L’industrie du développement : conflits d’intérêt, (auto)censure et belles histoires édifiantes
Aborder la question des conflits d’intérêt dans les rapports Nord-Sud fait immédiatement penser à l’industrie pharmaceutique ou aux compagnies d’extraction minière en Afrique. Les conflits d’intérêt sont très généralement associés aux liens que des experts, censés évaluer de façon indépendante un objet (une politique publique, un programme, une intervention, une recherche ou un produit), auraient avec des firmes privées à but lucratif impliquées dans ce dossier.
Mais l’industrie du développement, ou plus exactement l’ingénierie sociale du développement, financée largement par des fonds publics ou par des fondations, est, elle aussi, soumise à d’innombrables conflits d’intérêt si on en adopte une définition élargie : il y a conflit d’intérêt quand la prise de position publique d’un acteur impliqué à quelque niveau que ce soit dans l’ingénierie sociale du développement est contrainte par des intérêts qui font pression sur lui/elle afin, soit qu’il exprime des propos en contradiction avec ses perceptions, ses connaissances ou les données empiriques, soit qu’il n’émette pas les critiques qu’il serait disposé à exprimer, soit qu’il ne prête délibérément pas attention aux difficultés et aux problèmes que rencontre toute intervention. On pourrait aussi parler de censure (de la part des institutions de développement) et d’auto-censure (en ce qui concerne les consultants qui travaillent pour elles).[1]
En effet, le monde professionnel du développement est une arène où la parole de tous est fortement contrainte par les intérêts qu’ont tous les acteurs concernés à taire, en public, leurs réticences, leurs divergences, leurs réserves, leurs critiques. C’est un monde où généralement dominent l’autocongratulation, l’auto-régulation, le discours laudateur, les belles histoires édifiantes, la promotion des interventions et la langue de bois.
Les acteurs concernés sont nombreux et variés. Ils relèvent d’institutions ou de milieux sociaux très disparates. Ils sont soumis à des contraintes très différentes et se situent à des niveaux de pouvoir très variables. Les pressions qui les dissuadent de soulever des problèmes ou d’exprimer des critiques ne sont donc pas toutes de même nature. Néanmoins une même logique est partout à l’œuvre : pour que l’aide au développement et l’aide humanitaire se poursuivent, pour que l’ingénierie sociale du développement perdure, pour que les projets et programmes soient reconduits ou se succèdent les uns aux autres, il faut nécessairement témoigner de leurs bienfaits et communiquer sur leurs succès plutôt que relever leurs points faibles et attirer l’attention sur leurs défaillances.
Autrement dit, les intérêts que nous allons évoquer ne sont pas seulement d’ordre individuel, bien qu’ils le soient parfois (par exemple poursuivre sa carrière, obtenir un avancement, décrocher une nouvelle consultation, bénéficier d’une aide, etc.), ils sont aussi d’ordre institutionnel (par exemple préserver l’image d’une agence de développement, obtenir un financement pour une ONG, communiquer sur les réussites d’une administration, montrer aux donateurs que leur argent est bien utilisé, etc.).
Pour analyser cette réticence aux critiques, typique selon nous du monde du développement, nous prendrons en compte trois niveaux différents. Nous considèrerons tout d’abord les situations d’évaluation des interventions, qui posent des problèmes spécifiques, dans la mesure où les conflits d’intérêts aboutissent à ce que les évaluateurs minimisent ou passent sous silence dans leurs rapports les difficultés et problèmes survenus lors de la mise en œuvre des programmes (auto-censure, assortie parfois de censure).
Nous nous intéresserons ensuite aux acteurs ayant un rôle opérationnel dans les processus de mise en œuvre des interventions : les agents des ONG, d’une part, les fonctionnaires des États du Sud, d’autre part. Les uns et les autres, confrontés aux écarts quotidiens entre l’intervention « sur le papier » et l’intervention « sur le terrain », font le plus souvent comme si ces écarts n’existaient pas et se focalisent sur la seule atteinte des objectifs attendus en ignorant les effets inattendus. Nous terminerons par une analyse des raisons pour lesquelles les populations ciblées par les programmes n’expriment pas non plus leurs désaccords et leurs frustrations.
En conclusion, nous engagerons une réflexion sur quelques options possibles pour ouvrir le monde du développement à des diagnostics sans complaisance qu’il devrait percevoir comme des atouts plutôt que comme des handicaps. Accepter les critiques et en tenir compte nous semble en effet être un point de passage obligé si l’on veut améliorer la qualité des services proposés aux populations, promouvoir des dispositifs d’intervention mieux adaptés aux contextes locaux et sortir du déferlement ininterrompu de « modèles voyageurs » standardisés.
Comment contourner l’omerta, les discours contraints, et les propos convenus ? Comment accéder à une réalité qui est bien différente des belles histoires officielles, et comment faire entendre cette réalité aux responsables des institutions du Nord et du Sud concernées et à leurs bailleurs de fonds ? Notre propos n’est pas en effet de condamner les institutions de développement ou les administrations africaines, mais au contraire de leur permettre de mettre en œuvre des actions mieux adaptées aux contextes locaux par une prise en compte des biais et dérives que leurs interventions rencontrent sur le terrain[2].
Il ne s’agit pas ici de mettre en cause des personnes ou des institutions en particulier, mais de mettre en évidence des pratiques peu évoquées mais néanmoins généralisées. Les nombreux cas, issus d’enquêtes menées depuis plus de 20 ans en Afrique, à partir desquels nous avons pu construire notre argumentation ne sont pas marginaux mais typiques de situations fréquentes. Bien évidemment, il existe aussi des exceptions, et nous avons rencontré ici ou là des organisations ou des personnes ouverts aux critiques ou hermétiques à la censure.
Les évaluateurs
Dans le domaine du développement, on utilise souvent la dichotomie entre évaluation interne et évaluation externe. En interne, le suivi et l’évaluation des interventions par des personnes salariées de l’organisation sont des pratiques courantes, pour effectuer un monitoring des activités, tirer des leçons (capitalisation) et rendre des comptes aux bailleurs de fonds sur l’efficacité de ces interventions. Les liens d’intérêt sont évidents et au grand jour, puisque l’évaluation est effectuée par des salariés de l’organisation évaluée. Néanmoins, cela n’est pas, en soit, une pratique néfaste et elle est parfois recommandée par les approches de recherche-action, d’évaluation participative ou d’évaluation développementale.
Quant aux évaluations externes, qui sont, quant à elles, censées être indépendantes et donc plus « objectives », elles sont très généralement menées par des consultants (à titre individuel, ou pour le compte de bureaux d’études), qui sont en permanence à la recherche de contrats. Ils ont intérêt à ménager leurs commanditaires, surtout quand il s’agit d’une agence de développement importante. La pression implicite de ne plus recourir aux services de consultants qui seraient trop critiques plane sur leurs épaules.
Les liens d’intérêt sont en l’occurrence implicites, mais bien évidemment connus de tous et peuvent très rapidement se transformer en conflit d’intérêt. La relation privilégiée, dans la durée, d’un consultant avec un même bailleur de fonds ou un même opérateur de développement, auquel il devient de fait redevable, n’est quasiment jamais déclarée. Tout le monde fait comme si ce n’était pas un problème, comme si cette connivence ne pouvait pas biaiser les résultats. Pourtant, l’évaluation externe indépendante n’est alors plus vraiment externe, et encore moins indépendante.
Au-delà des relations de connivence qui peuvent exister entre certains consultants et certains bailleurs de fonds, le cadre structurel même de la consultation porte peu à un examen approfondi et donc ayant un volet critique. Les consultants disposent de très peu de temps pour réaliser leurs évaluations, et ils doivent composer avec un budget très serré. Cela ne leur permet pas de rester longtemps sur le terrain et de mener des enquêtes rigoureuses et en profondeur. Ils travaillent au pas de course sur la base de « termes de référence » et de cahiers des charges imposés par les commanditaires, qui leur dictent ainsi ce qui doit être étudié (ou pas) et comment. Ils doivent suivre nécessairement ces instructions, au risque de ne pas être payés.
Enfin, la censure des passages qui déplaisent dans des rapports de consultants est largement pratiquée par les commanditaires des évaluations. La pratique de la « restitution » des évaluations aux responsables de l’intervention, qui est en soi positive, devient aussi bien souvent une occasion pour mettre en cause les résultats gênants ou les formulations critiques, avec parfois la menace explicite d’un refus de « validation » du rapport (ce qui implique une absence de paiement). Ces formes de censure sont quasi systématiquement acceptées par les consultants, qui eux-mêmes en viennent souvent à les anticiper et à pratiquer l’auto-censure.
Parfois même, des formes de corruption directe peuvent intervenir. Dans certains pays, et avec certaines institutions, les rétro-commissions que les consultants donnent à celui qui leur commande une étude sont la norme (10 à 20% du contrat). Qui ne joue pas le jeu est exclu du marché. De telles pratiques nous ont été souvent rapportées, y compris dans certaines organisations des Nations Unies. Elles ne sont évidemment pas l’apanage des consultants et bureaux d’études africains, certaines entreprises de consultations européennes ou nord-américaines sont bien connues pour y participer. Une autre pratique fréquente concerne le fait de confier des études très rémunératrices à des protégés ou à des amis politiques, débouchant sur des enquêtes expéditives et des rapports bâclés, qui ne sont, la plupart du temps, jamais diffusés ou accessibles.
Il faut enfin mentionner le cas des chercheurs qui font de la consultation. Les chercheurs ont statutairement et financièrement une indépendance que n’ont pas les consultants. Mais dans certaines disciplines (santé publique, économie, par exemple) nombre d’entre eux ont des activités de consultance régulière. Et en Afrique, quelles que soient les disciplines, la consultance est très largement pratiquée par les universitaires, ce qui d’ailleurs freine, en brouillant les frontières, le développement d’une recherche indépendante de qualité. Les chercheurs des pays du Sud, dépourvus des moyens dont bénéficient leurs collègues du Nord, sont souvent plus vulnérables aux pressions des commanditaires.
Certes, il existe des cas où, pour mener des études sur leurs programmes, les institutions de développement s’adressent à des laboratoires de recherche et non à des chercheurs/consultants. Mais les habitudes prises avec les bureaux d’études ne sont pas nécessairement abandonnées pour autant, et on constate que les commanditaires entendent le plus souvent garder un contrôle direct sur les résultats, en particulier en ce qui concerne leur publication, soumise à des conditions drastiques, alors même que la recherche est payée, comme l’intervention, sur des fonds publics.
Autrement dit, les chercheurs enquêtant sur des interventions en ingénierie sociale sur la base de financements accordés par des institutions de développement sont soumis par celles-ci aux mêmes règles assujettissantes que les consultants, au mépris de la spécificité de la recherche. Ils sont donc souvent l’objet, comme les consultants, de tentatives de censure si leurs résultats déplaisent.
Les ONG
Les ONG n’ont en général pas de fonds propres et dépendent des financements des bailleurs de fonds, qui leur imposent diverses contraintes et peuvent à tout moment mettre fin à leur collaboration. Les ONG, du Nord comme du Sud, sont donc vulnérables, car elles dépendent du bon vouloir des institutions de développement, qui leur sous-traitent la mise en œuvre de programmes interventionnels. Il leur faut donc absolument avoir de « bons résultats » pour pouvoir bénéficier de nouveaux contrats.
Il n’est évidemment pas facile de parler des ONG en termes généraux tant leurs profils et leurs modes de fonctionnement sont variés, allant de véritables organisations de la société civile mues par un désir de changement social et portées par des acteurs engagés socialement jusqu’à des coquilles vides prenant le nom d’ONG pour capter des ressources et bénéficier de préférences fiscales, en passant par de puissantes ONG de type multinational intervenant dans de nombreux pays. Parfois même, une ONG n’est qu’une façade pour un bureau d’études de fait, réalisant des consultations et des évaluations.
À l’évidence, les ONG ont beaucoup à perdre si leurs dysfonctionnements ou ceux des programmes qu’elles pilotent sont révélés publiquement. Ainsi, le « cartel du succès », fondé sur l’autocélébration des programmes n’est évidemment pas limité aux seuls bailleurs de fonds mais s’étend bien sûr aussi aux ONG.
Les ONG du Nord intervenant au Sud sont de moins en moins appuyées par un mouvement social et se transforment de plus en plus en opérateurs financés par l’aide publique au développement, qui alimente leurs budgets et finance leurs salaires. Les ONG du Sud sont de plus en plus créées pour capter, elles aussi, la « rente du développement », dont elles considèrent d’ailleurs le plus souvent qu’elles n’ont que des miettes par rapport aux ONG du Nord, ce qui alimente une frustration assez généralisée en leur sein. Une ONG du Sud à qui une ONG du Nord a sous-traité le travail de terrain doit montrer qu’elle est efficace et qu’elle réalise les objectifs attendus, en passant sous silence les goulots d’étranglements, les imperfections, les manques. L’ONG du Nord, qui a bénéficié d’un financement d’une agence de développement, doit montrer à son bailleur de fonds que le programme qu’elle met en œuvre est une réussite, sans mentionner les incertitudes, les approximations, les échecs.
Quant aux agents de terrain des ONG du Sud, qui souvent connaissent les « contournements » dont usent les populations face aux programmes qui leur sont destinés, et qui constatent tous les jours à quel point les interventions sont transformées et mises à mal par l’« épreuve des contextes » à laquelle elles sont soumises, ils n’en font quasiment jamais état auprès de leur hiérarchie. Ce type de connaissances ne leur semble pas pertinent dans leur rapport avec leur employeur. Tout se passe comme si, dans le cadre professionnel de l’ONG, seul un discours lisse et positif était convenable, et qu’il fallait détourner le regard des aspects de la réalité non conformes au langage officiel de l’ONG.
Les services publics
Pour la majeure partie des Ministères de la plupart des pays africains, les fonds venant de l’aide au développement sont une manne précieuse, recherchée, nécessaire au fonctionnement des services, mais qui procure aussi de nombreux avantages personnels (formels ou informels) aux agents. Tout doit donc être mis en œuvre pour en bénéficier, mais aussi pour montrer qu’ils sont bien utilisés et produisent les résultats attendus, quelle que soit la réalité, afin que les programmes apparaissent comme des succès qui justifient de nouveaux programmes.
Les services publics, tant au niveau des Ministères dans la capitale qu’au niveau des directions décentralisées à l’intérieur du pays, vivent dans une pénurie profonde et constante. Les fonctionnaires n’ont pas les moyens d’exercer normalement leurs missions. Pénurie d’infrastructure et de matériels, pénurie de moyens de fonctionnement et de déplacements, faibles salaires. Cette situation contraste avec le luxe des « projets » financés par les bailleurs de fonds avec leur lot de véhicules 4×4, bureaux climatisés et salaires importants.
Les meilleurs cadres de la fonction publique ont d’ailleurs quitté celle-ci pour travailler dans les institutions de développement (y compris les Nations Unies), laissant leurs collègues des Ministères, qu’ils vont par la suite conseiller, dans le dénuement et l’amertume. L’importante corruption présente dans de nombreux pays y a une de ses sources[3]. Quand arrivent les ressources de l’aide, non seulement le service de l’État qui en bénéficie dispose enfin de quelques moyens, mais aussi chacun veut avoir « sa part » : indemnités, primes, accès à des véhicules, bons d’essence ou per-diems, sur le plan formel; commissions occultes sur les marchés, fausses missions, détournements sur le plan informel[4]. Il en découle des conflits d’intérêt majeurs à deux niveaux.
D’une part, on constate en amont une approbation quasi systématique de tous les programmes proposés par les bailleurs de fonds, quelle que soit leur pertinence réelle, et même quand ils semblent irréalistes ou voués à l’échec. « À cheval donné on ne regarde pas les dents » : ce proverbe souvent cité par des cadres nigériens a servi de titre pour une étude menée sur leurs perceptions de l’aide[5].
Tout est fait pour masquer les problèmes, les difficultés et les échecs. Il faut montrer qu’on est « bon élève ». L’objectif est de pouvoir obtenir un renouvellement du programme, ou une nouvelle aide, et bénéficier d’une opinion favorable chez les bailleurs de fonds. Les chiffres produits montrent donc systématiquement que les populations bénéficiaires sont satisfaites (même lorsque le mécontentement domine sur le terrain) et que les activités prévues ont été réalisées (alors que souvent les activités ont été effectuées de façon extrêmement sommaire, ou fort éloignée de ce qui était programmé, ou même sont fictives).
Il faut atteindre les indicateurs quantitatifs prévus, respecter les taux d’exécution ou de décaissement. Aux bailleurs de fond venant faire une très brève tournée dans le pays, on offre à voir des mises en scènes et des vitrines, des « villages Potemkine », très éloignés de la réalité quotidienne des services et des projets. Il faut en permanence faire plaisir aux bailleurs, leur montrer que leur argent est bien dépensé, que leurs programmes sont efficaces, fournir les bonnes statistiques, faire bonne figure, raconter de belles histoires. La langue de bois du développement se combine ici avec la langue de bois de la politique et de l’administration.
On comprend alors à quel point les réserves, les objections, les critiques sont mal venues, quand bien même elles sont fondées. Tout ce qui menace ce narratif élogieux, ces histoires édifiantes, doit être tu. Et quand des chercheurs font des diagnostics réalistes, sans les complaisances et les auto-censures habituelles, ils sont perçus par les Ministères comme des menaces, les vérités qu’ils mettent à jour sont considérées comme des attaques ou des médisances, on leur reproche d’agir contre les intérêts du pays car les problèmes qu’ils révèlent vont faire fuir les bailleurs de fonds.
Les populations bénéficiaires
Le comportement de « bon élève » est aussi répandu très largement au sein des populations bénéficiaires. La « rente de l’aide » arrive en effet dans tous les villages, le mot « projet » est passé dans toutes les langues locales et nationales. Tenter d’amener les bailleurs de fonds à s’intéresser à un village, un canton, une région est désormais une stratégie courante des élites locales, à laquelle contribuent de nombreux « courtiers en développement »[6].
Pour obtenir et reconduire des financements, il est indispensable de donner une bonne image de la communauté, du village, du quartier, de la commune, et de faire bonne figure. Les bénéficiaires potentiels doivent donc camoufler les conflits, les rivalités, les accusations, les suspicions, les nuisances, les délinquances ou les incivilités qui rythment, en Afrique comme partout ailleurs, la vie quotidienne des campagnes et des quartiers urbains. Il faut produire un narratif positif, parfois idyllique, à destination des partenaires étrangers. Et ce narratif se transfère en permanence, parfois insidieusement, parfois cyniquement, parfois naïvement, dans les données de nombreuses études et recherches : « bonnes réponses » fournies aux enquêteurs passant des questionnaires au pas de course, consensus iréniques exprimés dans des groupes de discussion réunis dans la cour d’un chef de village par un évaluateur pressé, belles histoires racontées à de jeunes anthropologues fascinés…
On ne s’étonnera pas vraiment de ce que les récipiendaires d’une aide remercient abondamment les donateurs en chantant les bénéfices qu’ils en ont retiré, tout en taisant leurs réserves et leurs critiques. Mais, en outre, on constate que même ceux qui en ont été exclus, à tort selon eux, n’osent pas émettre publiquement leur frustration et contredire les discours laudateurs, soit parce qu’ils espèrent être bénéficiaires à leur tour prochainement, soit pour ne pas être accusées par les bénéficiaires de risquer d’indisposer le bailleur de fonds.
Beaucoup de sondages, de statistiques, d’évaluations, de rapports et même de publications incorporent des biais importants venant des propos tenus par les communautés ou les élites locales, qui tendent à fournir une image « arrangée » de la réalité, et à proférer des opinions ou tenir des propos destinés à plaire aux institutions de développement.
Pistes pour une culture du diagnostic rigoureux
Évidemment, toutes les organisations ne succombent pas systématiquement aux conflits d’intérêt. Il y a des acteurs du développement, au Nord comme au Sud, qui acceptent les critiques et la mise en évidence des difficultés et des défis, conscients que c’est la seule voie pour améliorer et réformer les interventions. Certaines recherches interventionnelles s’effectuent en toute transparence, sans censure ou auto-censure. Néanmoins, notre expérience montre qu’il s’agit d’exceptions, qui dépendent de personnes, et ne sont à peu près jamais institutionnalisées sous forme d’une « politique de vérité » délibérée et explicite.
Nous n’avons pas de solution magique, mais nous prenons néanmoins le risque de sortir de la zone de confort du chercheur (le diagnostic) pour proposer quelques pistes en vue de sortir de cette propension généralisée à faire l’autruche par rapport aux difficultés et aux effets inattendus (pourtant inévitables) des interventions du monde du développement.
Un premier niveau relève du plaidoyer, de la formation et de l’argumentation. Il s’agit de convaincre l’ensemble des acteurs de la « configuration développementiste » de la nécessité de regarder en face les réalités du terrain, d’accepter la mise en évidence des écarts entre un projet sur le papier et un projet dans les contextes où il est mis en œuvre « pour de vrai »[7], d’écouter les critiques empiriquement fondées. La capacité des projets à prendre en compte les stratégies des parties prenantes sur le terrain est plus importantes pour le succès d’une intervention que le suivi mécanique d’une feuille de route ou le respect formel d’indicateurs planifiés dans des bureaux à Washington, Genève ou Dakar.
La lucidité, l’agilité et la réactivité sont des conditions indispensables pour toute amélioration des interventions en ingénierie sociale, que malheureusement la bureaucratisation croissante de l’aide ne favorise pas. Il faut tenter de contrecarrer tant l’autocongratulation systématique qui domine chez les professionnels du développement que leurs obsessions planificatrices et procédurales. L’exigence d’atteindre les effets attendus (les résultats se doivent d’être positifs), avec sa fascination pour des indicateurs quantitatifs, doit être fortement pondérée, chez les bailleurs de fonds comme chez les opérateurs de développement et les agents des services publics, par une attention portée aux effets inattendus (et parfois pervers) des interventions, dont la mise en évidence implique des méthodes de recherche qualitatives[8]. Une culture du diagnostic rigoureux (y compris et surtout quand il est dérangeant) devrait peu à peu se substituer à l’actuelle culture de la célébration immodérée des succès (ou supposés succès).
Un second niveau porte sur les dispositifs qui peuvent contribuer à une ouverture aux critiques et à un évitement des conflits d’intérêt. Pour qu’une intervention soit confrontée à des diagnostics réellement indépendants pendant sa phase d’élaboration et de mise en œuvre, afin de pouvoir corriger ses insuffisances et mieux s’adapter aux réalités locales, il faut développer de plus en plus de recherches interventionnelles réellement indépendantes de ceux qui financent et mettent en œuvre les interventions.
On peut suggérer des pistes plus concrètes.
La propriété intellectuelle des recherches interventionnelles et des évaluations devrait rester entre les mains des chercheurs et des consultants, dans le respect des normes éthiques de leurs professions, pour assurer une plus grande transparence de la diffusion des résultats.
Toutes les organisations du monde du développement, et pas uniquement celles du monde académique, devraient disposer de chartes spécifiant ce qu’est un lien d’intérêt, comment le déclarer et en tenir compte, et comment assurer l’indépendance des travaux de recherche interventionnelle.
Les pays et les agences internationales pourvoyeurs d’aide publique au développement pourraient contribuer de manière systématique (5% du budget des programmes ?) à un fonds de recherche interventionnelle qui financerait les diagnostics des interventions sur la base d’appels à propositions soumis à une sélection par des comités internationaux d’experts (choisis sur la base de leur compétence).
Enfin, outre les études menées en cours d’intervention (afin de permettre à celle-ci de s’adapter aux réactions des acteurs locaux plutôt que d’obliger ceux-ci à s’adapter à l’intervention), il conviendrait de développer des études ex post, menées plusieurs années après la fin de l’intervention, afin d’analyser la réalité ou non des fameuses « appropriation » et « pérennisation » qui sont les objectifs officiels de tout programme impulsé et financé de l’extérieur. On sait en effet que, dans un contexte de dépendance à l’aide, bien souvent les activités périclitent disparaissent une fois que le programme d’une institution prend fin.
Nos propositions ont pour but principal de susciter un débat, qui fait actuellement défaut, sur le rôle que devraient tenir des analyses indépendantes, empiriquement exigeantes et sans complaisance portant sur les interventions des institutions de développement. Les conflits d’intérêt, les (auto) censures, et les belles histoires édifiantes, qui sont devenus des traits systémiques de l’industrie du développement, ont pour conséquence essentielle de masquer à tous les niveaux les limites, les difficultés, les contournements, les erreurs, les insatisfactions, les malentendus qui sont pourtant le lot quotidien de tout programme de développement dès lors qu’il est soumis à l’épreuve de la réalité. Cette cécité est une cause majeure des échecs à répétition que connait le monde du développement.