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Les rescapés de Bisesero : résister, échapper, survivre au génocide des Tutsi

Historien

Le 13 mai dernier, la mairie de Paris inaugurait dans le 18e arrondissement la place Aminadabu Birara. Commémorer ce héros rwandais de la résistance au génocide, tué le 25 juin 1994, c’est souligner le courage et la détermination des civils tutsi qui tentèrent de sauver leur vie et qui ont choisi pour cela la voie du combat. C’est aussi mettre en valeur le rôle de la communauté internationale, particulièrement celui de la France, dans le sort réservé à la population tutsi.

En novembre 2021, la ville de Paris a décidé de baptiser une place du 18e arrondissement du nom d’un des héros rwandais de la résistance au génocide, Aminadabu Birara. Après avoir survécu aux massacres de 1959, 1963 et 1973, celui-ci prend en 1994 la tête de la résistance menée par des civils rwandais dans la région de Bisesero. Pour un historien qui travaille sur la relation franco-rwandaise, cette décision n’est pas neutre. Dans un État, la France, où le déni a longtemps servi de socle à la parole officielle, une telle décision revêt une valeur symbolique et affective particulière pour celles et ceux qui militent depuis 1994, en France et au Rwanda, pour que le génocide des Tutsi soit pleinement reconnu.

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Cet événement offre l’occasion de revenir, en historien, sur la résistance organisée à Bisesero et sur le rôle spécifique joué par Aminadabu Birara. Les modalités de cette résistance, de même que la nature des massacres commis dans ces collines, sont désormais bien documentées. Témoignages, archives publiques françaises et rwandaises, archives du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) – procès Kayishema et Ruzindana par exemple, documents de presse, de radio et de télévision, permettent de comprendre comment Bisesero est à la fois un lieu de résistance et un des principaux lieux de massacres du génocide. Se retourner sur Bisesero, c’est donc aussi réinterroger les conditions de possibilité et d’exécution du génocide.

Ce lieu est enfin un des symboles des tensions mémorielles qui persistent autour du rôle joué par la France avant, pendant et à l’issue du génocide. C’est par cette dimension que l’auteur de ces lignes a rencontré Bisesero lors de recherches universitaires qui portaient sur la médiatisation du génocide des Tutsi. Quelques journalistes ont en effet joué un rôle crucial dans la découverte des rescapés les 26 et 27 juin, puis dans l’intervention française du 30 juin 1994. Cette contribution proposera donc, dans sa dernière scansion, de faire retour sur le rôle des journalistes et sur la nature des engagements français au Rwanda.

Un des hauts lieux de la résistance des civils tutsi

Comprendre ce qui s’est joué à Bisesero, entre le 7 avril 1994 et le 30 juin 1994, exige de replacer ces événements dans le contexte plus général du génocide et de s’arrêter quelques instants sur les spécificités de cette région.

Durant le génocide, l’espoir de survivre et d’échapper aux tueurs est mince pour les familles tutsi. Chaque récit de rescapé témoigne de la fragilité des existences et d’une survie qui dépend de nombreux facteurs. La possession de moyens d’échange (argent, denrées alimentaires, bétail) permet parfois d’échapper, provisoirement, à la mort. L’existence d’un ou plusieurs protecteurs, ceux qui sont aujourd’hui qualifiés de « Justes » au Rwanda, peut aussi permettre de retarder l’échéance. Mais la survie des Tutsi dépend surtout d’une mobilité permanente ou, à l’inverse, d’un refuge délaissé ou oublié temporairement par les tueurs : il peut s’agir, en ville, de camps de fortune, des faux plafonds de certaines maisons, en contrebas des collines, de marais et de marécages, de champs de sorgho ou de cannes à sucre. Dans tous les cas, la chance et le hasard jouent un rôle décisif.

Loin de se résigner, les personnes ciblées et leurs familles déploient des stratégies pour échapper aux massacres. Celles-ci les ont parfois conduits à se regrouper dans certains lieux publics (églises, stades, bâtiments administratifs), sous la protection, supposée, des autorités que sont les préfets, les bourgmestres, les évêques ou les prêtres. Ces choix résultent en partie du souvenir des massacres de 1959, 1963 et 1973, durant lesquels ces espaces ont joué le rôle d’abris, de refuges, de lieux protecteurs.

Au printemps 1994, ils constituent des pièges : le regroupement des Rwandais tutsi les transforme en cibles vulnérables pour des génocidaires capables d’exécuter en quelques heures des groupes de plusieurs milliers de personnes. C’est le cas lors de la destruction de l’église de Nyange, dans la région de Kibuye, décidée par le vicaire Athanase Seromba, le 16 avril 1994. C’est aussi le cas du massacre du stade Gatwaro, à Kibuye, le 18 avril, qui fait plusieurs milliers de victimes. Ces grands massacres collectifs expliquent en partie la célérité exceptionnelle du génocide, avec plus d’un million de personnes qui perdent la vie en à peine 100 jours.

Les tentatives de résistance sont nombreuses. Elles ne laissent le plus souvent guère de traces, notamment lorsque les génocidaires pénètrent dans l’intimité des familles et des foyers et que des luttes s’engagent avec les assaillants. D’autres efforts de résistance sont mieux documentés, telle la résistance qui a lieu dans les marais du Bugesera – notamment le marais de Rwimpira dont la résistance est coordonnée par Innocent Gapita. La résistance des civils piégés dans l’église de Cyahinda dans le district de Nyaruguru, les 14 et 15 avril ou celle du stade de Cyangugu ont aussi fait l’objet de témoignages et d’enquêtes.

Toutes ces formes de résistances sont particulières mais le scénario reste souvent le même. Les civils piégés dans les églises ou les stades sont encerclés et attaqués à la grenade ou au fusil. Lorsque les attaques initiales sont repoussées par les Tutsi ou parfois, dans les premiers jours, par des groupes mixtes de Hutu et de Tutsi, les agresseurs mobilisent les autorités qui acheminent sur place des renforts en hommes et en matériel. Une fois les défenses affaiblies, les civils survivants sont traqués et achevés à l’arme blanche (machettes, gourdins, arcs et lances).

Bisesero est l’exemple de résistance le mieux documenté à ce jour et le plus singulier aussi. Il s’agit d’une chaîne de montagnes et de hautes collines située à une quinzaine de kilomètres au sud de Kibuye, sur les communes de Gishyita et Gisovu. Le site offre certaines caractéristiques défensives intéressantes pour un groupe qui cherche à se protéger d’agresseurs.

« Nous nous sommes enfuis sur la colline parce qu’elle était élevée et que nous pouvions voir les agresseurs arriver (…). Il y avait beaucoup de forêts et d’endroits ou se cacher. Les assaillants venaient tuer pendant la journée et ils devaient rentrer le soir pour manger et boire ».
Citation d’un rescapé, A. des Forges, Aucun témoin ne doit survivre, 1999, p. 253.

Plusieurs collines – Murambi, Mutiti, Rurebero, Gitwa – sont investies dès les premiers jours du génocide. C’est également le cas de la colline de Muyira, une colline couverte de broussailles et de forêts, qui offre de nombreuses possibilités pour se cacher du fait de l’existence d’anciennes mines de cassitérite. En 1994, ces collines renvoient à des discours, à des récits, à des représentations spécifiques. Selon certains témoignages, lors des tueries et violences de 1959, 1963 et 1973, Bisesero constituait déjà un refuge pour les Tutsi, un lieu de défense finalement peu touché par les exactions, les destructions de biens et les massacres.

Les peuples qui habitent cette région – les Abasesero, groupe composé de trois clans, les Abanyiginya, les Abakono, les Abahima – et vivent principalement de l’élevage, ont acquis la réputation d’être quasi invincibles du fait de leurs techniques de combat et de leur usage spécifique de certaines armes (pierres, lances, bâtons de berger). Une mémoire de ces épisodes existe en 1994 et certains acteurs – dont radio Muhabura, la radio du Front patriotique rwandais (FPR) – aurait, selon certains témoignages, encouragé les Tutsi à se rassembler dans les collines de Bisesero.

Comme à Rubona, en préfecture de Butare, la stratégie de résistance se fonde sur la tactique dite de l’immersion (Kwiyunga) ou de la mêlée (Mwiuange sha). Il s’agissait de rester à terre, caché, en attendant l’arrivée des assaillants, puis de se mêler à ces derniers en engageant un corps à corps qui prévenait en partie des tirs d’armes à feu et des fusillades. Il est possible que cette technique de combat ait été enseignée à certains par le FPR lors de sessions d’entraînement car elle a été mobilisée pendant le génocide dans plusieurs lieux, a priori non connectés les uns aux autres.

« Cela consistait pour les victimes potentielles à s’allonger et à attendre que les assaillants s’approchent puis à se dresser soudainement et à leur faire face en engageant un combat en corps à corps. Cette tactique diminuait les chances que les assaillants tirent parce qu’ils craignaient d’être alors touchés par les tirs nourris de leur côté ».
Citation d’un rescapé, A. des Forges, Aucun témoin ne doit survivre, 1999, p. 252-253.

L’originalité de la résistance mise en place à Bisesero est d’être une résistance organisée qui bénéficie d’une structure de commandement. La lutte pour la survie exige de l’organisation, de l’anticipation, un travail d’encouragement, de mobilisation, de lutte contre la résignation. Siméon Karamaga, qui a survécu au génocide, a témoigné pour African Rights de la manière dont lui et Aminadabu Birara organisaient la résistance sur les collines alors que les corps sont fatigués, que la faim serre les ventres, que la peur de mourir est constamment présente.

« Nous avons décidé de nous rassembler sur une même colline et nous sommes partis avec nos enfants et tous nos biens, surtout des vaches. Sur la colline de Muyira, nous étions trop nombreux. C’est pourquoi nous nous sommes organisés pour choisir les chefs qui pourraient nous diriger. Pour choisir un chef, nous voulions quelqu’un qui n’aurait pas peur, qui pourrait encourager les autres et qui avait une expérience du combat. Nous avons désigné comme chef Aminadabu Birara et nous lui avons donné le grade de commandant.
C’était un homme sage, de mon âge. Il nous donnait le plan à suivre pour pouvoir repousser les miliciens. Il faisait partie des Abaseseros, qui combattaient depuis 1959. Malheureusement, Birara a été tué vers la fin du génocide, à Bisesero. On m’a désigné également pour être l’adjoint de Birara. J’avais des équipes que je dirigeais.
Les miliciens portaient des habits blancs quand ils nous attaquaient. Lorsque nous les voyions arriver, j’allais devant les autres et je demandais à tout le monde de se coucher. Les miliciens arrivaient en tirant. Mais, lorsqu’ils se rendaient compte que tout le monde était couché, ils se rapprochaient. Je demandais alors aux Abaseseros de se lever et de se mêler aux miliciens, car ainsi, ils ne pouvaient pas jeter des grenades ou tirer avec leur fusil sans prendre le risque de tuer les leurs.
Notre commandant, Birara, restait derrière pour surveiller les personnes qui avaient peur : il donnait des coups de bâton à ceux qui refusaient d’avancer. Il demandait également aux femmes et aux enfants d’apporter des pierres ou des bâtons. Notre commandant essayait de cacher les cadavres des Abaseseros, pour ne pas provoquer la crainte chez les autres au moment du combat. »
African Rights, Résistance au génocide. p. 20

La résistance des Tutsi de Bisesero suppose aussi l’organisation du travail collectif après les assauts (cuisine, ramassage de pierre, enterrement des corps, surveillance) ainsi que l’organisation de la gestion des vivres (gestion et consommation des vivres qui ont été apportés dans la fuite ; recherche de nourriture dans les champs avoisinants).

Pour toutes ces raisons (géographique, mémorielle, organisation de la résistance), Bisesero devient donc, dès le mois d’avril, un des principaux lieux de ralliement des familles tutsi menacées et un des seuls espoirs de survie pour ces dernières.

Un des principaux lieux de massacres : l’inscription dans la logique génocidaire

Avant d’être un lieu de résistance, Bisesero est un des principaux lieux de massacres des Tutsi rwandais puisqu’on estime que près de 50 000 à 60 000 personnes ont perdu la vie dans ces collines.

Dans la commune de Gishyita, les massacres et violences contre les Tutsi débutent dès le 7 avril après une réunion des responsables de cellules (l’entité administrative de base au Rwanda) et une distribution d’armes organisée par l’homme d’affaires Obed Ruzindana. Accusées d’être responsables de la mort du président Juvénal Habyarimana, les familles tutsi commencent à être menacées et certaines se réfugient sur les collines de Bisesero dès les premiers jours du génocide. Qui sont les agresseurs ? À l’origine, il s’agit de gendarmes, de miliciens locaux et de villageois des trois communes environnantes. Des cadres locaux fournissent des véhicules, des armes, des encouragements, des récompenses et la caution de ceux qui possèdent l’autorité. Ils attisent les peurs des Hutus et incitent les civils hutus à se protéger et à venger le président Habyarimana, tué dans l’attentat du 6 avril.

Ces cadres locaux sont bien connus puisque plusieurs d’entre-eux ont été condamnés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. L’homme d’affaires Obed Ruzindana, responsable préfectoral de la Coalition pour la défense de la République (CDR), un des principaux partis extrémistes rwandais, a été condamné à vingt-cinq ans d’emprisonnement. Eliezer Niyitegeka, journaliste, membre de la faction extrémiste Hutu Power du Mouvement démocratique républicain (MDR), ministre de l’information du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), a, quant à lui, été condamné en 2003 à l’emprisonnement à perpétuité. Fils d’un pasteur de l’Église adventiste du septième jour, Gérard Ntakirutimana a été identifié sur les collines par plusieurs rescapés et condamné à vingt-cinq ans d’emprisonnement.

Les bourgmestres de Gishyita et Gisovu, Charles Sikubwabo et Aloys Ndimbati tentent dès les premiers jours de désarmer les Tutsi en leur promettant que la puissance publique les protègera (ils ont jusqu’à ce jour échappé à la justice). Condamné à la réclusion à vie, Alfred Musema, directeur d’une usine de thé, met les véhicules de son entreprise à la disposition des miliciens et facilite ainsi leurs déplacements vers les lieux de massacre. À un niveau inférieur, des conseillers de secteur comme Mika Muhimana Muhirwa et Vincent Rutaganira jouent également un rôle d’encadrement (le premier a été condamné à perpétuité, le second à six années de prison).

Les élites politiques, administratives, économiques voire religieuses locales sont donc présentes pour encadrer et encourager le génocide. Les attaques s’effectuent aux cris de « Tubatsembatsembe » – « éliminez les tous » – et les assauts sont souvent précédés par les échos des chants des miliciens. Ces derniers mobilisent une grande diversité d’armes (armes à feu, grenades, machettes, massues cloutées) pour essayer de tendre vers la plus grande efficacité possible. Les assaillants sont cependant confrontés d’emblée à une forte résistance. Les survivants de Bisesero parviennent à repousser certains assauts, s’emparent parfois des armes de leurs agresseurs et tuent même certains d’entre eux. En dépit de la faim, du froid, des pluies diluviennes, des blessures non soignées, de l’épuisement – qui tuent aussi d’une autre manière – une résistance acharnée s’organise : elle remporte quelques victoires durant les premières semaines et suscite dès lors inquiétude et impatience au sein des autorités rwandaises.

Le bourgmestre de Gishyita demande ainsi de l’aide au préfet de Kibuye, Clément Kayishema, en lui expliquant que Bisesero a été prise par des Inyenzi (terme qui signifie « cafards » ou « cancrelats » et qui désigne initialement les réfugiés tutsi et les membres du FPR puis, par extension, tous les Tutsi du Rwanda). Le Préfet Clément Kayishema informe lui-même, à plusieurs reprises, ses supérieurs de la situation à Bisesero et demande, notamment le 2 juin, des renforts militaires au ministre de l’Intérieur. Les plus hautes autorités du pays se rendent à Kibuye pour encourager les populations civiles aux massacres : le Premier ministre du Gouvernement intérimaire rwandais, Jean Kambanda, est présent sur les lieux le 3 mai tandis que le président, Théodore Sindikubwabo, se rend à Kibuye le 16 mai.

La mobilisation des autorités aux niveaux national et préfectoral favorise l’arrivée de renforts dès les premières semaines de mai. Ces renforts sont composés de membres de la garde présidentielle, de militaires des Forces armées rwandaises, de miliciens d’autres régions. Les miliciens arrivent de Cyangugu (miliciens de Yusufu) et de Gisenyi principalement (mais aussi de Ruhengeri ou Gikongoro) et ils résident apparemment à l’hôtel Golf Eden Rock de Kibuye.

L’arrivée de ces renforts permet l’organisation de l’assaut du 13 mai 1994. En deux jours, plus de la moitié des résistants auraient été tués, sans doute de l’ordre de 25 000 à 30 000 personnes.

« Le massacre le plus meurtrier a eu lieu le 13 mai. Il a été vraiment énorme. C’est comme si toute la population des environs, de nombreuses communes, était venue nous tuer. Les gens étaient même venus de Cyangugu et de Gisenyi. Il y avait de nombreux bus et d’autres types de véhicules avec à leur bord des Interahamwe. Les voitures de la fabrique de thé de Gisovu étaient aussi là. Ils nous tirèrent dessus sans arrêt. Nous nous dispersâmes dans toutes les directions. De nombreuses personnes trouvèrent la mort. Il n’était plus possible pour nous de résister. »
Témoignage de Bernard Kayumba, Africain Rights, p. 44.

À la suite des journées des 13 et 14 mai, la résistance devient beaucoup plus difficile d’autant que les autorités et les milices poursuivent un travail de sape, de ratissage, pour débusquer les derniers rescapés. L’annonce de l’arrivée des Français, à la fin du mois de juin, aboutit même à une intensification de l’effort d’éradication des derniers survivants :

« J’ai l’honneur de vous informer que lors du Conseil des Ministres de ce Vendredi 17 juin 1994, le Gouvernement a décidé de demander au Commandant du Secteur Opérationnel de Gisenyi d’appuyer le Groupement de la Gendarmerie à Kibuye pour mener avec l’appui de la population, l’opération de ratissage dans le secteur Bisesero de la Commune Gishyita, qui est devenu un sanctuaire du FPR. Le gouvernement demande que cette opération soit définitivement terminée au plus tard le 20 juin. »

Lettre du ministre de l’Intérieur, Edouard Karemera, au lieutenant Anatole Nsengiyumva, commandant du secteur opérationnel de Gisenyi, 18 juin 1994, cité par A. Des Forges, p. 256-257.

Le nombre total de victimes est difficile à évaluer mais il se monte sans doute à plusieurs dizaines de milliers – on retient généralement la disparition de 50 000 à 60 000 personnes, hommes, femmes et enfants.

Un lieu symbolique des tensions mémorielles autour du rôle joué par la France

Le soir du 30 juin 1994 et les jours qui suivent, la France découvre les survivants de Bisesero. Sur des images tournées par des journalistes de France 2 ou par l’armée française, les commentaires des journalistes informent les Français du sauvetage d’un millier de personnes environ qui sont filmées, épuisées, blessées, hagardes et qui pour certaines d’entre elles témoignent. À l’occasion de cette opération de sauvetage, les militaires français s’emploient à fournir aux survivants, protection, assistance médicale, nourriture. La communication des militaires insiste sur l’importance du sauvetage de ces populations et sur le professionnalisme des soldats français replacés ici dans leur rôle de protecteurs et de sauveurs.

Cette opération de sauvetage ouvre pourtant une polémique durable en France et au Rwanda. Celle-ci résulte en partie du délai qui sépare le moment de la découverte de l’existence de survivants à Bisesero par l’armée française – les 26 et 27 juin – et la date de l’opération de sauvetage le 30 juin. L’enjeu n’est pas ici de décrire tous les aspects de cette polémique ou de revenir sur la chronologie fine de ces quatre jours – les chercheurs Jacques Morel, François Graner, Raphaël Doridant et dans un autre genre les rapports officiels français de 1998 et 2021 s’y sont employés – mais de rappeler quelques aspects permettant de comprendre la nature de la polémique et ses enjeux.

Rappelons d’abord que trois journalistes, français, britannique et américain, Vincent Hugeux, Sam Kiley et Scott Peterson découvrent, dès le 26 juin[1], l’existence de survivants et informent des militaires français, dont le capitaine de frégate Marin Gillier, de cette découverte. Vincent Hugeux témoignait de cette découverte en janvier 2011 et décrivait la manière dont étaient perçus les journalistes par les génocidaires et par les cadres de l’armée française :

« Pour mon deuxième reportage fin juin, je suis parti en solo avec Scott Peterson (AP), il y avait une commande de L’Express pour qu’on travaille ensemble. On retrouve sur place Sam Kiley du Times. On prend une voiture ensemble depuis Kigali. On pouvait circuler sans trop de problèmes. Un prêtre croate, le Père Vjeko, qui vivait là depuis plus de 20 ans, participait à la mission de Mgr Etchegaray ; on croise cette mission et le père me dit que si je veux voir ce qui se passe vraiment, je dois monter à Bisesero. (…)
À un barrage on nous laisse passer car un milicien croit reconnaître en moi un de ses instructeurs et je mets les passeports américain et anglais derrière mon passeport français ; on passe “au flan”. On pouvait circuler en revenant entier. Le fait d’être Français était un avantage car les FAR et les interhamwe sont à l’époque convaincus que les Français viennent à leur secours. Ils pensent au contraire que les Anglais et les Américains sont avec les « Khmers noirs », une vision assez largement partagée par une partie de l’armée française, y compris par les autorités à Paris. C’est le reflet d’une vision archaïque et mitterrandienne (…).
À Paris, j’apprends qu’il a fallu entre 48h et 3 jours pour que l’information percole ; j’ai aussi appris plus tard que le fait que je voyage avec un anglais (Sam Kiley qui travaille pour le Times de Londres), qui était suspecté de travailler pour les services d’espionnage britannique, a pu jouer dans le délai car les militaires français avaient une toute autre vision des événements (ils sont persuadés que le Rwanda est le lieu central de la lutte de Fachoda entre l’influence anglo-saxonne, le péril américain et la préservation des intérêts de l’hexagone). »
Témoignage recueilli à Paris dans les bureaux de L’Express en janvier 2011.

Malgré ces informations et les observations faites par les militaires français depuis Gishyita, le lendemain, le capitaine de frégate Marin Gillier rapporte des « combats » ainsi que des « raids de vengeance contre des civils tutsi » à son supérieur le colonel Rosier, chef du Commandement des opérations spéciales (COS) de Turquoise, commandant de secteur. Le même jour, le lieutenant-colonel, Jean-Rémi Duval, lui aussi accompagné de journalistes, dont le grand reporter du Figaro, Patrick de Saint-Exupéry, se rend à Bisesero à la suite d’une information reçue par les religieuses de Kibuye. Il y rencontre des survivants, dont Éric Nzabihimana, qui témoignent de leur situation et des massacres en cours. Il ne les secourt pas mais promet de revenir d’ici deux à trois jours. Le colonel Rosier parle alors à la presse « d’infiltrés du FPR ».

Les 28 et 29 juin, les informations sur la découverte des survivants se font plus précises et circulent désormais publiquement puisque RFI diffuse plusieurs sujets consacrés à Bisesero. L’ambiguïté persiste pourtant dans les analyses de situation de l’armée et dans les déclarations à la presse avec deux interprétations qui continuent de s’opposer, celle d’une infiltration menaçante du FPR et celle de la poursuite des massacres de civils tutsi. Si l’information des militaires en interne semble progressivement se clarifier aux différents niveaux de la chaîne de commandement, les déclarations à la presse de Jacques Rosier ou Marin Gillier restent très ambigües et continuent de donner du crédit à la première interprétation. Le 29 est aussi marqué par la visite de François Léotard, directement interpellé sur Bisesero par un journaliste du New York Times, tandis que des reportages sont publiés dans les éditions de Libération et du Figaro.

Aucun ordre de sauvetage n’est cependant donné, ni le 29, ni le 30. Comment expliquer dès lors qu’une opération de sauvetage soit tout de même mise en place le 30 ? À l’occasion d’une mission, deux officiers – l’adjudant-chef Thierry Prungnaud et le capitaine Olivier Dunant – quittent le détachement auquel ils appartenaient pour retourner à Bisesero. Ils retrouvent des survivants et avertissent leurs supérieurs, Marin Giller puis le colonel Rosier, désormais contraints de lancer l’opération de sauvetage.

Les soldats français mettent donc plusieurs jours à intervenir pour sauver les rescapés de Bisesero, qui sont alors confrontés à la poursuite des massacres. Comment l’expliquer ? Plusieurs explications sont souvent avancées par les spécialistes qui ont travaillé sur cette question. Les autorités françaises ont d’abord le souci de ne pas s’aliéner les autorités rwandaises, celles-là même qui ont organisé et encadré le génocide, mais qui restent les interlocuteurs de référence à Paris, voire des alliés effectifs. Elles constituent d’ailleurs les sources principales de certains cadres militaires sur le terrain, en premier lieu de Marin Gillier et du colonel Rosier, des autorités avec lesquelles certains militaires français semblent en phase idéologiquement.

Cette proximité s’explique notamment par le long compagnonnage de l’armée française avec les Forces armées rwandaises et par une lecture déconnectée du contexte rwandais, considéré comme le terrain d’une lutte entre anglophones et francophones. Sans doute est-il possible d’incriminer, avec le rapport officiel de la commission présidée par Vincent Duclert, la mauvaise qualité du renseignement français et les doutes que ce dernier fait peser sur certains informateurs[2]. Enfin, la crainte d’infiltrations du FPR et d’une confrontation directe avec celui-ci peut avoir joué un rôle dans l’extrême méfiance des militaires français.

Toutes ces explications trouvent leur pleine pertinence lorsqu’elles sont replacées dans le temps long de la présence française au Rwanda et qu’est prise en considération toute la chaîne du commandement militaire. Une partie des cadres de l’armée française présents à Kibuye durant ces premiers jours de l’opération Turquoise sont d’anciens de l’opération Noroit conduite d’octobre 1990 à décembre 1993. Ils ont formé, entrainé, encadré sur le front certains militaires rwandais des FAR[3].

Lorsqu’ils pénètrent de nouveau au Rwanda avec Turquoise et qu’ils se rendent dans la région de Kibuye, ils restent empreints des représentations qui dominent alors chez les autorités rwandaises qui commettent le génocide : le FPR est l’agresseur et les FAR se doivent de résister. Les massacres de civils ne suscitent manifestement chez eux que de l’indifférence, Alison des Forges soulignant même une certaine « indifférence française devant le génocide ». De ce fait, durant ces quelques jours, ils persistent à essayer de démontrer que Bisesero est un « maquis tutsi », « un sanctuaire du FPR » et que les combats sont liés à des « infiltrés du FPR ».

C’est le récit qu’ils souhaitent privilégier, non seulement parce qu’il s’agit du récit porté par les autorités rwandaises en place mais aussi parce que ce récit laisse ouverte l’option d’une confrontation directe avec le FPR. Cette ligne trouve des relais jusque dans l’état-major rapproché du président Mitterrand, puisque le Général Christian Quesnot tente, le 28 juin, de convaincre le président français de la nécessité d’« un engagement supplémentaire de nos forces » car Kibuye serait directement menacée par le FPR.

Jusqu’au 30 juin, ce récit maintient la possibilité d’une stratégie de confrontation directe, également envisagée entre le 28 et le 30 juin en forêt de Nyange, si l’on en croit le témoignage de Guillaume Ancel. À la suite de la découverte des survivants de Bisesero, alors qu’éclate toute la cruauté du génocide pour les militaires français présents sur le terrain, cette option n’est plus tenable, même si les forces françaises s’accrochent avec le FPR le 3 juillet et que les militaires français tentent une incursion jusqu’à Butare entre le 1er et le 3 juillet. L’option de la création d’une zone humanitaire sûre est finalement retenue à partir du 4 juillet.

Si le rapport de la commission Duclert se refuse à établir des responsabilités, qu’il s’agisse de celles des militaires de terrain ou de celles des décideurs parisiens, le texte décrit les failles du renseignement français et introduit quelques pistes permettant de comprendre les choix français à Bisesero : « le drame humain de Bisesero et l’échec profond qu’il constitue pour la France ne résultent pas seulement de responsabilités de terrain mais découlent en grande partie de la volonté de maintenir un équilibre entre les parties, de la crainte qu’ont les forces françaises de se trouver confrontées au FPR et à une réaction violente de sa part. » (p. 970).

Pour les associations partie civile (la LDH, la FIDH et Survie) dans l’instruction ouverte à la suite des plaintes déposées en 2005, les conclusions du rapport Duclert et les prises de position du président Emmanuel Macron à Kigali doivent permettre d’approfondir l’enquête sur les chaînes d’information et de commandement de l’armée et sur les responsabilités des conseillers et de l’état-major particulier du président François Mitterrand ; sont notamment espérées les auditions de certains témoins qui n’ont encore jamais été entendus par la justice sur le sujet. Alors que des réquisitions de non-lieu général avaient été formulées par le parquet de Paris en mai 2021 et que les parties civiles craignaient un « déni de justice », le juge en charge de l’instruction semble décidé à poursuivre l’instruction comme il l’a fait savoir aux parties le 3 juin dernier.

Les quelques faits historiques rappelés dans ce texte permettront, nous l’espérons, de mieux comprendre la portée du choix fait par la mairie de Paris en novembre 2021. Commémorer Aminadabu Birara, c’est d’abord souligner le courage et la détermination des civils tutsi qui tentèrent de sauver leur vie et qui ont choisi pour cela la voie du combat. Commémorer Aminadabu Birara c’est aussi rappeler les singularités de ce dernier génocide du XXe siècle, sa célérité, sa cruauté, le rôle décisif des autorités politiques, administratives, religieuses du pays. Commémorer Aminadabu Birara, c’est enfin mettre en valeur le rôle de la communauté internationale, particulièrement celui de la France, dans le sort réservé à la population tutsi, une communauté internationale qui, durant les 100 jours du génocide, a largement abandonné les Tutsi à leur sort, quand certains choix des autorités françaises faisaient le jeu des génocidaires.

mise à jour au 8 septembre : Le parquet de Paris a annoncé dans un communiqué, le 7 septembre dernier, que les juges d’instruction avaient rendu une ordonnance de non-lieu le 1er septembre dernier. Les parties civiles ont informé, le 8 septembre, par communiqué de presse, qu’elles faisaient appel de cette décision. FR


[1] Pour Jacques Morel, l’armée française aurait été informée de l’existence de massacres à Bisesero dès les 21 et 23 juin par la sœur Marie Julianne Farrington : Jacques Morel, « Le massacre de Bisesero en présence des Français (24 juin-30 juin 1994). Une enquête », Les Temps Modernes, n° 680-681, 2014/4-5, p. 112.

[2] Si l’on en croit le témoignage de Marin Gillier à la mission d’information parlementaire de 1998, Charles Sikubwabo semble plus crédible que le journaliste Sam Kiley, pris pour un agent de renseignement par les militaires français.

[3] Jacques Rosier a dirigé le DAMI de juin à novembre 1992. Son second, le lieutenant-colonel Marcel Gegou, a dirigé le secteur de Byumba au moment de l’opération Chimère en 1993.

François Robinet

Historien, Maître de conférence à l'Université de Versailles-Saint-Quentin

Notes

[1] Pour Jacques Morel, l’armée française aurait été informée de l’existence de massacres à Bisesero dès les 21 et 23 juin par la sœur Marie Julianne Farrington : Jacques Morel, « Le massacre de Bisesero en présence des Français (24 juin-30 juin 1994). Une enquête », Les Temps Modernes, n° 680-681, 2014/4-5, p. 112.

[2] Si l’on en croit le témoignage de Marin Gillier à la mission d’information parlementaire de 1998, Charles Sikubwabo semble plus crédible que le journaliste Sam Kiley, pris pour un agent de renseignement par les militaires français.

[3] Jacques Rosier a dirigé le DAMI de juin à novembre 1992. Son second, le lieutenant-colonel Marcel Gegou, a dirigé le secteur de Byumba au moment de l’opération Chimère en 1993.