiste. Le dernier recours en date concerne la décision du gouvernement espagnol d’amnistier, dans le cadre d’une normalisation des relations entre la Catalogne et l’État espagnol, des dirigeants catalans qui ont une responsabilité dans la tenue du référendum et la déclaration d’indépendance.

Au-delà de l’opposition aux velléités indépendantistes catalanes, les représentants de Vox ont déposé un ensemble varié de plaintes. On retrouve des plaintes classiques, comme les procès en diffamation ou les dénonciations calomnieuses, qui ne sont d’ailleurs ni propres à l’extrême droite espagnole, ni à l’extrême droite tout court.

Vox a aussi émis plusieurs recours, dans le contexte du débat et des luttes mémorielles sur l’héritage de la période franquiste, afin de contester la décision d’acteurs de la gauche politique d’exhumer les restes du dictateur Franco du mémorial franquiste de la Valle de los Caídos, devenu lieu de sa mémoire, afin de les relocaliser. On retrouve aussi un recours en mai 2019 contre 52 migrants pour avoir franchi illégalement la barrière de Melilla.

On peut enfin évoquer les recours de Vox contre des dirigeants politiques et des membres du gouvernement espagnol, d’autant plus dans le contexte de la crise sanitaire : contre le Premier ministre Pedro Sánchez, le ministre de la Santé Salvador Illa et surtout contre l’ancien vice-président Pablo Iglesias, issu d’Unidas-Podemos. On les accuse d’avoir pris des mesures injustifiées au vu de la situation, privant les citoyens de libertés fondamentales.

La formation d’extrême droite a ainsi une pratique courante de l’action en justice, essentiellement afin de poursuivre des leaders catalans indépendantistes et des hauts représentants du gouvernement espagnol, d’autant plus lorsqu’ils proviennent de la gauche. Sans grand étonnement, la majorité des recours en justice de Vox ne sont pas admises par les différentes institutions judiciaires. Mais là ne semble pas résider l’intérêt de Vox pour la justice.

Des usages politiques de l’action en justice

On pouvait auparavant lire sur le site web de l’antenne madrilène de Vox les indications suivantes : « intenter des actions en justice [est] un moyen d’obtenir une plus grande répercussion sociale et médiatique, pour faire rentrer dans le débat politique des questions qui peuvent intéresser Vox ». Après qu’un journal de gauche, El Diario, a révélé ces instructions « officielles » en mai 2019, Vox n’a cessé de démentir la véracité de ces révélations et on n’en trouve plus trace sur le site du parti.

Dans tous les cas, qu’elles soient vraies ou non, elles illustrent bien le fait que la propension de Vox à multiplier les recours en justice n’a pas pour but principal d’obtenir des victoires judiciaires. La pratique de la justice chez Vox, comme pour tout un ensemble d’autres requérants, relève plutôt de la résonance médiatique, politique et symbolique autour de ces recours judiciaires.

L’appétence de Vox pour la justice s’explique tout d’abord par l’une des figures incontournables du parti, Javier Ortega Smith. Secrétaire général de Vox depuis 2016, fils et petits-fils d’avocats proches du régime franquiste, lui-même diplômé en droit et avocat, Ortega Smith est celui qui a mis en place la stratégie judiciaire de Vox. Avant même la création du parti, dès 2012, il avait déjà fait des recours, avec Santiago Abascal, contre des associations indépendantistes (catalane et basque). Au moment où il en devient secrétaire général, il décide de renforcer l’action politique du parti en Catalogne.

Alors que Vox n’a pas encore de députés au Parlement catalan, il demeure pour lui intéressant d’agir politiquement en justice. Par la suite, Ortega Smith n’a cessé d’allouer de plus en plus de budget aux recours en justice (jusqu’à en faire la principale dépense du parti) et il s’est entouré d’une équipe juridique (quatre avocats parmi lesquels Pedro Fernández Hernández et Juan Cremades) et afin de renforcer la stratégie judiciaire du parti.

En plus des ressources juridiques non négligeables de la formation, c’est bien la rentabilité politique qu’a tirée Vox dans le fait de se constituer partie civile dans le procès contre les leaders catalans qui l’a conforté dans cette pratique politique de la justice. Le fait de s’attirer les auras médiatiques grâce à ce mode d’action spectaculaire, de même que ses résultats électoraux à la suite du procès catalan, l’ont définitivement convaincu que la justice était un moyen efficace de faire de la politique.

Tous ces éléments donnent donc à voir un style d’opposition politique singulier, mais pas particulier. En effet, avant Vox, d’autres partis (tels que Union, Progrès et Démocratie) ou encore le syndicat d’extrême droite Manos Limpias (« mains propres »), étaient déjà des habitués de la profusion de recours en justice pour des raisons proprement politiques. Ce qui différencie Vox de ces antécédents est sûrement l’intensité de l’usage de la justice de la formation jusqu’à en faire un axe stratégique politique essentiel. À cet égard, même si ce n’est pas le seul, Vox est un véritable provocateur politique et un inconditionnel consommateur des recours en justice.

Vox participe à n’en pas douter à la judiciarisation du politique, que l’on peut définir comme le déplacement des conflits politiques dans l’enceinte judiciaire, leur transformation en litige ainsi que le recours accru à l’institution judiciaire pour régler les conflits.

Si la judiciarisation du politique n’est ni propre à l’extrême droite espagnole, ni à l’Espagne, Vox demeure toutefois un accélérateur du phénomène. La stratégie semble payer politiquement, au vu du poids électoral de la formation aux élections législatives générales de 2019, comme à celles récentes en Andalousie.


Jessy Bailly

Politiste, Chercheur à Mesopolhis de Sciences Po Aix/AMU/CNRS et au Cevipol de l'ULB

Mots-clés

Nationalisme