L’école au défi de la post-vérité
Post-vérité : le mot est assurément nouveau, même si le phénomène qu’il décrit est au travail dans nos sociétés depuis quelque temps déjà. Il y a toujours un décalage temporel entre l’apparition d’un phénomène et le moment où on lui donne un nom. Car nommer, c’est déjà comprendre. La post-vérité, selon Myriam Revault d’Allonnes, porterait d’abord et avant tout atteinte aux vérités de fait, « les vérités scientifiques et rationnelles » seraient dans leur ensemble très largement acceptées. Les vérités de fait les mieux assurées ne seraient pas épargnées. Certains peuvent ainsi très sereinement nier que Pétain a été un complice actif de la déportation juive ou encore affirmer calmement que les chambres à gaz n’ont pas existé.
Les vérités de fait, qui sont des vérités attestées et vérifiées même si elles n’ont pas la robustesse des vérités physiques, sont rabaissées au rang de vulgaires opinions auxquelles nous serions « libres » de souscrire, selon nos humeurs ou nos options idéologiques. Mais à y regarder de plus près, même les théories scientifiques les mieux établies peuvent être écartées d’un revers de main. Darwin, le Big Bang ou la courbure de l’espace sont parfois tenues pour de simples affirmations. La science : une opinion parmi d’autres. Il faut donc nuancer le propos de Myriam Revault d’Allonnes qui resserre un peu rapidement le phénomène sur les seules vérités de fait.
Si le mensonge est au cœur de toutes les sociétés, et notamment des sociétés totalitaires toujours enclines à falsifier le réel, la post-vérité qui se répand en régime démocratique procède, elle, d’un brouillage des frontières entre le vrai et le faux. Elle atteste, phénomène nouveau, une indifférence au vrai. Si, dans l’ordre du mensonge la vérité garde une valeur normative, puisque mentir c’est précisément tout faire pour ne pas dire le vrai ; dans l’ordre de la post-vérité, le vrai perd cette valeur de partage.
Le relativisme (idée selon laquelle tout se vaut), présent de longue date dans nos sociétés, avait déjà préparé le terrain à l’avènement des faits alternatifs et autres fake news. Mais la post-vérité achève en quelque sorte le procès en oubliant définitivement la question de la vérité. Si la fable que l’imposteur raconte déçoit, il peut toujours en raconter une autre, plus extravagante. C’est bien de fabulation qu’il faut parler car il ne s’agit ni de dissimuler (cacher la vérité), ni d’altérer (modifier la nature) mais d’inventer en faisant croire que l’on pense.
La nature de la menace
La post-vérité affecte nos compétences épistémiques, car elle se plait à mimer l’art de raisonner. Elle cherche en effet à paraître rigoureuse alors même qu’elle s’affranchit de toutes les règles logiques qui garantissent la véracité d’une analyse. La post-vérité ne porte pas seulement atteinte à la possibilité de la communication honnête et intelligente, elle ruine aussi la possibilité de vivre ensemble en portant atteinte à l’existence d’une réalité commune. S’il n’y a plus de faits assurés, si l’objectivité s’est tout simplement dissipée, c’est la possibilité d’un monde commun qui se trouve compromise. La logorrhée des nouveaux sophistes, des « postruistes » pour reprendre le mot du philosophe Maurizio Ferraris, gomme le réel, effaçant ce à partir de quoi peut s’esquisser une forme de vie partagée.
Si l’école a pour tâche de transmettre un patrimoine symbolique et intellectuel, elle vise aussi à former le citoyen, celui qui va prendre part aux débats publics. Ces deux missions ne sont pas disjointes, car ce n’est que sur fond d’une culture commune que les controverses politiques sont possibles et utiles. La post-vérité menace donc l’école en son cœur. Le retour des intégrismes religieux avait donné, il y a quelques années déjà, le coup d’envoi de cette contestation. On se rappelle en 1986 de la fameuse affaire Mozert contre Hawkins (Mozert v. Hawkins County Public Schools).
Nous sommes aux États-Unis, dans le Tennessee. Des fondamentalistes chrétiens vont contester juridiquement la pertinence d’un manuel scolaire au motif que ce dernier contenait des passages contraires à leurs convictions religieuses et exposait leurs enfants à des valeurs et à des croyances en contradiction avec celles qu’ils souhaitaient leur transmettre. Cette affaire a révélé un changement de regard sur l’école. L’école : une institution qui enseigne des opinions, rien de plus, des opinions guère plus estimables que d’autres puisqu’elles peuvent être contraires à celles que l’on souhaite transmettre à ses enfants.
Premiers symptômes
Si l’on veut prendre la mesure de la défiance qui touche l’école, il faut examiner, de manière attentive, les motivations de ceux que l’on appelle les homeschoolers. Le homeschooling (école à la maison) est un mouvement né à la fin des années 1980 aux Etats-Unis. Il connaît aujourd’hui un succès grandissant. Une enquête publiée en 2001 outre-atlantique montrait que près de 50 % de ceux qui refusent l’école publique le font pour des raisons religieuses (33 %) ou pour des désaccords sur le contenu des programmes scolaires (14,4 %). Sans doute, les homeschoolers français ne sont pas les homeschoolers américains et les motivations peuvent sensiblement variées, mais il n’en reste pas moins que ce mouvement témoigne d’une défiance à l’endroit de l’école.
Si la post-vérité ne touche pas, comme nous l’avons déjà expliqué, les seules vérités de fait, il n’en reste pas moins que celles-ci restent des cibles privilégiées. Il est alors facile d’imaginer quelles peuvent être les disciplines les plus exposées au venin de la post-vérité. Nous pensons bien évidemment en ce qui concerne l’enseignement supérieur aux sciences humaines et sociales et, pour l’enseignement primaire et secondaire, à l’histoire. La dernière campagne présidentielle a montré comment on pouvait fabriquer une histoire de toutes pièces à de fins idéologiques. Si la vérité de l’historien n’est pas celle du physicien, elle n’en est pas moins vérité car l’histoire, comme toute discipline, obéit à une épistémologie.
Comment répondre
La première réponse regarde les programmes scolaires. Il est vrai que le souci d’une école juste a été le souci dominant de ces dernières décennies. Depuis le début des années 1980, rares sont les ministres qui n’ont pas annoncé leur attachement à une école plus juste. Bien sûr, ce chantier a son importance mais il nous a peut-être fait oublier que la réflexion sur la bonne école – portant sur les fins et les contenus d’enseignement – précède toujours, qu’on le veuille ou non, la réflexion sur l’école juste. On ne se demande jamais si telle école privée de musique ancienne ou si telle école privée de danse moderne est une école juste, on s’inquiète seulement de savoir, avant d’y inscrire son fils ou sa fille, si elle est une bonne école.
C’est parce que l’école publique s’adresse à toutes et à tous qu’elle doit répondre au réquisit de justice. Mais avant d’être une école qui garantit une réelle égalité des chances, une école doit être une bonne école, c’est-à-dire une école qui enseigne ce qui mérite d’être enseigné pour émanciper les hommes. Il faut rendre public les programmes scolaires, il faut surtout faire savoir comment ces derniers sont élaborés. Et le moins que l’on puisse dire est que le Conseil supérieur des programmes, instance à qui incombe cette mission, est loin d’avoir offert toutes les garanties de transparence et de compétence que l’on est en droit d’attendre d’une telle institution. Les polémiques n’ont pas manqué comme le montrent les démissions répétées, depuis 2014, de ses différents présidents.
La post-vérité nous invite aussi à revisiter l’art d’enseigner, pas d’enseignement sans un apport sur les règles et protocoles épistémiques qui prévalent dans la discipline que l’on enseigne. Il faut aussi être sensible à la manière dont les élèves reçoivent cet enseignement. Depuis plusieurs décennies déjà, bien avant la publication du rapport de la commission Bronner[1], des psychologues cognitivistes américains de renom (R. Ammirati, M. Bond, B. A. Mellers…) ont fait pression pour que les écoles adoptent des programmes de « pensée critique ». Apprendre aux élèves à examiner un même problème de différents points de vue, à étayer leurs affirmations par des preuves et à repérer les biais cognitifs toujours possibles (biais de confirmation, d’intentionnalité, de cadrage, effet de halo, avarice intellectuelle…). Il faut apprendre aux élèves à être attentifs aux processus mentaux qu’ils mettent en œuvre quand ils apprennent. Pas d’esprit critique sans travail métacognitif.
L’art de raisonner n’est pas seulement « un combat contre l’ensorcellement de notre entendement par les ressources de notre langage » (Wittgenstein), il est aussi une lutte contre l’illusion que l’on pourrait se passer de règles, de principes et, pour tout dire, de méthodes. L’école doit promouvoir une véritable culture de la connaissance et de la vérité, car c’est bien parce que l’on accorde de la valeur à la connaissance et à la vérité que l’on exige des programmes dignes de ce nom et un art d’enseigner qui sache administrer preuves et justifications. Et de manière réciproque, c’est bien parce que les savoirs ne sont pas de vulgaires blablas, et que l’art d’enseigner n’est pas une simple technique de communication, que l’on donne du crédit aux savoirs et à la connaissance. La post-vérité n’est pas seulement un défi, elle est aussi pour l’institution scolaire un test qui permet d’en révéler le sens originel et original.