Société

Expériences de légalisation du cannabis, un premier bilan

Politiste

Le Conseil économique, social et environnemental vient de publier un avis prônant la légalisation du cannabis en France. La récurrence du débat public sur le statut légal du cannabis invite à dresser un bilan des politiques menées pour « réguler » ce marché. Après dix ans de mise en œuvre dans quelques États outre-Atlantique, que sait-on des expériences de légalisation mises en place ? Le bilan de ces réformes apparaît contrasté, au regard de leurs effets économiques et des conséquences sanitaires.

«Cannabis : sortir du statu quo » : c’est dans ces termes que, le 24 janvier 2023, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) s’est prononcé en faveur d’une légalisation encadrée du cannabis en France, rejoignant les recommandations du Conseil d’analyse économique (2019) et de la mission d’information parlementaire sur la réglementation des usages du cannabis (2021). Ces appels à changer de paradigme s’appuient sur trois constats partagés.

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D’abord, la persistance d’un « French paradox » : malgré une législation parmi les plus sévères d’Europe, considérant l’usage simple comme un délit, la France se classe parmi les pays les plus consommateurs. Ils relèvent ensuite que la politique de répression menée depuis les années 1970 a échoué à enrayer non seulement la consommation de cannabis, mais également l’insécurité liée au trafic et la criminalité associée. Ils invitent, enfin, à étudier les expériences étrangères de « régulation » du cannabis, afin d’en tirer les enseignements utiles à l’élaboration d’un cadre adapté au contexte français.

Sortir de la prohibition ? Un débat public mondial

Ces réflexions sur le statut légal du cannabis font écho à un débat public nourri au niveau mondial. Les contestations de la prohibition ont d’abord vu le jour au sein des instances onusiennes, garantes des conventions internationales sur les stupéfiants, puis à travers diverses initiatives nationales de réforme du cannabis. Le spectre des politiques publiques s’est ainsi élargi depuis les années 2010, incluant désormais des initiatives de légalisation du cannabis à usage « récréatif » (c’est-à-dire non-médical), qui vont au-delà d’une dépénalisation de la consommation et de la détention pour usage personnel (où la production et la vente restent interdites). Ces stratégies alternatives à la prohibition prétendent « réguler » le marché du cannabis : il s’agit d’autoriser la production (contrôlée) et d’encadrer l’usage (chez les adultes).

C’est aux États-Unis, premier marché mondial de consommation et chantre historique de la prohibition, que le mouvement a été amorcé : en l’espace d’une décennie (2012-2022), 21 États sur 50 (+ Washington DC) ont légalisé le cannabis à usage « récréatif », d’abord dans l’Ouest. Tous en avaient préalablement légalisé l’usage médical, pour certains dès les années 1990. La particularité de ces initiatives est de braver les conventions internationales sur les stupéfiants (qui imposent d’incriminer production, trafic, cession et détention) mais aussi l’interdit fédéral. Par contraste, deux pays ont opéré une légalisation à l’échelle nationale : l’Uruguay en 2013, puis le Canada, en 2018, premier pays du G7, deux décennies après avoir autorisé l’usage médical (2001). D’autres gouvernements nationaux ont adopté un projet de légalisation dont les modalités restent à préciser, à Malte (2021), au Luxembourg (2022) ou en Allemagne où la coalition « feu tricolore » élue en 2021 s’est engagée à mettre en place la vente de cannabis dans des magasins agréés en 2024.

Hormis ces initiatives qui vont jusqu’à ouvrir un marché légal contrôlé par l’État, plusieurs pays ont significativement révisé leur législation, contribuant à diversifier le paysage des régimes d’autorisation et d’encadrement du cannabis au cours de la décennie 2010. Alors que la Jamaïque a légalisé le cannabis à des fins religieuses à l’usage des rastafaris, qui le considèrent comme une herbe sacrée (2015), d’autres formes d’autorisation de la production ou de la distribution ont vu le jour : l’auto-culture pour un usage privé ; les « cannabis social clubs » (CSC), coopératives d’autoproduction contrôlée qui ont essaimé dans les années 1990 dans la zone grise des législations européennes, avant d’être, parfois, dépénalisés ou légalement reconnus (Uruguay, Malte) ; la production et la vente contrôlée à l’échelle locale, expérimentée de Copenhague (2013-2014) à Berlin (2015) et, plus récemment, en Suisse (6 villes pilotes) ou aux Pays-Bas, où une filière de production légale du cannabis (« wietexperiment ») vise à fournir légalement les « coffee shops » de dix municipalités, afin de mettre fin au « backdoor system » (qui consistait à vendre dans les « coffee shops » du cannabis issu du marché noir).

En parallèle, de nombreux États ont légalisé l’usage médical du cannabis selon des régimes divers, en Europe (une vingtaine de pays), aux États-Unis (37 États sur 50), en Amérique latine depuis 2016 (Colombie, Argentine, Pérou, Équateur), en Afrique depuis 2017 (Lesotho, Afrique du Sud, Zimbabwe, Zambie, Ghana, Malawi, Maroc) et même en Asie (Thaïlande, Sri Lanka, bientôt le Japon). Certains États autorisent la culture (à domicile ou à l’échelle industrielle à des fins d’exportation), tandis que d’autres autorisent l’accès à du « cannabis médical » (importé ou autoproduit), parfois garanti par la Cour de justice (Brésil, Paraguay). Dans d’autres, les plus hautes juridictions appellent à traiter l’usage personnel de cannabis comme un enjeu de droits humains, à l’instar des Cours suprêmes d’Afrique du Sud (2018) ou du Mexique (2021) qui ont déclaré la prohibition du cannabis « inconstitutionnelle ».

L’environnement international des politiques du cannabis s’est donc profondément transformé au cours de la décennie 2010, substituant à un bloc monolithique de politiques fondées sur le principe de prohibition une palette de régimes d’autorisation et de régulation de plus en plus différenciés.

Comment « réguler » un marché contesté ?

Les régimes de régulation du cannabis à usage « récréatif » mis en place depuis une dizaine d’années se caractérisent par plusieurs traits, en premier lieu par deux objectifs communs : prévenir la consommation parmi les jeunes ; reprendre le contrôle du marché en asséchant le trafic et les réseaux de criminalité associée afin d’améliorer la sécurité publique. Il s’agit notamment d’organiser la transition vers un marché légal.

Les régimes de régulation se rejoignent ensuite sur le rôle central donné à l’État dans la structuration d’un marché strictement réglementé, visant trois objectifs : sécuriser les conditions de production, de vente et de commercialisation de cannabis « récréatif » en soumettant les opérateurs à des règles (déclaration, surveillance, traçabilité) ; limiter la visibilité publique, l’accessibilité et le périmètre autorisé de consommation du produit afin de protéger les mineurs (contrôle du prix, restrictions d’affichage, de publicité et de marketing, comme en matière d’alcool ou de tabac) ; garantir des recettes fiscales aux États à travers les taxes (hormis en Uruguay, qui ne prétend pas « tirer avantage » de la légalisation).

La fiscalité constitue un enjeu crucial : elle vise à stimuler le dynamisme commercial d’un secteur économique naissant afin d’optimiser les recettes de l’État, sans pour autant encourager à la consommation – suivant une logique de « fiscalisation comportementale » propre aux biens de consommation rares ou dangereux (tabac, alcool ou jeux de casino) (« sin taxes »). Ainsi, la taxation du cannabis ne doit apparaître ni trop élevée (pour concurrencer le marché noir), ni trop basse (pour ne pas inciter les plus jeunes à la consommation).

Ce haut niveau de contrôle du marché, qui répond à l’objectif d’une régulation revendiquée comme « responsable », est un marqueur des « marchés contestés » : comme pour l’adoption, le don d’organes ou la gestation pour autrui, la décision d’organiser le marché du cannabis soulève des controverses morales et conduit les autorités publiques à un surcroît de vigilance lié à la crainte de voir une logique marchande gouverner une sphère sensible touchant à la santé et à la sécurité publiques. Les plaidoyers de réforme mettent d’ailleurs souvent en avant l’allocation des recettes fiscales du cannabis au financement de politiques d’intérêt public (éducation, prévention, recherche).

Des approches distinctes de « mise en marché »

Au-delà de ces convergences, les détails de la régulation révèlent des approches distinctes de « mise en marché » du cannabis, avec des priorités différentes : la protection de la santé publique en Uruguay, le développement économique aux États-Unis, une troisième voie de synthèse au Canada (« autoriser sans promouvoir »). La voie alternative canadienne prend la forme de politiques hétérogènes : un cadre juridique fédéral régit la production de cannabis et les normes de santé et de sécurité, mais chaque province ou territoire organise la vente selon ses propres règles (âge minimum légal, lieux de vente, nombre et répartition des points de vente, autorité de régulation, régime fiscal, contours de l’offre, lieux de consommation autorisés, etc.). Par ailleurs, les municipalités peuvent réglementer (voire interdire) la consommation, ce qui démultiplie les schémas de régulation observés au Canada.

Partout où le cannabis a été légalisé pour les adultes (18, 19 ou 21 ans, par analogie avec l’âge légal d’achat d’alcool), il est possible d’en acheter (en quantité limitée), soit dans des points de vente physiques (magasins de détail dans les États nord-américains ou pharmacies en Uruguay), soit en ligne (sauf en Uruguay). La vérification de l’âge est systématique.

La plupart de ces juridictions prévoient d’autres voies légales d’approvisionnement : la culture à domicile ou, plus rarement, l’adhésion à une coopérative de producteurs (CSC) (Uruguay). Les limites légales de possession personnelle et de culture à domicile sont définies par des seuils variables (entre 28 g et 170 g de cannabis autorisés sur soi, entre 4 et 12 plants cultivés à domicile). La consommation reste interdite dans les lieux publics sauf, parfois, là où il est autorisé de fumer du tabac (par exemple à New York ou en Colombie-Britannique). Fumer reste le plus souvent prohibé dans les parcs et jardins, à la plage, en voiture, voire même chez soi si l’on est locataire (au Québec). Pour résoudre cette contradiction, depuis 2019, une dizaine d’États américains (dont la Californie, le Colorado et New York) et une seule province canadienne (Ontario) ont autorisé des « cannabis lounges ».

La gamme des produits autorisés à la vente constitue un des objets de régulation les plus discutés, de même que la réglementation sur l’emballage et l’étiquetage des produits, la publicité et le marketing. Jusqu’où faut-il étendre le périmètre d’autorisation et encourager les innovations de produits ? Faut-il plafonner la teneur autorisée en principe actif (THC) ? Faut-il interdire les arômes, la mise en avant des caractéristiques gustatives des produits et, plus généralement, les stratégies de promotion du cannabis visant à favoriser son attractivité et à élargir les clientèles ? Dans tous ces domaines, des choix différents ont été opérés. L’offre légale de cannabis inclut a minima des produits qui se fument (herbe ou résine), disponibles en sachets ou sous forme de joints pré-roulés.

Mais, dans la plupart des juridictions nord-américaines, l’offre s’est considérablement diversifiée, incluant produits alimentaires infusés au THC ou au CBD (edibles), produits de vapotage, cosmétiques, extraits concentrés (« concentrates ») dont la teneur en THC dépasse parfois 90 %, comportant un risque élevé d’intoxication : huiles (« Butane hash oil » / BHO), cires (« wax ») et autres extraits solides (« shatter »). Ces nouveaux produits vont de pair avec de nouveaux modes de consommation, comme le « dabbing » (qui consiste à inhaler des extraits hautement concentrés en THC dans un « dab rig », à la manière de l’opium) ou la « vaporisation nouvelle génération » (avec des accessoires « intelligents »). Pour des raisons de santé publique, certaines juridictions limitent l’offre, comme l’Uruguay (qui n’autorise que quatre variétés de cannabis à fumer, vendues en pharmacie, plafonnées à 15 % de THC) ou le Québec (qui interdit les produits au-delà de 30 % de THC mais également les arômes dans les produits de vapotage).

De la même manière, les règles de vente, de présentation et de promotion du cannabis sont très variables. Le cannabis vendu en magasin au Canada est conditionné dans des paquets neutres (comme le tabac en France), difficiles à ouvrir pour des enfants (« child resistant packaging »). Dans certaines provinces, comme le Québec, toute publicité est interdite (tout comme en Uruguay), de même que toute présentation du cannabis associée à des références positives. Dans les boutiques, les produits ne sont pas visibles de l’extérieur et sont tenus hors de portée directe des clients. Ces règles se retrouvent rarement aux États-Unis, où la palette des produits est colorée, attractive, avec des conseillers-vendeurs (« budtenders ») offrant un accueil personnalisé.

L’offre commerciale s’y est développée suivant les stratégies classiques de marketing empruntées à la vente d’alcool, mobilisant affichage, réseaux sociaux et sponsoring faisant appel à des célébrités associant leur image à une marque (Snoop Dogg, Whoopi Goldberg, Jay-Z et Rihanna, Mike Tyson, etc.). Les entrepreneurs se sont donc diversifiés et le secteur professionnel du cannabis s’est densifié, donnant lieu à de nouvelles filières universitaires diplômantes, en matière d’horticulture, de droit des affaires, ou de marketing.

À ce stade d’évolution, on peut distinguer deux modèles-types de régulation. Un premier pôle regroupe les juridictions qui ont instauré un marché « for profit » (« business-friendly »), avec l’objectif de faire du cannabis un secteur économique rentable, professionnalisé, reposant sur l’initiative des acteurs privés, moyennant une réglementation plus ou moins stricte. C’est le cas des régimes étatsuniens et de deux provinces canadiennes (Ontario et Alberta), où la régulation vise à optimiser l’environnement économique et la rationalisation financière dans le secteur du cannabis : en assurant la traçabilité des produits (« from seed to sale ») afin d’éviter les détournements vers le marché noir et sécuriser les recettes fiscales ; en intervenant sur la localisation des points de vente (« zoning ») afin de structurer l’offre et garantir l’accessibilité du cannabis légal ; en réglementant la publicité sans complètement l’interdire. Dans ces juridictions, le développement du marché légal a été relativement rapide, avec des recettes fiscales dépassant parfois les prévisions.

À l’autre bout du spectre, un pôle minoritaire (Uruguay, Québec) a instauré un monopole public sur l’offre. Ce niveau maximal de contrôle permet à l’État de limiter la gamme des produits mis en vente. Entre les deux, le Canada décline un camaïeu de régimes de contrôle qui revendiquent une approche « équilibrée », par exemple en répartissant la vente entre opérateurs publics et privés (Colombie-Britannique).

Un bilan économique en demi-teinte

Près de dix ans après les premières expériences de régulation (Colorado, État de Washington, Uruguay), on peut esquisser un premier bilan, au regard des objectifs différenciés assignés à ces réformes, en rappelant les difficultés de cet exercice. Au-delà des difficultés d’imputabilité classiques dans l’analyse des politiques publiques, les effets propres de la légalisation du cannabis sont brouillés par la pandémie de Covid-19.

Le premier constat est celui d’un refroidissement du sujet, par contraste avec l’intensité des débats précédant la légalisation. « The sky has not fallen » : ce commentaire des autorités publiques de régulation au Colorado et dans l’État de Washington souligne que, une fois adoptées, ces réformes n’ont généré ni surprise, ni mobilisations hostiles durables. Elles semblent même considérées comme irréversibles, les débats portant désormais sur les ajustements nécessaires. Les boutiques spécialisées de cannabis ont été catégorisées « commerces essentiels » pendant la crise sanitaire de 2020-2021 et leur périmètre d’autorisation a alors été élargi à l’achat en « drive-thru », en comptoir extérieur (« curbside pickup ») ou via la livraison à domicile. Ces formes inédites de vente ont perduré au-delà du confinement, rehaussant l’accessibilité des cannabinoïdes. Globalement, les ventes de cannabis ont progressé dans cette période.

Particulièrement aux États-Unis où il structure aujourd’hui une filière industrielle à part entière, le marché légal du cannabis a connu une expansion rapide, avec un taux de croissance annuel de 20 % à 30 % dans les premières années et une forte marge de profit (plus de 15 % en moyenne au Colorado). À l’instar du nombre de points de vente, le montant des ventes annuelles n’a cessé d’augmenter dans la plupart des juridictions d’Amérique du Nord.

Cette dynamique semble cependant s’essouffler : au Colorado par exemple, pour la première fois, le montant des ventes a significativement baissé en 2022. Au Canada, le développement du marché a été plus mesuré du fait d’un contrôle public plus serré mais la tendance est convergente : après l’euphorie boursière des débuts – plus d’une dizaine de valeurs cannabis s’échangeant à la Bourse de New York et de Toronto – ­­, le mouvement de concentration dans le secteur s’est ralenti. Face aux pertes nettes, les entreprises canadiennes opèrent un retrait partiel du marché et se restructurent. En février 2023, un des principaux producteurs, Canopy Growth, a annoncé la fermeture de son site de culture phare en Ontario et le licenciement de 800 salariés (35 % de sa masse salariale).

Ce désenchantement s’explique par plusieurs facteurs. Aux États-Unis, du fait de l’interdit fédéral, le marché reste incertain, fragmenté (circonscrit à 40 % des États), bridé dans son développement : le commerce entre États et l’exportation restent interdits, et les banques refusent les prêts aux entreprises du « cannabusiness » de crainte d’être poursuivies pour blanchiment d’argent.

Au Canada, le déploiement de l’offre légale a été retardé par les pénuries d’approvisionnement (Québec), les résistances des municipalités, la complexité réglementaire et les contraintes bureaucratiques d’accès au marché. En outre, les marchés nord-américains étant inhibés par le contexte de prohibition internationale du cannabis (classé comme stupéfiant au même titre que l’héroïne), les opérateurs ont rapidement été confrontés à une crise de surproduction, allant de pair avec l’effondrement des prix de gros. L’insuffisance des débouchés est aggravée par le différentiel entre l’attribution généreuse de licences de production et plus restrictive s’agissant des licences de vente, plafonnant de facto la demande pour le cannabis légal.

La saturation de l’offre se traduit par des volumes record de production légale en 2022 (623 tonnes au Colorado, 614 dans l’Oregon, 577 en Californie) qui s’ajoute au cannabis produit illégalement, redoublant les difficultés à concurrencer le marché noir : celui-ci a non seulement baissé ses prix, obligeant le marché légal à s’aligner, mais il est en partie alimenté par le détournement des surstocks légaux. Et, par nature, il échappe aux contraintes réglementaires et fiscales assignées au secteur légal, bénéficiant de fait d’un avantage concurrentiel. Si, partout où le cannabis a été légalisé, le marché noir recule progressivement, ce qui était un des principaux objectifs de la légalisation, cette évolution est plus ou moins rapide. La vitalité du marché noir reste marquée dans certains États, par exemple en Uruguay où le plafonnement du THC et l’obligation d’enregistrement des consommateurs découragent le recours au secteur légal, ou en Californie où l’herbe mexicaine est moins chère, le niveau de taxation élevé et les contrôles de légalité rares.

Ce sentiment général de frustration est partagé par les « petits producteurs » qui souhaitent investir la sphère légale, en particulier ceux issus du marché historique (« legacy market »). Un des enjeux de la légalisation du cannabis en Amérique du Nord était, en effet, d’organiser la transition des opérateurs des marchés illicites vers l’économie légale. Or ceux-ci jugent excessif le « poids » des exigences réglementaires, requérant un investissement financier conséquent (installations de vidéosurveillance, emballage, tests, traçabilité, etc.).

Ils déplorent la concentration industrielle d’un marché normé, tracé, surveillé, qui profite de fait aux conglomérats. Certaines juridictions ont donc mis en place une politique de discrimination positive (« social equity »), pour favoriser l’accès des minorités ethniques au secteur légal, dans une logique de réparation aux victimes de la « guerre à la drogue » (« war on drugs »). Ainsi, dans l’État de New York, les premières licences de vente ont été attribuées en 2022 à des personnes condamnées pour usage ou possession de cannabis. Par ailleurs, un nombre croissant de juridictions mettent en place des licences de micro-culture : en 2022, celles-ci représentaient près de 40 % des licences actives au Canada.

La situation observée en Amérique du Nord témoigne donc des difficultés d’une stabilisation profitable du marché légal du cannabis, en phase de maturation après une amorce dynamique qui a favorisé la professionnalisation et la montée en technicité d’acteurs économiques divers. Dans cette perspective, le corpus législatif est en cours de révision au niveau fédéral et le Président J. Biden multiplie les signaux d’encouragement au secteur : après avoir gracié les personnes condamnées à des délits fédéraux de possession de cannabis et prôné son déclassement de la liste des substances contrôlées au niveau fédéral, il a promulgué en 2022 une loi de soutien à la recherche sur le cannabis à usage médical, première loi fédérale prenant acte de la légalisation du cannabis aux États-Unis. Plusieurs textes législatifs bloqués au Sénat ont été relancés, du projet de loi MORE (Marijuana Opportunity Reinvestment and Expungement Act) au SAFE Banking Act (autorisant les banques américaines à soutenir les entreprises du cannabis), peinant toutefois à susciter un accord bipartisan.

Des conséquences sanitaires encore difficiles à évaluer

Un autre objectif des réformes de légalisation ­– opérées dans des États parmi les plus consommateurs au monde – était d’infléchir la consommation parmi les jeunes. Les enquêtes épidémiologiques s’accordent sur l’absence de hausse de la consommation parmi les mineurs à court terme (sauf en Uruguay). En revanche, celle-ci a le plus souvent augmenté parmi les adultes, en particulier au-delà de 25 ans. Aux États-Unis, l’amplification de l’offre s’est accompagnée d’un élargissement des clientèles et d’une segmentation du marché, avec des produits de niche (à l’instar du « cannabis gourmet »).

En écho, les habitudes de consommation se sont diversifiées : si, partout, l’herbe domine toujours les ventes, d’autres types de produits sont en essor (formes alimentaires, concentrés). Les usagers tendent à consommer une gamme plus large de produits et en plus grande quantité. Un point de vigilance particulier concerne la montée en charge du vapotage de cannabis parmi les mineurs et les jeunes adultes, dont les effets sanitaires à long terme sont encore mal connus.

En termes de santé publique, la légalisation soulève de nouvelles problématiques. Une augmentation conjointe des recours aux urgences et des hospitalisations est souvent rapportée dans les premiers temps de la légalisation, résultant d’intoxications aiguës liées à la consommation de cannabis comestible par des usagers « naïfs » (qui, ne ressentant pas d’effets immédiats, multiplient les prises). Ce phénomène disparaît cependant au fil des campagnes de prévention. À l’inverse, les effets sanitaires à long terme de l’usage chronique de produits fortement concentrés en THC, peu documentés, suscitent les inquiétudes des intervenants de santé publique.

Au-delà de ses conséquences sanitaires, la légalisation du cannabis a produit un effet de normalisation du produit. Les enquêtes sur les perceptions montrent une euphémisation des risques sanitaires associés au cannabis parmi les plus jeunes. Il est également établi que la mercantilisation favorise la visibilité publique du produit — en particulier lorsque la publicité est autorisée — qui, conjuguée à la baisse des prix induite par la légalisation, entraîne une accessibilité accrue du produit.

Ce bilan provisoire fait apparaître des marchés légaux encore en cours de stabilisation, qui se structurent en s’adaptant à un cadre réglementaire strict. Ces incertitudes nourrissent une dynamique d’ajustements permanents, afin de trouver les réglages propres à chaque contexte. La légalisation étant avant tout un processus complexe d’organisation d’une transition d’un marché illégal vers la sphère légale, plus qu’une création ex nihilo, il s’agit pour les autorités publiques de construire les conditions d’émergence d’un marché utile à l’économie locale capable de supplanter une économie souterraine prospère, mais en poursuivant également des objectifs de santé publique et de justice sociale.

C’est dans cet esprit (« Make California cannabis profitable ») que le gouverneur de Californie a signé un volant de textes à l’automne 2022, visant à positionner le cannabis du « Golden State » comme un secteur compétitif et ayant pris de l’avance, anticipant une possible ouverture du marché national.


Ivana Obradovic

Politiste, Directrice adjointe de l’observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT)