Médias

Les médias et leurs actionnaires ou comment celui qui paye l’orchestre choisit la musique

Politiste

Si les grands actionnaires des médias n’en sont juridiquement pas les propriétaires, ils se comportent souvent comme tels. Et si l’influence directe de l’actionnaire sur les politiques éditoriales – façon Bolloré – demeure rare, des moyens détournés, comme les politiques de recrutement, permettent en revanche à ceux qui « payent l’orchestre  » de « choisir la musique » qui sera jouée.

Xavier Niel, PDG d’Iliade et actionnaire majoritaire (à hauteur de 75 %) du Monde libre (Le Monde, Télérama, Courrier international, L’Obs, 51 % du Monde diplomatique), Charles Edelstenne, PDG du groupe Dassault (groupe Le Figaro éditeur du Figaro, du Figaro Magazine…) ; Patrick Drahi, PDG d’Altice France (BFM, RMC) ; Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire de Vivendi (Canal+, CNews, OCS, Prisma Presse [Gala, Voici, Télé Z], actionnaire à 57 % du groupe Lagardère éditeur d’Europe 1, Paris Match, JDD) ; Daniel Kretinsky, PDG du Groupe EPH (Marianne, Franc-Tireur, Télé 7 Jours), actionnaire (à hauteur de 25 %) du Monde Libre ; Iskandar Safar, PDG de Privinvest (Groupe Valmonde, éditeur de Valeurs actuelles) ; Martin Bouygues, PDG du groupe Bouygues (Groupe TF1), François-Henri Pinault, PDG du groupe Kering (Le Point), Bernard Arnault, PDG de LVMH (groupe Les ÉchosLe Parisien, Radio Classique, 24 % de L’Opinion)…

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Aujourd’hui, l’actionnariat de presse en France est principalement incarné par les capitaines d’industries qui ont fait fortune dans les télécommunications ou l’énergie, aux côtés de l’État (France Télévision, France Médias Monde, LCP, Public Sénat, groupe Radio France, Arte France) et d’une variété de formes de régimes de propriétés (fondations, actionnariat salarial…). Mais comment celui qui paye l’orchestre choisit-il la musique ?

Cette question qui a fait l’objet d’une abondante littérature aux États-Unis est loin d’être résolue[1]. L’administration de la preuve reste son principal angle mort. L’absence de témoignages de dirigeants, notamment en raison d’une clause de confidentialité qui les lie à leur ancien employeur[2], le refus de l’enquête de la part des actionnaires, les difficultés dans la mise en œuvre de méthodes sociologiques qualitatives classiques, bien connues des chercheurs travaillant sur les conseils d’administration[3], expliquent le recours à l’analyse statistique quantitative[4].

Or, les données secondaires accessibles à partir desquelles sont réalisées ces recherches s’avèrent souvent parcellaires. En France, un autre obstacle à l’étude de l’actionnariat de presse vient s’ajouter à ceux précédemment soulignés : contrairement à ce qui était préconisé par les réformateurs du système de la presse, en 1944, les journaux n’ont pas l’obligation de rendre publique la liste nominative de leurs actionnaires ni celle des membres de leurs conseils d’administration ou de surveillance, qui constituent pourtant des instances stratégiques sauf lorsqu’il s’agit de sociétés cotées en bourse (par exemple, groupes TF1 et Canal+). Cette opacité du capitalisme de presse tranche avec le capitalisme financier dont les organes de direction font l’objet d’analyses prosopographiques depuis de nombreuses années[5].

Une autre limite présente dans ces recherches réside dans la confusion entre propriété et actionnariat. En droit, la société par actions n’est pas la propriété des actionnaires. Dans le droit français, les actionnaires ne sont pas autorisés à intervenir sur le fonctionnement général de l’entreprise en dehors de l’Assemblée générale. En effet, rappelle Dudouet, « l’actionnaire, en échange des investissements, reçoit non pas des titres de propriété mais des droits sur la société qui, pour l’essentiel, consistent à toucher des dividendes, à nommer la direction et à décider de son destin[6] ». Ce n’est qu’une fois nommé administrateur que l’actionnaire peut utiliser les moyens légaux dont il dispose : l’allocation de ressources et la nomination des dirigeants.

Cela n’empêche pas que les actionnaires majoritaires soient tentés de se comporter comme des propriétaires dans les médias dont ils font l’acquisition, comme l’illustre de façon paroxystique, Vincent Bolloré. Sitôt nommé président du conseil de surveillance du groupe Vivendi et du conseil de surveillance de Canal+, l’homme d’affaires et son équipe changent la direction de la chaîne, portent un coup d’arrêt au développement de l’investigation, remplacent la chaîne d’information en continu du groupe I-télé par CNews.

Or, chose nouvelle dans le secteur de la réglementation, l’OPA du groupe Vivendi sur le groupe Lagardère (Europe 1, JDD, Paris Match) dont il détient désormais 57 % serait particulièrement scrutée par les autorités antitrust de Bruxelles qui conditionnent leur feu vert au fait, pour Vivendi, de ne pas exercer son contrôle sur ces médias.  « S’il s’y risquait prématurément, ce qui constituerait en jargon bruxellois un gun jumping, le groupe s’exposerait à une amende pouvant aller jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires mondial », rappelle Le Monde. Les remaniements opérés dans les rédactions du groupe Lagardère : la nomination de Jérôme Béglé, chroniqueur CNews, à la direction du JDD, de Louis de Raguenel, ancien journaliste de Valeurs actuelles, à la direction adjointe du service Politique d’Europe 1 (après que la société des rédacteurs se soit opposée à sa nomination comme chef de service), de Laurence Ferrari, présentatrice à CNews et Europe 1, à la tête du service politique de Paris Match n’ont pas suffi à convaincre Bruxelles. Or, ces preuves sont, on l’a vu, difficiles à établir.

En effet, l’influence des actionnaires est « souvent indirecte et multiforme, invisible, et dans certains cas, activement combattue », donc « difficile à évaluer[7] » Trois raisons permettent de comprendre pourquoi les tentatives d’immixtion directe des actionnaires dans les contenus éditoriaux sont rares : premièrement, parce que cela contrevient au droit, deuxièmement, parce qu’une fois révélé, cela risquerait de mettre à mal le crédit de l’institution et rejaillir sur les collectifs de journalistes, et, troisièmement, parce que les actionnaires sont en majorité des actionnaires dormants, peu intéressés à s’impliquer dans l’entreprise.

Aussi, le moyen le plus sûr de saisir l’influence des actionnaires sur les politiques éditoriales est de s’intéresser au recrutement. Comme l’écrivait Daniel Chomsky, le mécanisme de contrôle des actionnaires le plus important est de loin « le pouvoir d’embaucher, de promouvoir et de licencier. Le recrutement de journalistes idéologiquement compatibles peut contribuer à garantir que les points de vue de la direction sont reflétés dans les pages de nouvelles. Cela peut être réalisé sans une intervention visible de la direction qui peut maintenir son image d’ouverture d’esprit et de tolérance[8] ». À travers le choix du dirigeant, c’est à la fois une équipe, des réseaux, des compétences et une vision de l’information qui s’exprime. Mais comment sont recrutés ces dirigeants ?

Hors des procédures officielles de nomination (comme l’élection des présidents de l’audiovisuel publique), la réputation, le carnet d’adresses, la proximité intellectuelle et sociale, la loyauté à l’égard des employeurs sont autant d’éléments qui pèsent sur le choix des dirigeants. La réputation, qui se construit au fil de la carrière, par connaissance directe ou indirecte, renvoie au parcours professionnel, à la proximité sociale, idéologique, affective. Il s’agit d’un capital fragile tant ce milieu professionnel s’apparente à une véritable « bourse » de la valeur des hommes[9]  où certains cours sont en hausse (« Bruno Patino, l’homme qui monte », titrait un article du JDD) d’autres, à la baisse, ces fluctuations variant en fonction des configurations politiques, économiques, intellectuelles. Dans les grands groupes, les actionnaires originaires d’autres secteurs que la presse, tendent à puiser dans un vivier de candidats restreint, ce qui favorise la circulation des dirigeants entre les médias (par exemple, l’ancien directeur général de Canal+, Rodolphe Belmer, recruté comme PDG à TF1, en 2023).

Le fait d’être un homme français, d’une cinquantaine d’années, bien né, diplômé de Sciences Po Paris, résidant en région parisienne, facilite l’accès à la direction de médias.

À travers les dirigeants, ce sont aussi des réseaux (professionnels, politiques, culturels et intellectuels, économiques) qui sont captés par l’employeur. Par exemple, placer un ancien haut fonctionnaire à la tête d’un média privé permet non seulement de grandir l’institution mais aussi de la faire bénéficier de ses soutiens à l’intérieur de l’appareil d’État.

Mais, il ne suffit pas de bénéficier de soutiens institutionnels en particulier dans l’audiovisuel public et privé, encore faut-il faire preuve de « professionnalisme », lequel se construit différemment en fonction des lieux d’exercice du métier. Par exemple, dans une station de radio privée telle que RMC, la capacité à « redresser les audiences » suppose d’avoir du « flair » et de « bonnes recettes ». Nerf de la guerre, les audiences peuvent tout à la fois être invoquées pour recruter un dirigeant que pour l’éloigner de sa fonction et du titre.  En presse écrite, les règles sont différentes. Dans une institution comme Le Monde où les logiques d’excellence professionnelle journalistique dominent[10], le directeur doit bénéficier d’une « légitimité professionnelle ».

Mais, au-delà des besoins et des arguments avancés pour expliquer et rationaliser les recrutements, à « qualités » et « compétences égales », les relations personnelles sont souvent déterminantes dans le choix des candidats. Ces relations personnelles peuvent être favorisées par la proximité sociale. Ainsi, le fait d’être un homme français, d’une cinquantaine d’années, bien né, diplômé de Sciences Po Paris, résidant en région parisienne, facilite l’accès à la direction de médias[11]. Avec les affinités idéologiques et intellectuelles, les relations personnelles constituent le meilleur moyen d’entretenir la confiance, valeur centrale dans ce milieu. De leur côté, les dirigeants doivent être en mesure de donner des gages à l’employeur, se montrer « loyal » mais sans apparaître « aux ordres[12] » pour ne pas perdre le crédit attaché aux valeurs d’indépendance : « Patrick de Carolis, entre obéissance et rébellion » titrait La Croix.

Le recrutement des directeurs éditoriaux constitue pour les actionnaires une séquence plus délicate sans doute que le recrutement des « managers ». Soucieux de montrer qu’ils respectent l’indépendance des rédactions, les actionnaires quand ils rachètent les journaux sont souvent amenés à leur donner des gages en nommant des journalistes reconnus et installés de longue date (par exemple, Caroline Mangez à Paris Match).

En effet, loin d’être dociles, les collectifs de travail journalistiques peuvent opposer de la résistance à l’arrivée de nouveaux actionnaires (par exemple, la fronde de l’ancien directeur de la rédaction des Échos face au rachat du titre par LVMH) et à leurs tentatives de pression que le directeur éditorial peut cristalliser, comme l’illustrent les motions de censure qui leur sont adressées (par exemple, à l’encontre d’Étienne Mougeotte, accusé de se servir du journal comme d’une tribune politique, lorsqu’il était directeur du Figaro) ou encore les frondes menées par les directeurs de rédaction contre l’arrivée d’actionnaires.

Aussi, même s’il ne saurait constituer la seule variable explicative, le recrutement des dirigeants par les actionnaires permet-il de comprendre, au moins partiellement, comment ceux qui payent l’orchestre peuvent tenter d’agir sur la musique.

NDLR : Julie Sedel a publié Sociologie des dirigeants de presse, aux Éditions La Découverte en 2022.


[1] Picard R. G. et van Weezel A. [2008], « Capital and control: consequences of different forms of newspaper Ownership », The International Journal on Media Management, vol. 10, p. 22-31.
Benson R., Hessérus M., Neff T et Sedel J. [à paraître], Why Media Ownership Matters, Oxford, Oxford University Press.
Cagé J. et Huet B. [2021], L’Information est un bien public. Refonder la propriété des médias, Seuil ; Sedel J. [2022], Sociologie des dirigeants de presse, La Découverte, « Repères ».

[2] Sedel J.[2021], Dirigeants de médias. Sociologie d’un groupe patronal, Rennes, PUR, « Res Publica ».

[3] Leblanc R. Schwartz S. M. [2007], « The Black Box of Board Process: gaining access to a difficult subject », Corporate Governance: An International Review, vol. 15, n° 5, 843-851.

[4] Cagé J. et Godechot O. [2017], Who owns the media? The media independence project, Sciences Po LIEPP, Report.

[5] Bourdieu P., De Saint-Martin [1978], « Le patronat », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 20-21, p. 3-82.
Bauer M. et Bertin-Mourot B. [1997], Radiographie des grands patrons français. Les conditions d’accès au pouvoir, L’Harmattan.
Dudouet F.-X., Grémont É., Joly H. et Vion A. [2014], « Retour sur le champ du pouvoir économique en France. L’espace social des dirigeants du CAC 40 », Revue Française de Socio-Économie, vol. 1, n° 13, p. 23-48.

[6] Dudouet F. [2019], « L’argent dirige-t-il les entreprises ? », Regards croisés sur l’économie, vol. 1, n° 24, p. 163-171.

[7] Chomsky D. [1999], « The mechanisms of management control at The New York Times », Medias, Culture and Society, vol. 21, p. 579-599.
Breed W. [1955], « Social control in the newsroom: a functional analysis », Social Forces, vol. 33, n° 4, p. 326-335.
Ohlsson J. [2013], « Boardroom empires? A study of ownership in the Swedish Press », Nordicom Review, vol. 34, p. 11-24.

[8] Chomsky D. [1999], « The mechanisms of management control at The New York Times », Medias, Culture and Society, vol. 21, p.592

[9] Elias N. [1985], La Société de cour, Flammarion.

[10] Padioleau J.-G. [1985], Le Monde et le Washington Post. Précepteurs et Mousquetaires, PUF.

[11] Sedel J.[2021], Dirigeants de médias. Sociologie d’un groupe patronal, Rennes, PUR, « Res Publica ».

[12] Ibid.

Julie Sedel

Politiste, Maîtresse de conférences en sociologie et en science politique à l'Université de Strasbourg

Mots-clés

Journalisme

Notes

[1] Picard R. G. et van Weezel A. [2008], « Capital and control: consequences of different forms of newspaper Ownership », The International Journal on Media Management, vol. 10, p. 22-31.
Benson R., Hessérus M., Neff T et Sedel J. [à paraître], Why Media Ownership Matters, Oxford, Oxford University Press.
Cagé J. et Huet B. [2021], L’Information est un bien public. Refonder la propriété des médias, Seuil ; Sedel J. [2022], Sociologie des dirigeants de presse, La Découverte, « Repères ».

[2] Sedel J.[2021], Dirigeants de médias. Sociologie d’un groupe patronal, Rennes, PUR, « Res Publica ».

[3] Leblanc R. Schwartz S. M. [2007], « The Black Box of Board Process: gaining access to a difficult subject », Corporate Governance: An International Review, vol. 15, n° 5, 843-851.

[4] Cagé J. et Godechot O. [2017], Who owns the media? The media independence project, Sciences Po LIEPP, Report.

[5] Bourdieu P., De Saint-Martin [1978], « Le patronat », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 20-21, p. 3-82.
Bauer M. et Bertin-Mourot B. [1997], Radiographie des grands patrons français. Les conditions d’accès au pouvoir, L’Harmattan.
Dudouet F.-X., Grémont É., Joly H. et Vion A. [2014], « Retour sur le champ du pouvoir économique en France. L’espace social des dirigeants du CAC 40 », Revue Française de Socio-Économie, vol. 1, n° 13, p. 23-48.

[6] Dudouet F. [2019], « L’argent dirige-t-il les entreprises ? », Regards croisés sur l’économie, vol. 1, n° 24, p. 163-171.

[7] Chomsky D. [1999], « The mechanisms of management control at The New York Times », Medias, Culture and Society, vol. 21, p. 579-599.
Breed W. [1955], « Social control in the newsroom: a functional analysis », Social Forces, vol. 33, n° 4, p. 326-335.
Ohlsson J. [2013], « Boardroom empires? A study of ownership in the Swedish Press », Nordicom Review, vol. 34, p. 11-24.

[8] Chomsky D. [1999], « The mechanisms of management control at The New York Times », Medias, Culture and Society, vol. 21, p.592

[9] Elias N. [1985], La Société de cour, Flammarion.

[10] Padioleau J.-G. [1985], Le Monde et le Washington Post. Précepteurs et Mousquetaires, PUF.

[11] Sedel J.[2021], Dirigeants de médias. Sociologie d’un groupe patronal, Rennes, PUR, « Res Publica ».

[12] Ibid.