Numérique

Sur les traces de « L’avion de Bernard » : six leçons sur la surveillabilité numérique

Enseignant-Chercheur en info-com

Le compte Instagram @laviondebernard, qui piste les vols de l’avion privé de Bernard Arnault, est paradigmatique de la montée en puissance de la culture de la surveillance et des logiques de renversement, de domination et de contre-domination, d’hégémonie et de contre-hégémonie que porte la pragmatique de la visibilité. Six leçons peuvent être tirées, à travers cet exemple, sur la manière dont la surveillance se performe aujourd’hui concrètement dans des pratiques de plus en plus complexes, créatives et numériques.

Inspiré du compte @ElonJet qui suit sur Twitter les déplacements du jet d’Elon Musk, le compte @laviondebernard est français et se propose, quant à lui, de pister sur Instagram les vols de l’avion privé de Bernard Arnault, PDG de LVMH. Tracée et retracée sur Internet, la jet set la plus fortunée – et qui était habituée jusqu’ici à être aussi la plus furtive – se voit désormais soumise à surveillance. Cloud contre cloud !

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Comme son modèle américain, « L’avion de Bernard » affiche sur son profil une « démarche » explicite : « ce compte a pour objectif de rendre visible le mode de vie polluant des plus riches ». S’il est peu probable que l’on évoque ici le spectre de « fin de la privée », cet exemple est suffisamment significatif, toutefois, pour tirer six leçons sur la manière dont, loin des postures et des paniques panoptiques, la surveillance se performe aujourd’hui concrètement dans des pratiques de plus en plus complexes, créatives et numériques.

Leçon 1. La culture numérique a partie liée avec la culture de la surveillance

Si l’on convient du fait que les plateformes constituent les espaces numériques principaux des expressions, des échanges, des débats et des productions culturelles au sens large, il est chaque jour plus évident que la question de la surveillance en est l’un des enjeux majeurs. Non seulement, les GAFAM ont été repérés depuis longtemps maintenant comme les principaux opérateurs de la capture des données, ce que les chercheurs ont tour à tour nommé la « dataveillance », la « gouvernementalité algorithmique » et le « capitalisme surveillanciel ». Mais encore faut-il noter à quel point les plateformes sont devenues le lieu de la réflexivité sociale sur la place que la surveillance a prise dans nos vies.

Ce que montre l’exemple récent des jets traqués par leurs « doubles de données », c’est bien que, désormais, la surveillance porte directement sur les « modes de vie » des individus et s’adosse concrètement à la vie quotidienne, c’est-à-dire celle connectée à toute la panoplie des nouvelles technologies médiatiques qui prolongent nos corps localisés, d’un côté, et instrumentent nos désirs de surveillance, de l’autre. Plus que jamais, la surveillance se vit comme une pragmatique de la visibilité, tout autant à la disposition du pouvoir qu’à celle des individus – à découvert ou anonymes – qui investissent les écrans pour rendre visibles les comportements de tout un chacun.

Leçon 2. La surveillance relève d’une pragmatique de la visibilité et d’une performance des écrans

Dans ce contexte médiatique, l’écran ne peut plus être simplement envisagé comme une surface d’affichage, statique et unidirectionnelle. Ainsi que le met en relief depuis une dizaine d’années le champ de recherche sur la « philosophie des écrans » (emmenée par Mauro Carbone), la réalité empirique des écrans numériques repose sur un principe dynamique et pragmatique. Préfigurant pour beaucoup la nouvelle eschatologie du métavers, les écrans ne sont pas seulement des espaces de monstration, mais les supports actifs de la mise en relation des individus avec leurs propres avatars digitaux. En cela, ils portent le poids de notre être-au-monde-numérique.

Le succès de Black Mirror (dont on annonce une prochaine saison à venir) atteste de ce questionnement identitaire autour des injonctions à la transparence, à l’anticipation, à la performance, tout en ne cessant de faire voir les failles, les fêlures et les faillites associées à une telle mise en écran du monde. Tout en favorisant une nouvelle esthétique de l’abyme et une nouvelle ère du soupçon, les écrans colonisent plus que jamais notre rapport cognitif et sensoriel au réel : une vision du monde toujours plus médiée par des interfaces, des filtres, des traitements et des gestes sémiotiques. Les écrans donnent à voir nos activités et celles des autres, à la fois dans une perspective de contrôle et de perte du contrôle.

Plus précisément encore, et ainsi que l’a montré le théoricien des médias Lev Manovich, l’écran contemporain naît avec une formule dynamique de l’affichage des informations : le radar. Le radar contient toutes les valeurs que nous attendons actuellement de nos écrans numériques, fixes, portables ou mobiles. À commencer par la vision à distance d’une réalité codée sous la forme de données (la « datafication ») qui se mettent à jour en fonction des évolutions de la situation observée, vérifiée, supervisée. Le radar porte en lui le substrat de nos écrans-monitors les plus actuels et donc du regard qui domine le champ culturel de la visibilité numérique : le monitoring.

Leçon 3. Nos pratiques des écrans élèvent le monitoring au rang de nouveau regard social dominant

Pour toutes ces raisons, le cas de @laviondebernard est paradigmatique de la montée en puissance de la culture de la surveillance. Au sens premier du terme, il met en spectacle sur le réseau social qui surplombe la culture visuelle actuelle (Instagram), un regard de monitoring apparemment pur : le suivi des vols de l’avion de Bernard Arnault. Il s’inscrit en cela dans la série de sites à succès qui consistent à visualiser tout événement, gros ou petit, au moment même de son déroulement, comme si on le suivait sur un radar. Des sites existent, d’ailleurs, qui suivent effectivement en direct l’ensemble des vols qui parcourent la planète : FlightRadar24 pour citer le plus connu.

En ce qui le concerne, @laviondebernard se contente de mimer le fonctionnement du radar, dans la mesure où les vols sont sélectionnés et ne sont pas monitorés en direct. Le nom même de la « démarche » entre dans une culture « cool » des productions mémétiques du web : « L’avion de Bernard » procède d’une familiarité typique de la dérision politique en ligne. Cette formule renforce ainsi, sur le ton de la badinerie, le fond de la critique portée à ses déplacements en jet : l’apparente légèreté de la pratique aérienne de Bernard (Arnault) face au lourd tribut climatique qu’un tel usage répété implique, sans qu’il fasse l’objet d’une quelconque prise de conscience.

Voilà pourquoi, sur un plan général, les enseignements de cette mise à l’écran comme mise à l’index ne s’arrêtent pas là. Dorénavant, les écrans prennent une valeur sociale de premier plan. Ils soulignent à quel point, à l’époque de la surveillabilité numérique, la visibilité est devenue la question centrale dans l’expression, le débat et même le conflit politique. En se multipliant et surtout en se complexifiant, les pratiques surveillancielles ont mis en avant deux notions au cœur des enjeux politiques des écrans : le renversement et la participation.

Leçon 4. La surveillance se développe par renversements successifs, c’est son moteur social

En matière de surveillance, le mauvais réflexe analytique est encore à l’heure actuelle de l’ordre de la posture idéologique et de la panique technologique. À défaut de description sérieuse, les spectres de la « société de la surveillance » sont brandis comme des talismans tout-explicatifs et sont agités comme des repoussoirs qui exonèrent la critique d’un véritable effort de mise en perspective. Il est toujours plus commode, en effet, de ressasser le principe « pan-panoptique » de la surveillance verticale, du contrôle total et de l’aliénation sans faille d’une population supposée complètement passive. Sans entrer dans la discussion théorique des propres réserves que Foucault, l’auteur de Surveiller et punir (1975), adressait à cette vision descendante d’un pouvoir totalitaire, la réalité des pratiques, des représentations et des fonctionnements médiatiques de nos sociétés connectées devrait pourtant « alerter » sur les limites d’une telle approche.

« Tous fliqués », « tous fichées », « tous notés », « tous tracés », etc. ; certes, le « tous » de ces formules répétées n’est pas fautif en soi. Mais il trompe cependant sur la nature des « agencements surveillanciels » (Ericson et Haggerty) réellement observables. À vrai dire, il serait plus juste de voir dans le « tous » un principe de diversité, de pluralité, de polyvalence et de participation, plutôt que la reconduction d’un modèle uniforme, « monologique », complaisamment déploratif et volontiers paranoïaque. La surveillance n’est pas seulement la technologie du contrôle social hérité d’une vision à la Orwell ou la résultante d’une narcose séduisante à la Huxley. La surveillance est un regard social archaïque qui anime les communautés depuis qu’elles existent et qui se redéploie à chaque « seuil technologique » (Foucault) franchi. La surveillance et le contrôle sont des regards à la fois politiques et agonistiques. Au sein de l’espace public, mais aussi au sein de l’ensemble des espaces privés…

En ne voyant dans les processus de surveillance que des logiques passives, on passe à côté des logiques de renversement en jeu et on élude les ressorts de domination et de contre-domination, d’hégémonie et de contre-hégémonie, que porte la pragmatique de la visibilité. Les médias et les écrans équipent les individus de capacités d’action (contre)surveillancielles qui rebattent les cartes de l’analyse traditionnelle des agentivités. La « contre-surveillance », la « sousveillance », la « vigilance », le « watching », le « (fact)checking », l’« obfuscation » (pour citer les plus connues) sont autant de pratiques qui méritent d’être analysées au même titre que l’espionnage, le fichage, le profilage, etc. Sans parler du champ immense de l’entre-surveillance qui a trouvé avec les dispositifs connectés des supports et des pouvoirs inédits.

Leçon 5. En se mettant en visibilité sur les réseaux socio-numériques, la surveillance remotive un geste de punition

Mais surtout la visibilité reconfigure la nature et la visée mêmes de la surveillance comme performance politique. Loin de constituer une pratique invisible, autosuffisante ou purement clandestine, la surveillance devient sociale dans le sens où elle tire des outils de la publication et du partage une nouvelle valeur. Ou plutôt elle remotive une fonction qui, à la suite de la lecture de Surveiller et punir, était devenue paradoxalement secondaire dans les analyses : la punition précisément. En faisant l’objet d’un geste et d’une production visibles, la surveillance quitte le domaine discret des fichiers, des dossiers, des registres et des rapports pour être au centre des médiations et des spectacles.

On pourrait évoquer par exemple tous les cas de watching (notamment le copwatching) et de lifelogging qui consistent à enregistrer des moments vécus en vue d’une lecture et d’une contre-lecture ultérieures. Il faudrait également penser aux logiques de l’infiltration ou de la mise au jour des pratiques industrielles (citons notamment le cas de l’association L214 éthique & animaux). On devrait aussi mentionner le geste de scanning qui s’est incroyablement banalisé avec la crise sanitaire et l’essor du QR Code. Dans un registre plus burlesque, on pourrait même se souvenir de l’aventure cuisante de Benjamin Griveaux face à la capture des écrans et des images.

En cela, l’acte même de surveiller attend et anticipe l’acte de vérifier, de documenter, de rendre visible, de révéler, de témoigner, de signaler, d’alerter, de dénoncer ou même de bannir. L’écran numérique suppose une anticipation du montrer dans le filmer, du témoigner dans le documenter, du diffuser dans le capturer.

Ce que j’appelle l’époque de la surveillabilité numérique désigne cette tension vers une série d’effets médiatique et politiques potentiels de la surveillance présents dans l’acte même de compiler, de consigner, de filmer. Cette anticipation de l’examen, du signalement et de la sanction repose sur la pensée des utilisations qui pourront être faites des informations, des données ou des images capturées, une fois que les espaces médiatiques de la publication numérique viendront les héberger.

Leçon 6. La vie privée relève d’une tectonique des visibilités

Les historiens de la vie privée nous rappellent que la législation sur la vie privée – à commencer par la fameuse loi encadrant le droit à la vie privée (The Right to Privacy de Louis Brandeis et Samuel Warren, publié en 1890) – est intimement liée à l’histoire des pratiques journalistiques et médiatiques. Au tournant du 20e siècle, l’essor des appareils photographiques plus accessibles, plus légers et plus mobiles a fait naître un espace public « reproductible ». C’est l’âge d’or du Kodak (et notamment du fameux « Brownie ») qui nourrit la panique « photographique », celle de la capture des faits et gestes de tout un chacun et, plus particulièrement, de ceux des grands de ce monde, en particulier. Les lois sur la vie privée en découlent directement.

Cent ans après, le cas de « L’avion de Bernard » ou de celui d’Elon ne pourrait en aucun cas fonder une telle demande sociale et juridique. La transparence comme droit à la visibilité a bouleversé les normes sociales et politiques du surveiller-et-punir contemporain. Au contraire, ce qui rend possible l’opération de mise au jour des comportements de la jet set la plus huppée, c’est bien l’articulation entre un surveiller (les attributs et les pouvoirs réservés à une élite financière) et un punir (les comportements inappropriés et non respectueux qui peuvent en découler). En l’espèce, la dépense financière n’est pas l’enjeu direct du pistage de l’avion de Bernard ; il s’agit plutôt de l’empreinte carbone démesurée d’une telle hyper-richesse qui trouve dans sa traçabilité numérique l’indice de sa monstruosité.

À l’époque de la surveillabilité numérique, la vie privée s’arrête là où les comportements monitorés cessent de respecter les normes que la transparence et le partage des informations définissent sous nos yeux comme des valeurs communes. La surveillance se présente alors comme un regard collectif et partagé qui s’établit dans l’évaluation en direct de conduites selon des critères de cohérence, de conséquence et de proportion. Le désir de surveillance et de contrôle de la population s’est normalisé lui aussi au nom de ces valeurs en termes de comportements acceptables ou non. Le rapport à l’environnement entre dans un ensemble de gestes politiques et intimes qui redéfinissent la nouvelle frontière entre le privé et le public. De même que les questions de comportements sexuels sont également en train de redéfinir les régions sociales de ce qui est potentiellement aptes à être rendu visible, c’est-à-dire à être signalé, dénoncé, alerté, condamné.

La surveillance est là alors le nom d’un processus plus profond qu’il n’y paraît. Elle puise dans une histoire de la civilisation (au sens de Norbert Elias) comme un art d’observer la société pour mieux observer des règles, des normes, des décences. Ce qui change bien sûr avec le numérique, c’est le type de partage et de consensus que la surveillance favorise à travers sa mise en spectacle. Le fait est que l’observation et l’observance des règles passent aujourd’hui par la médiation des écrans connectés. La force performative du « rendre visible » est sans doute là : le partage de certaines valeurs contribue à les construire effectivement et visiblement comme des valeurs partagées.


Olivier Aïm

Enseignant-Chercheur en info-com, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à Sorbonne Université

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