Violences, guerres et divisions : actualité du « brasier kurde »
Le Kurdistan, théâtre de résistances multiples et de répressions sanglantes récurrentes au moins depuis sa division en quatre au sortir de la Première guerre mondiale, est embrasé dans son entier, depuis près d’une décennie par une nouvelle séquence de guerre(s). États nationaux, acteurs internationaux et organisations non étatiques y jouent chacun leur partie, souvent au vu d’enjeux bien éloignés des préoccupations de vie et de survie des habitants des zones concernées.
La séquence de violences actuelle est née dans la foulée du déclenchement de la guerre civile en Syrie (2011), s’est complexifiée avec la montée en puissance d’organisations islamistes radicales telles que l’État islamique et Al-Nusra, engendrant l’implication de plusieurs puissances dans le conflit, s’est amplifiée avec la mise en œuvre par les Kurdes syriens, au milieu de cette tourmente, d’une autonomie fondée sur l’autodéfense et l’autogouvernement (l’expérience du Rojava, rebaptisée Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie en 2018), s’est étendue avec le retour à des pratiques répressives et agressions militaires de l’État turc contre le mouvement kurde de son territoire et les régions kurdes des pays voisins (Irak et Syrie), achevant de réanimer avec une puissance inégalée le « brasier » hautement inflammable attaché à la « question kurde », irrésolue depuis plus d’un siècle. Ce tableau est complété par la toute récente contestation de masse qui enfle en Iran, après l’assassinat d’une jeune femme kurde par la police du régime, protestations civiles engendrant une répression assassine, qui vise les habitants et régions kurdes de ce pays avec une sévérité toute particulière.
Historiquement, c’est la première fois que les quatre parties du Kurdistan sont embarquées simultanément dans la tourmente, sous la menace et l’exécution de déferlantes de violence d’origine diverses, s’accumulant les unes aux autres, laissant une marge de manœuvre des plus réduites aux acteurs du terrain. Le risque d’une nouvelle invasion du Rojava (région kurde du nord-est syrien) par l’armée turque et la recrudescence des attaques de l’État islamique minent l’expérience politique commencée dans la décennie 2010. Les bombardements aériens de l’État turc (dans les régions kurdes de Syrie et d’Irak) et de l’État iranien (au Kurdistan irakien) n’ont jamais été aussi intenses, et ont pris une tournure plus meurtrière avec l’usage désormais systématique de drones bombardiers. Si l’on ajoute en cela qu’au Kurdistan irakien, la seule des quatre parties du Kurdistan à disposer d’un statut légal et d’institutions propres, outre les incursions militaires turques quasi quotidiennes et les bombardements iraniens, les résultats du récent référendum (où plus de 93 % des suffrages exprimés se déclaraient en faveur d’une indépendance) viennent d’être allégrement bafoués, amputant de plus une partie des territoires du gouvernement fédéral autonome, on peut dire que la paix n’a jamais semblé si loin.
La conflictualité au sein de l’aire kurde ne se limite bien évidemment pas aux appétits et ambitions des États centraux, déterminés à empêcher l’existence d’entités kurdes reconnues. Les divisions internes entre Kurdes, liées à une histoire politique multiséculaire complexe, sont elles aussi légion. Mes recherches antérieures sur les conflits intra-kurdes montrent clairement que les dispositifs des États-nations où se trouvent les Kurdes d’une part et les développements géopolitiques successifs à l’échelle régionale et mondiale d’autre part ont un impact déterminant sur la formation et la reconfiguration de la conflictualité interne des régions visées par ces politiques.
Autrement dit, facteurs internes et divisions primaires multiples de la conflictualité intra-kurde se voient façonnés et complexifiés par les facteurs externes à l’œuvre au sein d’une conjoncture géopolitique caractérisée par des impérialismes concurrents (à l’échelle mondiale comme régionale) et des nationalismes coloniaux virulents et autoritaires sur le terrain. Ces circonstances ont un impact de premier plan sur les relations entre les partis et mouvements kurdes dans les différentes parties du Kurdistan. Chaque reconfiguration idéologique ou géopolitique à l’échelle mondiale, régionale ou nationale, plonge par conséquent les Kurdes dans un nouvel état d’alerte quant aux équilibres et aux seuils d’intensité de leurs rapports de pouvoir et de violence internes.
L’existence et l’instrumentalisation des clivages et conflits intra-kurdes par des acteurs nationaux et internationaux constituent de longue date un enjeu essentiel pour les Kurdes. Au moins depuis les années 2000, les Kurdes sont parvenus à se garder du retour d’une guerre civile interne telle que celle qui les avait déchirés dans les années 1990, marquant profondément et durablement les mémoires et les relations des acteurs impliqués. Mais les divisions demeurent bien concrètes et ne cessent de courir le risque d’une nouvelle instrumentalisation meurtrière par des acteurs tiers.
Un ensemble d’enjeux façonnent la brûlante actualité kurde moyen-orientale. Pour les comprendre, il s’agit de démêler l’écheveau des divers acteurs impliqués (les États centraux, les puissances internationales, les Kurdes eux-mêmes), des contraintes et opportunités représentées pour chacun d’entre eux par l’instabilité et les rapports de force en présence, des interactions et conséquences des différents niveaux de conflit.
Il va sans dire que l’actualité kurde est intimement et irrémédiablement liée à celle des autres peuples vivant à leurs côtés en Turquie, en Iran, en Irak et en Syrie. Outre les relations complexes entre les Kurdes de différentes obédiences politiques, les gauches « nationales » des quatre pays concernés (du fait de l’adhésion souvent majoritaire aux paradigmes nationalistes excluants sur lesquels les régimes ont fondé leur construction identitaire), les nombreux groupes minoritaires ou minorisés (sur une base ethnique et/ou confessionnelle), et les membres des « ethnies majoritaires » (turque, arabe ou perse), les luttes politiques (armées ou civiles) qui agitent la région doivent compter avec un contexte doublement contraignant où gouvernementalités autoritaires locales et ambitions géopolitiques de puissances externes s’entremêlent et se renforcent mutuellement. Les rhétoriques bellicistes des gouvernements et des organisations politiques, amplifiées par leurs médias respectifs, favorisent des grilles de lectures binaires et désignent à la vindicte des ennemis intérieurs ou extérieurs sans cesse plus diabolisés.
Une brève rétrospective de l’évolution de la question kurde est indispensable à la compréhension des enjeux actuels et à la conduite d’une réflexion sur les pré-requis et obstacles à une désescalade des violences et au ré-enclenchement d’une dynamique de dialogue et de résolution politique.
Les grands tournants du « conflit kurde » depuis la fin de la Première guerre mondiale
La plupart des dynamiques conflictuelles observées s’ancrent dans la moyenne durée. Une périodisation schématique des séquences qui se sont succédées dans les quatre jeunes États-nations vis-à-vis de leurs ressortissants kurdes respectifs au XXe siècle fait apparaître quatre grandes périodes de résistance kurde, séparée par une brève séquence de « silence ».
Le « moment wilsonien » (et aussi « léninien » dans une moindre mesure), au sortir de la Première guerre mondiale, avait brièvement semblé ouvrir aux Kurdes le droit à l’autodétermination avec le Traité de Sèvres signé en 1920. Mais, avec la victoire du régime kémaliste, le traité de Lausanne de 1923, que la Turquie d’Erdoğan s’apprête à célébrer en grandes pompes, annula la promesse de création d’un Kurdistan indépendant.
De 1921 à 1946 des révoltes sporadiques et fragmentées, souvent en armes et entraînées par des leaders tribaux ou religieux locaux, ont éclaté dans les quatre parties du Kurdistan : contre les puissances coloniales mandataires telles que la Grande-Bretagne en Irak et la France en Syrie ; contre les nouveaux gouvernements centraux en Turquie et en Iran. Ces combats, mal armés contre des armées puissantes et organisées, globalement peu soutenus et très isolés, se sont terminés par des défaites militaires systématiques et des vagues de répression brassant large, sans s’embarrasser de finesse pour ce qui était de distinguer entre insurgés combattants et populations locales. En dépit de l’écrasement sans équivoque de ces résistances locales de plus ou moins grande ampleur, le futur nationalisme kurde puise la part majeure de ses références historiques dans cette période.
Les révoltes de Cheikh Saïd (1925) et d’Ararat en Turquie (1929-1930) et la création de la république du Kurdistan en Iran (Mahabad, 1945-1946) demeurent des pierres angulaires de l’historiographie du nationalisme kurde contemporain. L’échec de ces soulèvements a maintenu les Kurdes sous la domination des nouveaux États-nations moyen-orientaux. Ceux-ci (Turquie, Iran, Irak et Syrie) ont à leur tête des élites souvent imprégnées d’idéologies social-darwinistes, progressistes, centralistes et nationalistes empruntées aux États ouest-européens qui leurs servaient de modèles – non sans quelques reformulations et adaptations à leurs propres réalités sociodémographiques, notamment sur le plan religieux. Ils ont construit leurs mythes fondateurs et identités nationales respectivement sur la base des identités ethniques turque, perse, et arabe, à l’exclusion des minorités non musulmanes et des Kurdes, avec pour corollaire des politiques discriminatoires, répressives, assimilatrices et souvent sanglantes.
Trois facteurs essentiels peuvent expliquer la défaite de cette première vague de résistance : la faiblesse du « sentiment national » d’un peuple divisé par les appartenances primordiales (linguistiques, religieuses, tribales) de ses membres ; le facteur religieux, une grande majorité de Kurdes considérant leur appartenance à l’Umma musulmane comme déterminante, ce qui les a amenés à interpréter la Première guerre mondiale comme une lutte de l’islam contre l’Occident impérialiste et infidèle et à privilégier la « fraternité turco-kurde » sous la bannière de l’islam que leur proposaient les premiers kémalistes ; enfin, le nouveau statu quo international lié à l’affrontement des deux « blocs », qui voit Soviétiques et puissances occidentales telles que les États-Unis et la Grande-Bretagne, s’accorder sur l’intérêt de favoriser la stabilité des frontières et l’équilibre des pouvoirs dans la région moyen-orientale.
En fait, comme nous allons le voir, ces trois facteurs – les clivages et conflits intra-kurdes qui font obstacle à une alliance large et transfrontalière en vue de la reconnaissance de leur unité nationale, la communauté d’appartenance religieuse qui dissuade bon nombre de Kurdes de se distinguer nettement des Arabes, des Perses et des Turcs, et la conjoncture internationale – seront les éléments les plus déterminants pour le sort des Kurdes durant les périodes successives.
La deuxième période commence avec la chute brutale de la République de Mahabad en 1946 et se termine avec le déclenchement de la lutte armée par le leader kurde Mustafa Barzani en septembre 1961 au Kurdistan irakien. Il s’agit d’une période de silence, de découragement et de clandestinité dans les quatre parties du Kurdistan. Mais, au niveau international, un certain activisme diplomatique continue de se déployer, porté essentiellement par la Ligue kurde et la Délégation kurde, des groupements composés d’intellectuels souvent en exil, de politiciens et de membres des élites traditionnelles.
À travers des lettres, mémorandums, télégrammes ou requêtes, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale des organisations ou personnalités kurdes n’ont cessé d’essayer d’attirer l’attention des Nations Unies et des représentants des grandes puissances sur les conséquences dramatiques du bafouement persistant du droit des Kurdes à l’autodétermination. J’appelle cette période la « diplomatie kurde du mémorandum » ou « l’activisme du mémorandum kurde ». Elle reproduit, d’appel en déclaration, son plaidoyer presque à l’identique : les Kurdes, qui sont pourtant un peuple et une nation, sont assujettis par la violence despotique de quatre États qui se rendent coupables de crimes et violations de droits que la communauté internationale devrait condamner. Plus de trente lettres, notes et mémorandums ont été envoyés aux Nations Unies et aux grandes puissances entre 1943 et 1961.
Dans les années 1950, les quatre États-nations qui divisent les Kurdes sont intégrés au nouvel ordre international né de l’installation de la guerre froide. Après les sanglantes répressions des résistances et révoltes de 1921, 1925, 1930 et 1938 en Turquie, puis l’écrasement de la République de Mahabad en 1946 en Iran, durant près de quinze ans la question kurde reste inaudible. Cela correspond, à l’échelle du Kurdistan, à une période de silence des armes d’une part, après le lourd tribut humain des révoltes et résistances de la période écoulée, de faiblesse organisationnelle et d’isolement politique d’autre part – dans un contexte politique international où les grandes puissances (aussi bien côté occidental que de la part de la toute jeune Union soviétique) préfèrent maintenir le statu quo des frontières issues du traité de Sèvres et éviter une nouvelle crise au Moyen-Orient. En particulier, l’intégration de la Turquie à l’OTAN sera un facteur de musèlement durable du mouvement kurde au sein de ce pays, sachant que le régime turc nationaliste joue très bien son jeu vis-à-vis également de l’autre pôle hégémonique de la guerre froide, parvenant à discréditer les revendications kurdes aux yeux des partis communistes alignés sur Moscou, en les caractérisant comme rétrogrades, religieuses et féodales.
Au début des années 1960, les aspirations nationales kurdes connaissent un regain en Irak. Le leader kurde Mustafa Barzani, bras armé de la République de Mahabad, rentre en 1958 de son exil en URSS, la révolution en Irak semblant offrir une opportunité aux Kurdes de s’inscrire dans une nouvelle fédération irakienne où ils seraient culturellement, linguistiquement et politiquement reconnus. Au vu de l’’échec des négociations pour devenir une part constitutive de la nouvelle République irakienne et y jouir aux côtés des Arabes d’un statut officiel et d’une relative autonomie, il impulse un mouvement de guérilla, qui durera de 1961 à 1975 C’est la troisième grande période de reconfiguration pour la « question kurde ».
Bien que géographiquement limitée au Kurdistan irakien, la lutte inspire les organisations kurdes naissantes ou renaissantes dans les trois États voisins, modelant leurs horizons politiques et leur syntaxe. Le mouvement de guérilla des peshmergas au Kurdistan irakien s’inscrit dans la séquence historique des décolonisations, des guerres de libération nationale, anticoloniales et anti-impérialistes dans le tiers monde. Pourtant les aspirations kurdes ont été souvent ignorées ou rejetées par les partis communistes de leurs pays respectifs ainsi que par les mouvements de gauche à l’échelle internationale.
La guérilla kurde d’Irak, avec pour colonne vertébrale le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et son leader Barzani a été majoritairement stigmatisée comme une rébellion nationale féodale et séparatiste. En dépit d’un appui symbolique de la part de l’un ou l’autre « bloc » (bref soutien de l’URSS au début de la décennie 1960, puis des États-Unis au début de la décennie 1970) et d’un soutien plus appuyé de la part du régime iranien (qui, en échange de son aide militaire et logistique, fit exécuter aux peshmergas des tâches de répression contre le mouvement kurde de guérilla qui tentait de se former en Iran sous le nom de Komala et dont certains leaders s’étaient réfugiés en Irak), l’accord d’Alger signé entre l’Irak et l’Iran en 1975 signe la défaite de cette lutte armée, et la scission en deux du mouvement qui la soutenait.
Cette lutte de longue haleine au Kurdistan irakien, si elle agit comme source d’inspiration pour les mouvements kurdes dans d’autres parties du Kurdistan, notamment en Turquie et en Iran, y exporte également ses sources de conflictualité. La scission de 1975 au sein du PDK, avec la naissance de l’UPK (Union patriotique du Kurdistan) en tant que second parti politique kurde irakien, au-delà des conflits de leadership, marquait la survenue d’un débat idéologique interne sur la question sociale (ou « de classe ») et la place qu’elle devait occuper dans le mouvement de libération kurde. Ce clivage idéologique, qu’on peut décrire à grands traits comme opposant une approche nationalistes conservatrice (PDK) à une perspective nationale marxiste-révolutionnaire (l’UPK de Jalal Talabani, d’obédience maoïste) allait constituer la base des alliances et des conflits entre tous les partis du Kurdistan dans les années 1970. La jeunesse kurde de ces années-là, orientée vers un horizon d’émancipation de tendance marxiste (voire fanonien) devient durant cette décennie un nouvel acteur important dans le champ des luttes kurdes, jusque-là dominées par les « élites « traditionnelles » tribales et/ou religieuses.
Deux points méritent d’être soulignés concernant la dimension géopolitique internationale de cette troisième période, durant laquelle le centre de gravité visible de la question kurde se trouve en Irak. Premièrement, le rôle géopolitique d’États-nations tels que la Turquie, l’Irak et la Syrie entre les deux pôles du rideau de fer dans le contexte de la guerre a été déterminant dans l’invisibilisation de la question kurde comme question coloniale. En effet, d’une part, la Turquie, en tant que membre de l’OTAN et bastion de la lutte anticommuniste, est intervenue par trois coups d’État entre 1960 et 1980 avec une vigueur particulière contre les Kurdes en les associant à la « menace communiste ». D’autre part, les relations de l’URSS avec l’Irak et la Syrie baasistes, qui ont orienté les attitudes des partis communistes de ces pays à l’égard des Kurdes, ont entraîné une sorte de boycott du mouvement kurde au sein des instances, congrès et rencontres des acteurs des luttes de décolonisation du tiers monde.
Deuxièmement, les conséquences de l’accord d’Alger ont semblé montrer que, sans le soutien d’acteurs tiers (puissance régionale ou grande puissance), les résistances et revendications kurdes, discursives comme soutenues par les armes, étaient vouées à l’écrasement. Les revirements géopolitiques et alliances entre États-nations mitoyens à forte population kurde sont susceptibles de réduire à néant la capacité d’action des acteurs kurdes mobilisés. L’alliance irano-irakienne de 1975, en ce sens, rappelle celle, scellée de manière plus informelle entre l’Iran et la Turquie à la fin de la décennie 1930, qui avait achevé de défaire la résistance de l’Ararat.
Après la défaite de la guérilla emmenée par Barzani en Irak une période d’action collective kurde voit le jour. Celle-ci dure deux décennies, se traduit par des résistances multiformes, – des protestations civiles de masse couplées à une résurgence de l’imaginaire et des pratiques de lutte armée dans une perspective anticoloniale – et s’étend aux régions kurdes des trois autres pays. Cette période est marquée par un bouleversement drastique des conditions politiques et géopolitiques du Moyen Orient au tournant des années 1970-1980 (intensification du conflit israélo-palestinien, invasion soviétique de l’Afghanistan, révolution et contre-révolution islamique en Iran, nouveau coup d’État et instauration d’un régime militaire en Turquie, guerre sanglante entre l’Iran et l’Irak…).
De nouveaux mouvements de guérilla kurdes sont impulsés successivement en Iran (avec un regain d’initiative de Komala et la naissance du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran, PDKI, à partir de 1979), en Irak (le PDK de Barzani et l’UPK de Talabani reprennent la lutte à partir de 1981), et en Turquie (avec le déclenchement de la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK, en 1984). Tandis que la Syrie offre une base de repli et d’entraînement pour ces guérillas naissantes, l’ensemble de la géographie kurde se transforme en théâtre de résistance. En Irak, en Iran et en Turquie les réponses contre-insurrectionnelles des régimes en place combinent ingénierie démographique, programmes d’assimilation musclés, criminalisation virulente, censure et politiques de la terre brûlée, avec pour conséquences des guerres meurtrières localisées dans les régions kurdes de leurs territoires nationaux respectifs jusqu’à la fin des années 1990, dans l’indifférence systémique quasi unanime de la communauté internationale.
La répression des mouvements kurdes dans les différents pays est également caractérisée par une large paramilitarisation des sociétés concernées, et la mise en place, au moins en Turquie et en Irak, d’un système de collaboration rétribué ou volontaire enrôlant des dizaines de milliers d’auxiliaires locaux kurdes dans la contre-guérilla. Des guerres civiles et idéologiques sanglantes, reposant en partie sur des clivages sociaux et politiques préexistants, complètent ce sombre tableau et déchirent les sociétés kurdes d’Iran, d’Irak et de Turquie. Ces conflits, pouvant opposer les fractions politiques d’obédiences diverses au sein de chaque partie du Kurdistan, ou entre eux les partis et organisations de chacun des pays concernés par ce réveil kurdiste, ont atteint leur apogée dans la première moitié des années 1990.
Sur le plan international, cette quatrième période est également marquée et reconfigurée par l’effondrement de l’URSS, un tournant historique qui a mis fin, au début des années 1990, à la guerre froide au profit du bloc occidental. Ce bouleversement contribue au déploiement d’une crise grave des mouvements kurdes, dont beaucoup fondaient leur engagement idéologique et leur horizon d’avenir sur le modèle d’une URSS fantasmée (perçue comme socialiste). Les Kurdes, avec un certain retard sur leurs homologues colonisés du tiers-monde, dont une grande majorité des luttes ont permis l’obtention d’États indépendants (du moins formellement), poursuivent, à une heure où cela est devenu un peu désuet, les luttes de décolonisation engagées, avec acharnement, en Irak et en Turquie. Ils font face à des politiques de répression extrêmes et à la mise en place de systèmes de collaboration au coût social et humain exorbitant pour les sociétés concernées (recrutement forcé dans des milices paramilitaires envoyées en premières lignes contre la guérilla, armement et instrumentalisation d’organisations islamistes radicales…).
Les « sales guerres » menées à outrance par les États turc et irakien notamment, engendrant par endroits des conflits intra-kurdes sanglants, qui atteignent leur apogée, avec des temporalités variables, dans la décennie 1990. Elles ont aussi contribué à ancrer durablement ces régimes politiques dans des tropismes autoritaires et violents, en faisant de la répression judiciaire, politique, militaire et paramilitaire des piliers de la politique intérieure.
La conjoncture internationale post guerre froide favorise cependant des issues fort différentes dans chacune des quatre régions kurdes. Après le coup d’État militaire qui a bouché la voie de la protestation politique civile et détruit au Kurdistan turc toute tentative d’organisation politique légale en 1980, la lourde répression qui a mis fin à la guérilla au Kurdistan iranien (surtout après l’assassinat à Vienne du chef du PDKI en 1989), la vague de violence génocidaire du régime bassiste au Kurdistan irakien (avec pour apogée le massacre d’Halabja, perpétué aux armes chimiques en 1988-89), le calme relatif qui couvrait l’agitation souterraine dans le petit Kurdistan syrien, et une guerre civile intra-kurde qui a déchiré le tissu social des sociétés kurdes d’Irak et de Turquie, cette période a également débouché sur quelques avancées et victoires politiques pour les Kurdes.
Tout d’abord, le génocide d’Halabja a offert pour la première fois une visibilité internationale à la question kurde. La crise humanitaire qui a suivi ce génocide, largement couverte (pour la première fois) par les médias, a mis les Kurdes irakiens à l’ordre du jour de l’opinion publique mondiale. Ce processus a conduit à l’instauration d’une zone de protection aérienne en 1991 puis à la création du gouvernement régional du Kurdistan (KRG) en 1992, première entité kurde à jouir d’une reconnaissance de la part des grandes puissances, notamment les États-Unis.
Ensuite, la guérilla du PKK, rapidement devenu un acteur de référence pour le mouvement kurde en Turquie (et au-delà) a eu un double impact : d’une part la naissance d’un véritable mouvement de masse, jouissant d’un soutien très large au sein de la population kurde de Turquie, capable d’unifier ses revendications et de les soutenir par les multiples voies de la politique légale, diplomatique, et des armes ; d’autre part la poursuite de l’internationalisation et de la visibilisation de la question kurde à l’échelle mondiale, avec les lourdes violations des droits de l’Homme résultant de la politique de la terre brûlée mise en œuvre sans discernement par l’État turc.
Quelques victoires partielles et ambivalentes accompagnent cette évolution à l’échelle nationale : l’usage de langue kurde est enfin officiellement décriminalisé en Turquie, de premières tentatives de négociations et de dialogue entre le gouvernement turc et les acteurs de la guérilla ouvrent la porte à une résolution politique (même si cette voie, par la suite, sera brutalement bouchée par un retour de la négation et de la diabolisation).
Au cours de cette période apparaît un phénomène tout à fait nouveau : la question kurde est désormais prise en compte (quoi que séparément) dans chacun des pays où ils vivent, ainsi que sur la scène internationale (en fonction des priorités géopolitiques des puissances internationales, désormais dominées par les États-Unis). Ainsi, on assiste d’un côté à l’octroi d’un soutien tant militaire que matériel au Kurdistan irakien dans le cadre de la nouvelle politique impériale des États-Unis (qui s’apprêtent à envahir l’Irak au nom de la paix et des droits de l’homme), de l’autre à l’assentiment complice d’une campagne totale de criminalisation – voire de « terrorisation » – du mouvement kurde en Turquie.
Au sein de l’OTAN, la Turquie est en effet considérée comme un partenaire stratégique incontournable. Ainsi, dans le nord de l’Irak, le GRK (Gouvernement régional du Kurdistan) devient une zone de politique « sécurisée » sous l’égide des États-Unis en vue d’assurer la pleine exploitation de ses réserves pétrolières, et un espace de conformité dans lequel les deux principaux partis kurdes (PDK de Barzani et UPK de Talabani) se partageant le pouvoir administratif régional, adhérant inconditionnellement au nouvel ordre international néolibéral, et pour qui la Turquie devient un partenaire commercial de premier plan. Tandis que le mouvement kurde de Turquie, grâce au soutien logistique, matériel et discursif que les pays de l’OTAN, surtout des États-Unis, accordent à la Turquie, continue de faire l’objet d’une invraisemblable répression et que le PKK a été intégré à la liste des organisations « terroristes ». La Turquie obtient ainsi un blanc-seing pour ses politiques contre-insurrectionnelles (allant de l’incarcération massive de toute forme de dissidence aux incendies de milliers de villages en passant par la pratique courante des assassinats extra-judiciaires et des disparitions forcées), ignorées de la communauté internationale malgré une documentation abondante et des preuves accablantes.
Cette période de deux décennies, assimilables à une montée en puissance des « années de feu » (dénomination par laquelle de nombreux Kurdes se remémorent en particulier la décennie 1990) s’achève à l’aube de l’an 2000 avec l’arrestation du leader historique du PKK, Abdullah Öcalan, capturé dans le cadre d’une conspiration internationale menée par la Turquie, les États-Unis et Israël en 1999, et emprisonné depuis lors en Turquie dans une île-prison dont il est presque l’unique détenu, privé à intervalle réguliers des droits les plus élémentaires, une situation que les Kurdes de Turquie tendent à considérer comme une métaphore de leur propre sort.
Des années 2000 à l’actualité la plus récente : les Kurdes entre espoir et cauchemar
La période actuelle, dont on peut considérer que la reprise de la lutte armée par le PKK en 2004 a marqué le déclenchement, n’est pas encore terminée, mais semble vouée à voir s’embourber de nouveau le Kurdistan dans un tourbillon de violence, en dépit des nombreuses avancées et espoirs qui l’ont éclairé par séquences et par endroits. Une ouverture kurde et démocratique faisait partie des promesses de campagne du futur président Erdoğan, et les démarches engagées pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne au début des années 2000, avant le revirement autoritaire du second mandat, ont favorisé une éclosion des initiatives et prises de parole de la société civile.
De son côté, le leader du PKK impulsait depuis sa prison un profond remodèlement politique et idéologique à l’organisation qu’il avait cofondée, proposant un paradigme nouveau fondé sur la démocratisation profonde de la société plutôt que sur l’obtention d’un État indépendant. Ces évolutions ont favorisé, une décennie plus tard, la reprise de pourparlers de paix et même l’établissement d’une « feuille de route » semblant permettre à la guérilla de déposer les armes après avoir obtenu des garanties et droits civiques et démocratiques pour les kurdes de Turquie.
Le PKK, en guise de signe de bonne volonté, amorça même la démobilisation de ses combattants et combattantes et leur retrait du sol turc, et appela ses bases de soutien à ne pas s’investir trop massivement dans le mouvement de contestation qui embrasait alors la Turquie (les « évènements de Gezi » en 2013) afin de ne pas compromettre les avancées et acquis historiques des négociations en cours avec le gouvernement. Las ! C’était sans compter avec le retour du tropisme autoritaire et répressif de l’État turc, que les développements de la révolution puis de la guerre civile déclenchée depuis 2011 dans la Syrie voisine ont contribué à réactiver.
La « révolution du Rojava » éclot à la faveur du retrait du régime dans le nord syrien, en dépit de la guerre destructrice avec les organisations islamistes entre 2014-2016 (dans les régions kurdes de Syrie et d’Irak) et fait craindre au régime turc la naissance d’une nouvelle entité kurde reconnue à ses portes, cette fois sous l’égide de l’adversaire idéologique représenté par l’homologue syrien du PKK, évolution perçue comme inacceptable. Cette situation a conduit le gouvernement turc à collaborer avec l’État islamique et d’autres groupes djihadistes pour contrer les Kurdes en Syrie, et à réenclencher une répression armée des plus sévères dans les régions à majorité kurde de son propre territoire, mais aussi à mener une activité « diplomatique » intense pour que les pays de la coalition de lutte contre Daech cessent de soutenir les combattants kurdes se battant au sol avec succès, ou du moins empêcher que l’entité nées sous leur égide au nord de la Syrie n’obtienne une reconnaissance officielle, et bientôt par trois campagne d’invasions terrestres de l’armée turque contre les zones kurdo-arabes en Syrie.
Le sud-est de la Turquie, ainsi que le nord de la Syrie et de l’Irak sont dès lors, depuis 2015, sous la menace directe et quotidienne des agressions de la Turquie, qui est en mesure, grâce notamment au « chantage aux réfugiés » qu’elle exerce contre les pays de l’Union européenne, de réaliser des incursions aériennes fréquentes et meurtrières hors de ses frontières, sans plus cacher ses ambitions néo-ottomanistes et sans susciter de réaction internationale notable. Le régime iranien, de son côté, s’est largement immiscé depuis plusieurs années dans la politique kurde de ses voisins (d’abord en soutien infaillible, aux côtés de la Russie, au régime de Bachar El-Assad, mais également à travers la présence de ses milices en Syrie et en Irak). Il s’est récemment distingué par la mise en œuvre d’une répression judiciaire et policière sans retenue face à la contestation civile et populaire grandissante ayant enflammé le pays depuis plusieurs mois.
Déclenchée par l’assassinat en garde à vue d’une jeune femme kurde iranienne arrêtée par la police des mœurs pour une mèche dépassant de son hijab, ces protestations ont rapidement repris pour mot d’ordre l’un des slogans emblématiques du mouvement kurde en Turquie et en Syrie (« Jin, jiyan, azadî ! », « Femme, vie, liberté ! »). Si la répression touche tout le monde et que le régime distribue des peines de mort à tour de bras suite à des procès iniques, les régions et populations kurdes sont visées avec plus de systématicité encore. Ainsi, le « brasier kurde » n’a jamais été aussi étendu, ni la question kurde aussi internationalisée géopolitiquement qu’aujourd’hui.
Pour démêler l’écheveau des enjeux entremêlés dans la question kurde telle qu’elle se pose à l’heure actuelle, il faut certes tenir compte des trajectoires historiques et développements politique des quatre États-nations qui se partagent le Kurdistan, des troubles régionaux du Moyen-Orient, et la crise mondiale plus large, tous ces éléments devant être appréhendés du point de vue de leur interdépendance et de leurs interconnexions. Mais il est également indispensable de prendre en compte les Kurdes eux-mêmes, non comme simple « facteur » ou « élément » mais comme protagonistes ; non comme entité collective diabolisée ou idéalisée mais dans la réalité complexe de leurs contraintes, de leurs clivages, de leurs aspirations, de leurs conflits, marqués par une très grande diversité.
Les Kurdes, 40 millions d’âmes : facteurs d’unité et dissensions
Je l’ai évoqué, les clivages et conflits intra-kurdes sont nombreux, de divers ordres, et pour certains très profonds. Mais il existe aussi certains consensus et perceptions communes entre les Kurdes de différentes parties du Kurdistan (et, faut-il désormais ajouter : de la diaspora). En dépit d’une diversité d’opinions sur la nature du statut qui conviendrait au Kurdistan, tous les acteurs kurdes s’accordent à comprendre « la question kurde » comme étant, fondamentalement, une question de souveraineté et de droit à l’autodétermination.
De la création d’un État kurde indépendant socialiste ou libéral à une autonomie au sein de la structure unitaire des États nationaux dans lesquels ils vivent, d’une fédération à une confédération qui privilégie l’interaction entre les quatre parties, d’une garantie constitutionnelle minimale basée sur les droits humains fondamentaux – tels que le droit à l’éducation dans la langue maternelle et à une citoyenneté égale – à un modèle démocratique, égalitaire et écologique de coexistence avec les autres peuples, du point de vue des droits nationaux kurdes comme des différentes formes d’oppression (discrimination, racisme et « minorisation » basés sur leur kurdicité, aggravés en fonction de de leur appartenance à d’autres catégories discriminées : pauvres, non-musulmans, femmes…), tous les acteurs s’accordent à dire que la situation actuelle des Kurdes est une situation d’oppression qui n’a que trop duré.
Au niveau politique (on peut dire « politico-culturel »), on a assisté depuis les années 1970 à la construction d’une scission et d’une polarisation entre deux acteurs politique devenus peu à peu hégémoniques, et se partageant grosso modo le champ de la politique kurde à l’échelle du Kurdistan. Le PDK (associé à la famille Barzani), acteur historique de la renaissance de la résistance kurde en Irak au début des années 1960 après le « silence kurde » post-seconde guerre mondiale, mais dont le prestige a été terni par l’institutionnalisation d’un régime kurde irakien conservateur et la corruption qui y règne ; et le PKK, à l’initiative d’une guérilla commencée dans les années 1980 contre l’État turc, devenu dans les années 1990 acteur de référence d’un mouvement de libération au très fort ancrage populaire, ayant opéré dans les années 2000 une mue idéologique au bénéfice d’un projet d’émancipation et de coexistence aux inspirations communistes-libertaires, et dont les pendants légaux représentent actuellement la seule alternative de gauche et laïque en Turquie.
Le fossé est de taille entre les adeptes de chacune de ces tendances, en termes de trajectoire, de références, d’horizon d’attente et de culture politique. Pour l’heure, un consensus semble exister : la volonté de maintenir le clivage à un seuil d’intensité réduit et d’éviter toute montée au créneau ou affrontement aux conséquences potentiellement désastreuses. Mais de multiples points de désaccord entre ces deux pôles aussi bien qu’en leur sein pèsent sur le potentiel des Kurdes à joindre leurs efforts et à s’unir pour faire valoir droits et revendications.
À la manière d’une épée de Damoclès, ces clivages ne sont pas exempts du risque de dériver vers de nouveaux affrontements violents sous l’influence de dynamiques internes ou, comme cela a été déjà le cas à plusieurs reprises, de dynamiques externes liés à la conjoncture et aux intérêts géopolitiques des puissances internationales ou régionales s’affrontant de manière directe ou indirecte dans la région. La situation politique et économique fragile du Kurdistan irakien depuis la guerre civile en cours en Syrie et les troubles en Irak en ont fait le théâtre de guerres par procuration, et les acteurs principaux du KRG (le PDK de Barzani et l’UPK de Talabani) sont devenus des clients et des « otages » dépendant respectivement de la Turquie et de l’Iran.
De plus, la forte présence du PKK dans la région (yézidie) kurde irakienne du Sindjar et son implantation organisationnelle dans les zones montagneuses frontalières sert de motif à l’État turc pour densifier et élargir son implantation militaire dans la région depuis les années 1990 – et à une échelle inégalée depuis 2015 – en une sorte d’annexion de fait qui devient chaque jour plus coûteuse, tant pour le KRG que pour le PKK : perte quotidiennes de civils dus aux bombardements continus de l’armée turque, déplacement forcé de la population, déforestation et incendies des zones boisées pour la construction de bases militaires turques contre le PKK….
La docilité du PDK envers la Turquie est diversement motivée : en partie contrainte (du fait de la forte dépendance militaire et économique que son puissant voisin du nord a savamment instauré et du rapport de force très déséquilibré qui lie les deux entités), elle relève aussi d’une volonté délibérée en raison du conflit politique qui oppose le PDK au PKK, ce qui rend la situation extrêmement tendue.
Le mouvement kurde issu du PKK domine globalement en Turquie et en Syrie (où ce sont ses combattants, ses combattantes et ses cadres civils ou militaires qui ont impulsé, dirigé et orienté, tant sur le plan de l’organisation politique que militaire, la « révolution du Rojava » et la victoire contre Daech), mais dispose aussi d’une implantation et d’une popularité relative en Irak (où il a été l’artisan principal, voir unique, du sauvetage des Kurdes yézidis du Sindjar après la campagne génocidaire menées par Daech dans cette région), et en Iran (où il se partage la légitimité politique dans le leadership de la lutte de libération des Kurdes avec les deux partis de guérilla plus anciens que sont Komala et le PDKI). Mais il est délégitimé par les puissances internationales sur la scène géopolitique, qui maintiennent son inscription sur la liste des organisations terroristes sous la pression de l’allié stratégique incontournable que représente pour eux la Turquie, non sans une grande duplicité puisqu’ils ont par ailleurs armé et appuyé les YPG et YPJ (unités de défense ayant mené la lutte contre Daech en Syrie), qui en sont pourtant l’émanation directe.
Le PDK domine quant à lui en Irak, tout en disposant d’une légitimité et d’une influence relative en Iran et en Syrie. Surtout, en dépit du clientélisme et de la corruption régnant au Kurdistan irakien, ce parti dispose d’une légitimité octroyée par les puissances internationales qui le considèrent comme une force stabilisatrice et un allié docile dans la région. Il faut par ailleurs noter le soutien infaillible de l’Iran et de la Russie au régime de Bachar Al-Assad, qui a décidé de maintenir un statut quo de « cohabitation pacifique » avec les organisations kurdes syriennes (et désormais arabes) qui s’efforcent d’organiser la vie et la survie des populations dans le Nord libéré de la Syrie, alors que la Turquie s’y prépare à une quatrième intervention militaire terrestre. Chacune de ces interventions se solde par une nouvelle annexion de facto de larges bandes terrestres hors de ses frontières, avec pour but de bloquer la possibilité de circulation et de liaison entre les zones sous contrôle kurde (d’obédience PKK) dans toute la région frontalière du nord de la Syrie, et entre celle-ci et le nord de l’Irak.
Intérêts géostratégiques régionaux et internationaux : un risque d’embrasement supplémentaire
À l’heure actuelle, tout semble indiquer que tant les quatre États centraux qui divisent les Kurdes que les puissances internationales ont l’intention de perturber l’équilibre actuel entre les deux pôles politiques dans le champ kurde à l’échelle régionale, au détriment du PKK. Cela ne signifie pas que le PDK soit accepté et soutenu sans réserve, mais la Turquie et l’Iran, de même que les États-Unis, sont bien conscients que celui-ci est plus susceptible de servir leurs intérêts et ne revendique aucune transformation néfaste à l’ordre régional et international qui leur convient.
L’adhésion du PDK à l’économie de marché néolibérale, sa monopolisation du pouvoir politique entre les mains d’une petite élite facilement « clientélisable » et sa réticence à intervenir dans les affaires politiques des régions kurdes mitoyennes sont les principaux facteurs qui font de lui un allié de choix. La tutelle de l’Iran sur l’UPK et celle de la Turquie sur le PDK, ainsi que l’agenda politique de ces deux partis, qui limitent la question kurde au Kurdistan irakien, constituent les caractéristiques de base d’alliances locales, nationales et internationales au détriment du mouvement kurde transfrontalier et transnational dominé par le PKK.
À l’échelle régionale, les quatre pays où se trouvent les Kurdes traversent leurs propres crises politiques profondes depuis le début de la décennie 2010. Tous sont en état de guerre. Une guerre civile et des guerres par procuration ravagent la Syrie depuis 2011. L’Irak, depuis l’invasion américaine de 2003, connaît une violence et une désintégration sociale massives, où crises politiques sans fin et guerres sectaires s’ajoutent à la violence des organisations islamistes radicales et à l’implication de nombreux pays voisins et des grandes puissances, sous leadership états-unien. Le régime théocratique iranien qui, bien qu’isolé sur la scène internationale, a été extrêmement actif dans les guerres en Syrie, au Yémen et en Irak, est le théâtre de d’une montée du mécontentement social et de mouvements de protestation de plus en plus déterminés à l’intérieur de ses propres frontières. Enfin la Turquie est entrée dans une grave turbulence au moins depuis 2013 avec les manifestations de Gezi, les résistances kurdes en faveur l’autonomie et les mouvements d’auto-défense dans les zones urbaines en 2015-2016, la tentative de coup d’État militaire de 2016, l’invasion militaire contre les régions autonomes kurdo-arabes en Syrie et l’autoritarisme total à l’échelle du pays.
Dans ces conditions troubles, les Kurdes sont une figure ennemie « par excellence ». Bouc émissaire pour la Turquie et l’Iran à l’intérieur de leur pays comme à l’extérieur de leurs frontières nationales, ils sont également malmenés et fragilisés en Syrie et à l’Irak, en dépit du statut d’autonomie dont ils disposent dans ces pays (autonomie de fait en Syrie du nord, autonomie institutionnelle légale et reconnue au sein de la fédération irakienne pour le KRG). Les régions kurdes de ces deux pays sont ainsi le théâtre de guerres et d’agressions meurtrières de la part de plusieurs acteurs sur le terrain (organisations islamistes, Turquie et Iran), sans compter les affrontements par procuration (russe et états-unien notamment).
Malgré les profondes inimitiés et la concurrence entre ces quatre pays (dont au moins deux, la Turquie et l’Iran, ne cachent pas leurs ambitions impérialistes à l’échelle régionale, sous couvert de la multiséculaire scission entre chiisme et sunnisme), ces derniers sont à la recherche d’un accord concernant la question kurde afin de contenir, voire d’écraser, les avancées symboliques, politiques ou militaires obtenues par les Kurdes ces dernières années. Le bazar des pourparlers entre la Turquie, l’Iran et l’Irak (incluant le PDK), et la tentative du président turc Erdoğan de reprendre le dialogue avec le régime syrien qui était hier son ennemi juré, sont des signes importants de cette quête.
La collaboration des forces kurdes organisées de Syrie et d’Irak, seule résistance militaire effective au sol contre l’État islamique avec la Coalition internationale contre Daech (créée en 2014 dans le but de « mettre fin au projet terroriste de Daech » et à son emprise sur un large territoire entre l’Irak et la Syrie, et rassemblant aujourd’hui 80 pays et organisations internationales) a eu plusieurs résultats. Tout d’abord : l’internationalisation de la question kurde dans la jungle brûlante de la géopolitique du Moyen-Orient. Mais l’implication directe de la Russie et de l’Iran (aux côtés du régime syrien) et de la Turquie (avec un double objectif consistant à affaiblir, et si possible renverser, le régime syrien en faveur de l’opposition menée par les mouvements islamistes sunnites, et à détruire l’administration autonome dirigée par les Kurdes) a achevé de rendre explosive et de complexifier la situation des Kurdes, en Syrie ainsi que dans d’autres parties du Kurdistan.
D’un côté, le rôle important des forces militaires issues pour la plupart du mouvement kurde d’obédience PKK dans la défaite de l’État islamique, son visage féministe et son horizon d’émancipation ont créé un mouvement d’opinion en faveur des Kurdes dans la communauté internationale. De l’autre, l’appui de la Coalition internationale et la perspective d’une possible nouvelle reconnaissance d’autonomie kurde au nord de la Syrie ont généré un profond mécontentement de la Turquie, qui ne cesse de manœuvrer habilement son rôle d’acteur régional clé et son statut de membre de l’OTAN pour bénéficier de l’appui ou de la complicité des grandes puissances (États-Unis et Union européenne d’un côté, Russie de l’autre).
Les Kurdes entre quête de survie et d’émancipation
C’est donc la première fois de leur histoire que les Kurdes jouissent d’une telle visibilité à l’échelle internationale, couplée à une sympathie émanant des mouvements et organisations non institutionnels se situant « en bas et à gauche » de l’échiquier politique. Beaucoup parmi eux ont éprouvé pour la « révolution du Rojava » un enthousiasme similaire à celui qu’avait suscité la rébellion zapatiste du Chiapas de 1996, qui apparaissait comme un démenti en acte du fameux « There is no alternative » que semblait avoir imposé partout, dans les faits et dans les esprits, l’ordre néolibéral triomphant.
Cette sympathie pour les Kurdes et la solidarité qu’elle a générée ne proviennent pas seulement de la « résistance héroïque » menée par les combattants et combattantes kurdes contre les organisations islamistes fondamentalistes. Elle s’attache à l’horizon émancipateur d’un mouvement kurde ayant semblé opérer une mue spectaculaire, se délestant des carcans staliniens des débuts de la guérilla pour faire la critique de l’État-nation, du capitalisme et de l’ordre patriarcal et/ou religieux, faisant du féminisme et du respect des droits des LGBTI+, de l’écologie, de la solidarité et de la coexistence égalitaire des membres de différentes ethnies et confessions les piliers discursifs de la proposition politique alternative qu’il tente de promouvoir.
Au-delà du discours, les mouvements kurdes d’obédience PKK en Turquie, dans les montagnes servant de base à la guérilla, plus récemment en Syrie, ont à leur actif des réalisation concrètes en termes de politique égalitaire et laïque. Outre qu’aujourd’hui les Kurdistan irakien et syrien sont les derniers refuges des minorités chrétiennes et des Yézidis au cœur d’un Moyen Orient qui ne cesse de s’islamiser de jour en jour, travail de mémoire, confrontation avec le passé, révision historiographique dans une perspective non nationaliste et non religieuse, réhabilitation concrète du multiculturalisme et instauration volontaire d’une parité homme/femme dans toutes les organisations politiques font partie des réalisations tangibles du mouvement kurde depuis les années 2000.
En Syrie, l’entité autonome organisée autour de ce modèle démocratique et fédéral de co-gouvernement incluant Kurdes, Arabes, Arméniens, Syriaques et autres minorités survit à grand-peine, sous la menace permanente de la Turquie et du régime syrien.
En Turquie, malgré la limitation des revendications du mouvement à une forme d’autonomie démocratique au sein des frontières actuelles et son renoncement à la création d’un État kurde indépendant, à l’aube du centenaire de la fondation de la Turquie en 2023, il n’y a aucun signe en faveur de la paix, ni de la part du régime autoritaire résultant de l’alliance du parti islamiste-conservateur d’Erdoğan avec l’extrême droite ultranationaliste, ni de la part des principaux partis d’opposition. Les représentants et élus du mouvement kurde légal (jouissant des suffrages de 13 % de la population à l’échelle nationale, de plus de 70 % dans les régions kurdes) ont une nouvelle fois été victime de vagues d’arrestations illégales, ou ont pris la route de l’exil.
Quant à l’Iran, alors que même le slogan devenu le plus emblématique des protestations en cours (« Jin, jiyan, azadî ! », « Femme, vie, liberté ! ») provient du paradigme proposé par la large tendance pro-PKK, et que les Kurdes n’ont jamais demandé, majoritairement qu’une autonomie limitée au sein des frontières de l’Iran actuel, aucune perspective de dialogue ne pointe dans l’attitude ultra-répressive du régime.
Nous avons déjà évoqué la situation du Kurdistan irakien, qui, outre sa fragilité et sa dépendance vis-à-vis d’acteurs plus puissants, vient de voir bafouer les résultats d’un référendum s’étant exprimé à plus de 93 % en faveur de l’indépendance vis-à-vis de l’État central irakien, et de perdre 30 % de son territoire au profit de la partie sud de la fédération irakienne auquel il est rattaché depuis 1992.
Dans les quatre pays opprimant les Kurdes, les politiques reposant sur un nationalisme racial excluant et des identités religieuses sur-légitimées ne permet aucune avancée politique pacifique.
Le mouvement transnational et transfrontalier kurde, dont le principal initiateur est le PKK (avec sa guérilla active sur le terrain, ses représentants légaux, des centaines d’ONG, des millions de sympathisants…), est peut-être l’un des « acteurs non-étatiques » les plus puissants du monde. Mais le « facteur OTAN », qui entraîne le maintien de sa stigmatisation et criminalisation comme « organisation terroriste », selon les vœux de la Turquie, est l’obstacle le plus important à la reconnaissance de la lutte centenaire des Kurdes, sinon pour le droit à l’autodétermination, du moins pour celui à la survie. Aujourd’hui, c’est là l’élément de géopolitique déterminant qui permet aux gouvernements turc, iranien et syrien de commettre une violence permanente contre « leurs » population kurdes, en particulier la part revendicatrice et politiquement organisée de cette population, et ce jusqu’en dehors de leurs propres frontières, y compris sur les terres d’asile que représentent les pays européens pour de nombreux Kurdes obligés de fuir leur pays d’origine.
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À l’heure de l’écriture de ces lignes, un attentat sanglant par William M., l’homme raciste soupçonné d’avoir tué Emine Kara (Evîn Goyî), Mir Perwer et Abdurrahman Kızıl, et d’avoir blessé trois autres personnes, vient de frapper les locaux de du Centre culturel démocratique kurde (association légale de tendance idéologique pro-PKK) en plein cœur de Paris. Un attentat à quelques jours de la commémoration des dix ans de l’assassinat des trois militantes et représentés kurdes Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez commandité par les services secrets turcs, que le gouvernement français semble préférer « couvrir » en persistant à refuser de lever le secret-défense, ce qui fait obstacle à l’établissement définitif de cette implication.
Les Kurdes sont depuis longtemps pris dans un douloureux dilemme. D’une part, leur force et leur survie politique dans des conditions extrêmement adverses, au prix d’un tribut considérable en vies humaines emportées par des morts violentes ou des incarcérations iniques souvent pour de très longues durées, repose sur la construction et le maintien d’organisations armées et civiles assez remarquablement soudées et persévérantes, agissant en vue de leur objectif politique. Mais c’est précisément cette capacité d’action et de mobilisation qui les font percevoir, à l’échelle nationale aussi bien qu’internationale, comme une menace.
On pourrait le dire autrement : le grand malheur des Kurdes est qu’ils continuent de disposer d’organisations actives et puissantes difficilement solubles dans le grand « paradigme victimaire » qui domine l’ordre international post-guerre froide, qui veut que ne soient pris en compte que les peuples ou populations reconnues comme victimes, et délégitime ceux qui mettent en œuvre, discursivement et en pratique, l’auto-défense. Si l’on ajoute à cela qu’ils sont porteurs d’une idéologie radicale dénonçant avec vigueur l’ordre impérial, capitaliste et patriarcal, on comprend qu’ils trouvent peu d’alliés parmi les acteurs étatiques ayant quelque voix dans l’ordre économique et politique mondial actuel.
Ceux-ci préfèrent soutenir la Turquie et l’Iran, deux « anti-démocraties » qui pèsent de tout leur poids dans la région moyen-orientale, avec leurs idéologies nationalistes et suprématistes (turco-sunnite pour la première, perso-chiite pour la seconde) et leur projection dans un horizon triomphant expansionniste. Pourtant, le cadre d’interprétation qui pousse un grand nombre d’acteurs kurdes à résister est bien, à leurs yeux, une simple nécessité de survie.
La perception dominante, tous acteurs confondus et indépendamment des divergences politiques qui les opposent, est celle d’un Kurdistan dont les habitants sont victimes d’un « génocide au ralenti », ou d’une vague de « violence palimpsestique » commise sous diverses formes par la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie depuis les années 1920 : leur extermination physique dans divers épisodes de violence de masse (rappelons les plus emblématiques d’entre eux : les massacres de Dersim en 1938 en Turquie ; le génocide d’Halabja en 1988 en Irak, la campagne génocidaire des Kurdes yézidis en 2014 par l’État islamique) ; et d’autre part, la très longue série de destructions volontaires de la cohésion sociale aussi bien que des territoires, des langues et des cultures des Kurdes à travers les politiques de la terre brûlée, d’ingénierie démographique et d’’assimilation forcée. On peut cependant gager que les massacres répressifs, les emprisonnements massifs, les déportations et exils forcés, de même que les entreprises de criminalisation, linguicide et mémoricide continueront à demeurer impuissantes à une résolution définitive de la question kurde.