Concevoir et produire localement : l’urgence d’un design « ouvert » et en commun
Dans les FabLabs, hackerspaces, makerspaces et autres ateliers collectifs, on invente aujourd’hui les règles d’un design qualifié parfois de participatif, qui n’est pas seulement entre les mains des professionnels. C’est un design ouvert, diffus : les objets qui y voient le jour montrent comment ils sont construits, peuvent être reproduits, détournés (« forkés »), et adaptés. Ils sont produits à petite échelle et de manière locale. Lors de la pandémie du Covid-19, les réseaux de makers nationaux et internationaux ont su montrer leur efficacité pour proposer une réponse efficace face à la pénurie d’équipements médicaux et de protection individuelle. Quelles leçons tirer de cette libre circulation des savoirs et des pratiques ?
Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement ont déjà proposé ici une analyse de cet élan productif par le prisme de l’organisation du travail ; plus de deux ans après le début de la pandémie, il semble important et complémentaire de prendre le temps de considérer ce qui a été produit, en se plaçant du côté des arts de faire : de quels objets parle-t-on, quels sont les lieux de production, et que penser de cette production qui relève parfois du système D ? La pandémie s’est révélée être un moment exemplaire pour comprendre comment le réseau des makers est structuré et comment une forme de design « ouvert » a pu ainsi être défendu et diffusé.
Fabrication locale, indépendante et décentralisée : penser des solutions complémentaires
Le mouvement maker naît aux États-Unis au début des années 2000. Il est le résultat de la convergence entre la culture numérique du libre et de l’open source et des savoir-faire techniques plus traditionnels (ou artisanaux). Ce mouvement se veut expérimental et le plus indépendant possible, source d’une production qui n’est pas pensée comme une alternative à l’industrie classique mais plutôt comme une solution complémentaire.
Les logiques de fabrication locale, distribuée et décentralisée dépendent d’un réseau de lieux et d’acteurs identifiés qui rassemblent à la fois des experts et des amateurs, des autodidactes et des designers qui travaillent de pair à pair, dans une approche collaborative. Les valeurs qui animent ces collectifs reposent sur une visée de progrès social et culturel, sans tourner le dos à des opportunités d’entreprenariat.
L’open source et plus généralement les principes du « libre » en sont des piliers importants, puisqu’ils définissent de nouveaux espaces pour la propriété intellectuelle. Les modes d’action de ces nouveaux espaces sont peu à peu adaptés au monde « physique » du hardware, du design, des objets et des productions tangibles. C’est donc dans cette lignée que l’on parle depuis quelques années d’open design, de design « ouvert » ou d’« innovation ouverte », deux expressions désormais largement répandues.
Cette direction nouvelle s’accompagne d’un idéal démocratique et repose sur l’idée d’une réappropriation citoyenne des moyens de production. Les makers se situent à la frontière de ressources et de méthodes proches de celles du design, de l’industrie et du prototypage. Ce mouvement implique différents positionnements pour les designers et pour la conception, la fabrication et la diffusion d’objets. L’autoproduction et l’accomplissement personnel par la fabrication ou l’émancipation par les techniques numériques de fabrication en sont les promesses et les idées fortes.
L’énergie émancipatrice qui guide les designers, makers et ingénieux bricoleurs tient à une vision critique de la manière dont les questions environnementales sont prises en charge et administrées par l’État : il s’agit bien souvent de reprendre en main des questions qui intéressent le collectif.
Face à la pandémie de Covid-19 qui a frappé le monde au printemps 2020, des collectifs de makers se sont coordonnés à une grande échelle pour produire de manière locale et à la demande différents équipements, dont une grande quantité de masques de protection contre le virus, pour équiper à la fois les particuliers, mais aussi les soignants et le personnel hospitalier, afin de contrer la pénurie nationale d’équipements techniques de ce type.
La pénurie de masques a révélé, par contraste, l’efficacité des makers pour structurer rapidement une réponse productive fiable face à la fragilité des chaînes d’approvisionnement mondiales en matériel médical sur lesquelles les États européens n’ont pas pu compter. L’auto-organisation de ces collectifs apparaît ainsi comme une contre-proposition éclairante face aux modèles classiques.
Les « communautés créatives » à la rescousse face au virus
En mars 2020, l’OMS alerte sur le manque d’équipements de protection nécessaires pour éviter la propagation du coronavirus, en particulier pour le personnel médical. La pénurie est aussi signalée pour le matériel nécessaire aux soins intensifs, comme les respirateurs artificiels. Dans ce contexte, les Nations Unies publient un appel inédit aux « communautés créatives » pour encourager les propositions de solutions alternatives.
Le secrétaire général António Guterres écrit ainsi : « Nous sommes dans une situation sans précédent et les règles habituelles ne s’appliquent plus. Nous ne pouvons pas compter sur les dispositifs habituels dans une période aussi exceptionnelle. La créativité de la réponse doit être en accord avec la nature de cette crise – et l’ampleur de la réponse doit aussi se faire à son échelle[1]. »
Sans vaccin ni traitement, la seule manière de réduire la transmission du virus dans les premiers temps de sa propagation consiste en des interventions matérielles assez simples, ne relevant pas de la médecine. Pour se protéger personnellement, il faut donc des masques ou des visières et des accessoires pour l’hygiène des mains.
Tandis que les différents États organisent une production d’équipement de protection avec des entreprises industrielles, une forme d’innovation et d’action citoyenne se met en place, en France comme ailleurs. Sur Facebook, un post daté du 3 avril 2020 relaie l’initiative d’un jeune boy-scout canadien qui a conçu une bandelette crantée imprimée en 3D permettant de retenir les élastiques des masques chirurgicaux derrière la tête, afin de ne pas irriter l’arrière des oreilles. Un an plus tard, ce message affiche 450 000 partages.
Partout dans le monde, des groupes d’amateurs au sein d’ateliers collectifs (FabLabs, makerspaces et hackerspaces), s’organisent pour produire des équipements de protection comme des masques ou des visières. L’engagement citoyen des makers est spontané autant qu’appelé. Il revêt une dimension politique qui n’est pas anecdotique puisqu’il s’agit bien de pallier aux manquements des gouvernements.
Ces pratiques qui relèvent du Do It Yourself mettent en jeu des formes d’open design ou de design « ouvert ». Les solutions développées en open source permettent une élaboration et une amélioration collective des projets mis en œuvre, parfois en lien étroit avec le monde médical. Sur les différents forums ou pages Facebook dédiés, une centaine de propositions de formes différentes pour les masques de protection est mentionnée. Certaines idées, bien plus rudimentaires, nécessitent simplement des ciseaux, des agrafes ou des trombones.
La plupart de ces projets sont publiés sous des licences Creative Commons (CC BY-NC: Attribution-NonCommercial, CC BY-SA: Attribution-ShareAlike) et accessibles gratuitement. Sur divers sites ou forums en ligne, les propositions partagées par des makers apparaissent avec le hashtag « plan C », en référence à l’idée développée par Dale Dougherty, l’une des figures médiatiques du mouvement maker : « Si le plan A est le gouvernement et le plan B est l’industrie, alors le plan C sera l’action citoyenne[2]. »
La production en temps de confinement se fait dans des locaux privés, à domicile ou dans des lieux adaptés, en tenant compte des restrictions de déplacement liées au confinement. Dès la fin du mois de mars 2020, différents réseaux auto-organisés voient le jour. Les groupes comme « Makers contre le Covid[3] » ou « Visière solidaire[4] », sur Facebook, fédèrent rapidement différents collectifs à l’échelle nationale et régionale. Sur la plateforme Discord, le groupe « Entraide maker – Covid 19 » permet à de nombreux makers de coordonner leurs actions et de s’échanger des conseils, des plans et des idées, pour fabriquer au mieux des visières ou des masques.
Au début de la pandémie, pour les acteurs du mouvement maker, l’initiative individuelle est la règle. Les premières explorations pour produire des masques et des visières sont limitées par les ressources existantes sur les sites de partage de fichiers 3D. Les demandes pour la fabrication de visières ou de masques passent alors par le bouche-à-oreille : des personnes travaillant à l’hôpital contactent des makers pour réaliser des masques ou des visières, et inversement.
Les groupes de fabrication permettent peu à peu de rationaliser la prise de commandes, la conception, la production et la livraison. Les médias qui commentent ces actions soulignent alors volontiers le caractère exceptionnel de ce qui est décrit comme une « usine géante ». Les critères d’efficacité et de productivité sont toujours valorisés, en laissant parfois de côté les complexités de cet engagement de proximité.
La démonstration de l’efficacité d’un design « ouvert » et en commun
Le chercheur en droit Yochai Benkler a été l’un des premiers à affirmer, au début des années 2000, que nos modes de production ne sont plus cantonnés à cette séparation traditionnelle entre les entreprises et le marché[5]. Au lieu de cela, il estime qu’une nouvelle manière de faire qu’il appelle « commons-based production », c’est-à-dire une production fondée sur des communs, pourrait prendre de plus en plus de place dans le paysage économique actuel. Cela implique une coordination qui ne dépendrait ni de la demande, ni de l’offre, mais qui reposerait sur des contributions volontaires à des ressources communes.
Ce mode de production, selon Yochai Benkler, repose sur la baisse des coûts de transaction rendue possible par le développement d’Internet. En se penchant sur les fonctionnements des systèmes de production entre pairs – comme le logiciel libre, Wikipedia ou d’autres projets – il conclut qu’Internet a non seulement facilité les collaborations mais qu’il a permis une forme de distribution du travail qui repose sur plusieurs niveaux, depuis le cercle réduit des contributeurs hyper actifs à la masse plus large de ceux qui renseignent occasionnellement certaines informations, jusqu’aux utilisateurs quotidiens de ce type de projet.
Dans la lignée des travaux du juriste Lawrence Lessig et en accord avec ses recherches, Yochai Benkler affirme donc que dans de telles circonstances, la propriété intellectuelle (qui est l’un des fondements du capitalisme) fait de plus en plus obstacle à la force productive. L’open source hardware qui se développe dans le sillage du logiciel libre se traduit, selon lui, par la collaboration de milliers de bénévoles pour produire des « communs » conçus par la force de productions entre pairs, latérales et complexes.
Entre les mois de janvier et de juillet 2020, 3379 modèles en 3D liés à la conception d’équipements de protection, de visières ou de masques ont été partagés sur la plateforme Thingiverse. Ces modèles ont été téléchargés 167 779 fois et enregistrent 3299 nouvelles versions. Face aux enjeux de la pandémie du Covid-19, les designers et créateurs ont adopté des positions différentes, certains proposant des produits ou des solutions payantes et sous copyright, quand de nombreux autres préférant défendre les méthodes d’un design collaboratif ou en open source.
La responsabilité sociale et politique du design n’est pas un sujet nouveau. En 1974, Victor Papanek[6] défendait déjà l’action sociale et écologique des designers. Ezio Manzini[7] étudie à sa suite la manière dont les solutions peuvent émerger des usagers eux-mêmes[8], parfois sans designer, mais en s’appuyant sur leurs expertises ou leurs compétences propres.
Les designers peuvent quant à eux accompagner, faciliter ou encourager des initiatives existantes ou participer à un effort de co-création. Ils peuvent aussi faire du design un outil militant, en concevant des objets ouverts, dans le but d’encourager les actions citoyennes, et d’engager des actions éthiques. Cet élan accompagne le développement du mouvement maker et hacker, dans le sillage de la contre-culture et de la cyberculture[9], ce qui engage aussi la diffusion des pratiques du Do It Yourself.
Les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans la production de visières. La mise en commun de ressources et moyens de production répond aux exigences éthiques et techniques de cette production urgente et décentralisée, soulevant des enjeux d’action collective, en auto-organisation. La diffusion des modèles de visières en open source et la circulation des fichiers permet aux makers isolés de participer rapidement à une production organisée, depuis leur domicile et sans avoir à modéliser eux-mêmes leurs pièces.
Sur les forums et plateformes dédiés, des améliorations sont proposées, des défauts sont identifiés et de la documentation technique très spécialisée est parfois décryptée pour adapter les visières aux exigences des soignants. Une forme d’intelligence collective est déployée autour des modèles mis en ligne.
Cette intelligence collective se retrouve aussi au niveau de la distribution de matériel de protection par les makers, à différentes échelles, aussi bien nationale qu’internationale. Des entreprises, des FabLabs ou des lieux déjà équipés mettent alors leurs outils de production en action face à la crise. La production s’appuie dans ce cas sur des locaux, des machines et un réseau d’acteurs déjà constitués. À l’échelle départementale, par le biais des réseaux sociaux, de nouveaux groupes se forment. On produit aussi chez soi, en répondant à la demande au moyen d’un message sur le groupe ou d’un formulaire en ligne. L’offre et la demande sont gérés grâce à ces dispositifs d’organisation en ligne, en fonction de la zone géographique concernée.
D’autres formes d’organisations dépendent de plateformes de mise en contact de particuliers à l’échelle nationale, comme Fabricommuns[10]. On peut s’y inscrire si on a besoin d’équipements de protection, si on souhaite participer à la production, ou si on peut proposer des matières premières ou une assistance technique.
Le PLA (le fil de plastique employé pour les imprimantes 3D) est devenu une ressource rare dans ce contexte de crise. Il apparaît rapidement comme une ressource limitée et la gestion des stocks devient une question essentielle. Pendant le printemps 2020, on assiste à un processus de mutualisation de cette ressource : on met en commun les stocks personnels des makers en les recensant et en comptant sur eux pour répondre aux besoins généraux.
Du design « ouvert » au design frugal
Des pochettes en plastique format A4 pour les classeurs sont souvent employées pour constituer les visières : elles sont peu coûteuses, faciles à trouver et à une taille proche de la taille finale. Pour associer la visière et la structure, un ensemble de petits trous sont disposés afin d’y fixer la feuille transparente, avec des ergots, des crochets ou du fil de métal.
Sur les forums ou les groupes Facebook dédiés, les membres postent différents exemples de formes conçues pour être imprimées en 3D, ou avec une découpeuse laser ou même simplement du ruban adhésif. La qualité de l’écran de protection est aussi l’objet de nombreuses discussions, pour choisir un plastique suffisamment transparent, résistant et facilement disponible dans les commerces ouverts.
Les discussions du groupe témoignent néanmoins de débats sur la qualité de ces dispositifs, notamment au sujet de la transparence du plastique mais aussi de la stérilisation (pour les usages dans le milieu médical) ou de la consommation en PLA (plastique du filament des imprimantes 3D). Ces débats et recherches visent à répondre rapidement et efficacement à un besoin.
Ces stratégies relèvent d’une forme de design frugal. En effet, de nombreuses propositions sont conçues hors du marché classique, et développées grâce à la fabrication numérique personnelle. L’innovation frugale est souvent décrite comme une « capacité à faire mieux avec moins[11] ». Ce concept est utilisé pour décrire des solutions développées dans des lieux où les ressources sont limitées, par des personnes avec un besoin très précis.
Cette notion a été très diffusée ces dix dernières années, souvent pour décrire des projets développés en Inde (on parle alors de jugaad) ou dans des pays moins industrialisés (on pense aussi à la gambiarra au Brésil, ou au rikimbili cubain[12]). Dans un contexte de pandémie tel que celui que les pays dits développés ont traversé en 2020, l’idée de l’innovation frugale semble pouvoir s’appliquer.
Les réponses proposées par les designers, makers ou acteurs locaux pour résoudre certaines situations liées au Covid sont ainsi comparables, qu’elles soient mises en place en Inde ou dans les pays occidentaux, ce qui invite à déplacer ce concept hors des contextes défavorisés où il est né. On fait plus (ou mieux) pour moins cher, pour plus de gens, avec un usage minimal des ressources pour rester indépendant des usines et infrastructures de production. C’est une forme d’économie de moyens, de réemploi, de low-tech à moindre frais.
Les matériaux sont souvent utilisés bruts, idéalement trouvés localement, et les formes sont peu sophistiquées et visent à l’essentiel. La production est locale et la distribution dépend d’une logistique très efficace et réduite, indépendante des institutions habituelles.
En dépit de l’économie de moyens dans la production et la fabrication, les résultats semblent être aussi efficaces ou assez efficaces pour remplacer des produits industriels conçus pour résoudre le même problème. C’est le cas notamment du travail mené par un collectif de makers italiens afin de concevoir une valve permettant de transformer le masque de plongée de Decathlon en respirateur artificiel.
Même si cela soulève des questions complexes qui touchent aux normes de sécurité du dispositif proposé, la solution est en effet efficace, indépendante et peu chère. C’est une manière de transformer des contraintes en opportunités. En ce sens, la frugalité se rapproche du bricolage, de la ruse et des arts de faire[13].
Le lien entre l’innovation frugale et le monde des makers et les technologies de fabrication numérique est peu fait, certainement parce que l’innovation frugale tend à être associée au low-tech. Néanmoins, ne peut-on pas penser que la réponse du mouvement maker et l’emploi des outils de fabrication numérique pour lutter localement contre le coronavirus relève bien d’une proposition frugale ?
L’apport des makers et la diffusion de solutions concrètes par la logique d’un design « ouvert », partagé et mis en commun est exemplaire face à la pandémie. Les tiers-lieux de fabrication sont d’ailleurs depuis l’objet d’une attention particulière de la part du ministère de la Cohésion des Territoires, dont le programme des Fabriques de Territoires a pour objectif de soutenir 500 « Manufactures de proximité » sur le territoire français. C’est un signal fort : ces logiques de production locale incarnent des promesses symboliques, vers une forme d’indépendance, peut-être, à l’égard des systèmes productifs capitalistes dominants.
NDLR : Camille Bosqué a publié en août 2021 Open Design. Fabrication numérique et mouvement maker aux Éditions B42.
Cet article a été publié pour la première fois le 3 juin 2022 dans le quotidien AOC.