Singulier journalisme japonais
Le journalisme au Japon serait-il devenu un sujet « pop » ? Deux séries télé mises en ligne récemment sur des plateformes de distribution vidéo renommées se sont en tout cas emparées de cet univers professionnel, jusque-là largement méconnu en France. La première, produite par Netflix et sortie en janvier 2022, s’intitule sobrement The Journalist (ou Shinbun Kisha, pour le titre original). Réalisée au Japon, cette série suit les investigations de Matsuda Anna, une reporter (jouée par Yonekura Ryoko) travaillant pour un journal tokyoïte qui cherche à élucider une affaire de trafic d’influence mêlant monde politique et haute fonction publique.
Les événements qui y sont dépeints sont ouvertement inspirés de l’Affaire Moritomo Gakuen remontant à 2018 et impliquant la femme d’Abe Shinzō, le Premier ministre de l’époque. Au moment de sa sortie, cette série a bénéficié d’une certaine couverture médiatique en France, à la suite de la publication d’articles publiés dans Le Monde et Libération, entre autres.
La seconde série est une adaptation de Tokyo Vice, un livre autobiographique écrit par le journaliste américain Jake Adelstein, connu notamment pour avoir été le premier Américain embauché en tant que reporter au sein du Yomiuri Shinbun, l’un des principaux quotidiens du pays. Produite et distribuée par HBO, la série se situe dans le Tokyo de la fin des années 1990. Elle raconte les aventures du jeune journaliste américain (joué pour l’occasion par Ansel Elgort) qui commence sa carrière dans le journal (dont le nom a été changé) et y découvre une culture du travail nouvelle pour lui. Passionné par le monde des Yakuzas, on le suit dans ses enquêtes sur la pègre japonaise, qu’il mène avec le soutien intéressé de membres de la police judiciaire.
Si le monde de la presse nipponne est mis à l’honneur par ces deux séries, précisons tout de suite qu’il n’en constitue pas véritablement le sujet principal. La série The Journalist entre en réalité assez peu dans le détail du travail et met davantage l’accent sur l’opposition entre le pouvoir médiatique et le pouvoir politique, malheureusement de façon un peu trop caricaturale. La série Tokyo Vice, comme son nom le suggère, a pour objet principal l’univers de la pègre japonaise, le monde sulfureux des clubs et des bas-fonds de la ville, en n’épargnant pas les spectateurs d’une couche parfois assez embarrassante d’exotisme et de clichés (sans oublier l’impression étrange que la série a été sponsorisée par l’industrie du tabac, tant les cigarettes consumées sont nombreuses).
Concernant l’univers professionnel des journalistes en revanche, cette série a pour intérêt de montrer beaucoup plus en détail l’intérieur des rédactions, la formation professionnelle, les pratiques singulières d’entretien des relations entre les journalistes japonais et leurs sources, ou encore les difficultés rencontrées par les femmes dans un milieu encore très masculin. En parcourant quelques-uns des éléments décrits dans cette deuxième série (mais sans en dévoiler les intrigues, évidemment), nous ferons le lien avec les résultats d’une enquête sociologique menée sur le même objet, mais à une période beaucoup plus récente[1].
La logique organisationnelle des carrières dans la presse
Contrairement à des pays comme la France ou les États-Unis où la place des écoles de journalisme dans la socialisation professionnelle est devenue de plus en plus centrale depuis les années 1990[2], l’entrée dans le monde journalistique japonais continue de se faire encore aujourd’hui sur la base d’un premier rattachement salarial à une entreprise. La première étape d’une carrière est le passage du concours d’entrée des entreprises à partir d’une épreuve écrite et d’une série d’entretiens, tel que les spectateurs de Tokyo Vice peuvent le découvrir dès le premier épisode.
En absence d’école professionnelle, le recrutement dans la presse écrite comme à la télévision se fait parmi les rangs des futurs diplômés de l’université, sans connexion avec le type d’études effectuées pendant la licence (4 ans au Japon). L’accès aux médias dominant est largement réservé aux diplômés des universités publiques et privées les plus prestigieuses. Les médias plus périphériques, notamment les quotidiens départementaux et les chaînes locales, recrutent plus largement dans les universités régionales ou moins bien classées dans la hiérarchie universitaire.
Une fois dans l’entreprise, l’apprentissage du métier et la socialisation professionnelle se font largement en interne. Les jeunes reporters font leurs premières armes en région, en étant détachés dans l’un des bureaux locaux de leur entreprise. Pendant les quatre ou cinq années qui suivent leur recrutement, ils passeront de bureau en bureau, expérimentant petit à petit la couverture de sujets variés. La couverture des faits divers et des commissariats constitue généralement la première étape. Vient ensuite la couverture des événements sportifs, ainsi que la politique et des administrations locales.
Cet aspect particulièrement intéressant est malheureusement absent de la série de la chaîne HBO, où le héros commence directement sa carrière en étant rattaché au siège de Tokyo. Tokyo Vice nous montre bien la place que tient la couverture des faits divers pour les apprentis reporters et l’on découvre le personnage principal intégrer les rudiments du métier en couvrant aussi la police. Mais en réalité, l’accès à la couverture des affaires judiciaires dans la capitale n’est pas réservé à tous et les premières parties de carrières sont le lieu d’une compétition acharnée entre les jeunes pour se faire reconnaître de leur hiérarchie et accéder à ce type de position.
La suite des parcours est également centrée sur le marché du travail interne des entreprises de presse. S’il est impossible pour les journalistes de connaître à l’avance à quels postes ils seront envoyés au bout de deux ou trois ans, ils savent que le travail de terrain demeura le cœur de leur quotidien jusqu’à environ 35 ans. Après cela, les parcours se diversifient. Certains passent dans le camp des éditeurs, dans le secrétariat de rédaction, quand d’autres vont peu à peu quitter les activités éditoriales pour occuper des positions de management. Lorsqu’un départ des activités de l’entreprise a lieu, c’est généralement pour déboucher sur une reconversion dans un autre département de l’entreprise. De fait, les salariés de la presse japonaise ont longtemps bénéficié d’une forte stabilité de l’emploi, mais non sans contrepartie.
Compétition industrielle et faiblesse de la solidarité professionnelle
La stabilité de l’emploi garantie dès la réussite du concours d’entrée d’un journal est loin de faire disparaître la compétition. La force de la rivalité en interne dès les premières années est rapidement intégrée par les jeunes journalistes. En effet, les accès aux positions dominantes de cet espace professionnel (généralement les services « politique », « économie » et « société », présents aux sièges d’entreprises à Tokyo et Osaka) dépendent beaucoup des résultats individuels fournis en première partie de carrière. Parmi ces résultats, la capacité à devancer les médias rivaux sur la publication de certaines annonces (l’arrestation à venir d’une personne importante, une décision gouvernementale à venir, une découverte scientifique nouvelle) continue d’être un critère de reconnaissance.
Cette course au scoop (ce dernier terme correspondant davantage à la publication d’une annonce officielle avant les autres qu’au dévoilement d’un fait complètement nouveau) continue d’être fortement valorisée. Une carrière tout entière pourra se jouer sur la capacité d’une ou d’un jeune reporter à avoir réussi à devancer ses rivaux sur une affaire. Par ailleurs, la logique de socialisation et de compétition interne exacerbe d’autant plus les rivalités entre entreprises que la mobilité des journalistes d’une rédaction à l’autre reste très faible dans le contexte japonais.
Parmi les institutions qui renforcent encore cette tendance, il faut mentionner le rôle joué par les kisha kurabu, les clubs de presse où se rassemblent les journalistes accrédités à la couverture des principales institutions du pays (plus de 800 clubs sont présents dans toutes les administrations, les plus grandes entreprises, ou encore la Maison impériale). Ces clubs, auxquels accèdent en priorité les salariés des médias institutionnels, sont critiqués depuis longtemps pour leur niveau élevé de fermeture et pour la proximité physique qu’ils engendrent entre les journalistes et leurs sources[3].
Sous l’angle du travail, cette pesante ambiance de compétition industrielle entre entreprises médiatiques n’est pas sans conséquence. Elle pousse les jeunes reporters à un investissement intense représenté par des journées de travail dont on ne sait jamais vraiment quand elles se terminent. Cette ambiance est tout à fait palpable dans Tokyo Vice où le personnage principal passe des heures entre sa rédaction, son club de rattachement, les lieux de nuit de Tokyo où l’on ne sait pas s’il vient pour continuer ses investigations ou pour se détendre, et ses passages très tôt le matin ou tard le soir au domicile du commissaire avec lequel il tente de créer des liens de proximité.
Une autre conséquence de la forte compétition qui règne entre les représentants de chaque entreprise médiatique est la faiblesse structurelle de solidarité entre les reporters, y compris à l’encontre du pouvoir politique. Ce trait est plus facile à identifier dans la série The Journalist. En effet, lors de ses tentatives d’obtenir des réponses de la part du porte-parole du gouvernement, les spectateurs voient très clairement que l’héroïne ne bénéficie absolument pas du soutien de ses collègues (très majoritairement masculins). Cet épisode marquant du début de la série est en fait une référence directe à la situation vécue par Mochizuki Isoko, une reporter star du quotidien du Tokyo Shimbun, dont l’héroïne de The Journalist est ouvertement inspirée.
Cette journaliste s’est en effet illustrée depuis quelques années par une position offensive à l’égard du gouvernement japonais, notamment lors des différentes affaires qui ont touché l’administration Abe à l’époque. Sa démarche proactive et à l’opposé de la grande passivité des journalistes politiques japonais à l’encontre du pouvoir (le maintien de bonnes relations avec les sources restant la priorité) a été jusqu’à retenir l’attention du New York Times qui lui a consacré un article entier en 2019, dont le titre était « Cette journaliste pose beaucoup de questions ». La faiblesse de la solidarité professionnelle entre journalistes a également été relevée par le rapporteur spécial des Nations Unies, David Kaye, dans un rapport officiel portant sur la situation de la liberté de la presse au Japon.
Le crépuscule d’un empire
En revanche, ce que ne montre aucune de ces deux séries, ce sont les transformations profondes que connaît le monde de la presse japonais depuis maintenant une dizaine d’années. Nous nous limiterons ici à deux aspects : le déclin irréversible du papier comme format de diffusion et les transformations du rapport au travail des jeunes générations de reporters.
S’il est vrai que les principaux quotidiens japonais demeurent toujours en haut des classements mondiaux sur le plan des tirages papier (les cinq journaux nationaux sont toujours millionnaires), la diffusion diminue continuellement depuis 1997. La tendance s’est accrue depuis le milieu des années 2010 avec entre 5 et 7 % d’exemplaires tirés en moins chaque année. En janvier 2022, le nombre total de journaux tirés par jour est retombé sous la barre des trente millions, soit le même niveau qu’au début des années 1960 pendant la période de haute croissance[4].
Dans The Journalist, l’un des personnages principaux est un étudiant dont la prise de conscience de l’importance de l’information survient alors qu’il occupe un job dans un magasin de distributions d’où partent les journaux papier distribués chaque jour. Le nombre de commerces de ce type, autrefois très présents dans les quartiers du pays, a en réalité diminué de près d’un tiers entre 2001 et 2021.
La première cause de ce déclin se trouve, sans surprise, dans l’évolution des pratiques de lecture et d’accès à l’information. Le lectorat attaché au papier est largement âgé alors que les jeunes générations s’informent par Internet, mais en se limitant aux nouvelles gratuites. En l’absence de renouvellement générationnel et de l’arrivée de personnes prêtes à payer pour s’informer, les entreprises de presse se retrouvent de plus en plus dépendantes économiquement des lecteurs les plus âgés. Dans le même temps, il n’existe pas d’aides à la presse et les revenus de la publicité sont eux aussi aspirés par le Web.
Cette situation économique difficile n’est pas sans conséquence sur le compromis implicite d’engagement dans le métier contre une stabilité offerte par l’organisation dont ont longtemps profité les journalistes. Depuis quelques années, des vagues de départs anticipés touchent régulièrement les journalistes les plus âgés. Concernant les plus jeunes, ils sont de moins en moins enclins à accepter les rythmes de travail du type de ceux dépeints dans Tokyo Vice où l’obtention d’un scoop passe indirectement par le sacrifice d’une partie de la vie privée.
Ce phénomène s’observe par la diminution du nombre de candidats aux fameux concours d’entrée des grands journaux, par la disparition des entreprises de presse dans les classements des entreprises plébiscités par les étudiants, ou encore par les départs prématurés au bout de quelques mois de jeunes reporters pourtant embauchés pour rester au moins plusieurs années dans l’entreprise.
L’origine sociale des reporters a peu évolué depuis trente ans. En réalité, la principale transformation se trouve sans aucun doute dans le processus de féminisation des rédactions en cours depuis la fin des années 1980. Les femmes sont passées de moins de 5 % des effectifs au milieu des années 1980 a un peu plus de 20 % en 2022[5]. Mais ici aussi, leur situation est particulièrement difficile. Pour le moment, elles sont peu nombreuses à occuper des positions d’encadrement dans les rédactions.
Par ailleurs, les sources liées au pouvoir restent des milieux où les femmes sont aussi sous-représentées. Tokyo Vice évoque rapidement la situation lors d’une scène où l’on voit la supérieure du héros (jouée par l’actrice Kikuchi Rinko) être obligée de repousser les avances désagréables de l’une de ses sources dans la police. Dans ce cas précis, le fait que la série se déroule il y a vingt ans ne chance pas la donne. Rappelons aux lecteurs que la diffusion du mouvement #MeToo au Japon a commencé par un scandale touchant précisément le monde des médias en 2018[6].
Les incertitudes sur la capacité du secteur de la presse japonaise à surmonter les nombreuses injonctions contradictoires auxquelles il fait face sont grandes. Dans une région du monde où peu de pays connaissent une situation favorable sur le plan de la liberté d’information, on ne peut que s’inquiéter du déclin de ce qui a longtemps été le dernier empire de la presse.