Politique

Autoritarisme constitutionnel : de Weimar à Macron

Juriste

Le macronisme est un libéralisme dont la survie repose sur des moyens juridiques autoritaires, à l’instar du 49.3. L’arme du parlementarisme rationalisé sert ici à une majorité fragile qui prétend dépasser le clivage gauche-droite pour s’ériger, au centre, en rempart contre les extrêmes. À force d’agiter cet épouvantail, se rappelle à nous, justement, le scénario similaire des gouvernements centristes de la fin de la République de Weimar et leur recours à des mesures autoritaires constitutionnellement valides.

Jeudi 16 mars 2023, pour la centième fois dans l’histoire de la Ve république, un gouvernement a choisi d’utiliser la procédure de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution afin de faire adopter une loi. En engageant sa responsabilité devant l’Assemblée nationale sur le projet de réforme des retraites, le gouvernement d’Élisabeth Borne adoptait une démarche inhérente à ce que les constitutionnalistes appellent le parlementarisme rationalisé.

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Aussi régulière soit-elle du point de vue constitutionnel, l’entreprise fut destinée à forcer la main des députés puisqu’il s’agissait d’exercer sur eux une pression très forte : la réforme ne serait rejetée que s’ils auraient le courage de censurer le gouvernement. À neuf voix près, les oppositions ont manqué de relever le défi. Respectueux de l’État de droit dès lors qu’il est encadré par la Constitution, le choix procédural de l’exécutif consistait néanmoins, pour s’exprimer en termes de rapports de force politiques, à faire chanter les députés.

Conçu en 1958 comme un remède à la paralysie gouvernementale dont avait été victime la IVe République, cette disposition polémique de la Constitution permet à l’exécutif, en vue de faire adopter une loi, d’interrompre le débat parlementaire en liant l’adoption du texte au défaut d’une motion de censure que les oppositions peuvent voter 48 heures après son dépôt. Sachant qu’aux termes de l’article 49 alinéa 2, une motion de censure n’est votée qu’à la « majorité des membres composant l’Assemblée », les chances pour que le texte de loi soit adopté et le gouvernement épargné sont très fortes. Pour qu’il en aille autrement, il faut que les oppositions s’entendent et conjuguent leurs suffrages au risque d’encourir une éventuelle dissolution de l’Assemblée que le président de la République, même s’il n’y est pas juridiquement tenu, peut être conduit à prononcer en vue de demander au peuple d’arbitrer le conflit, comme l’exige l’esprit du régime parlementaire, entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.

Unique en Europe, la procédure du 49-3 montre combien la Constitution du 4 octobre 1958 n’est pas la plus libérale qui soit dans le monde occidental.

Mais si l’arbitrage populaire est conforme à l’esprit du parlementarisme, le régime parlementaire rationalisé fut imaginé au XXe siècle pour raréfier les conditions de cet ultime recours et assurer, au contraire, celles de la stabilité gouvernementale. Les chiffres enregistrés sous la Ve République disent, de ce point de vue-là, l’efficacité de l’outil. Sur un total de cent recours à l’article 49-3, aucune motion de censure n’a été votée à l’encontre du gouvernement. Le sort de la motion transpartisane déposée par le groupe LIOT (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires), soumise au vote et rejetée lundi 20 mars, n’a pas dérogé à la règle. La seule fois où le gouvernement fut renversé, le 5 octobre 1962, ne s’inscrivait pas dans le cadre de la mise en œuvre de cette procédure mais directement dans celui de l’article 49-2 au titre duquel l’opposition provoqua elle-même la censure du gouvernement de Georges Pompidou, en réaction à l’initiative du général de Gaulle de réviser la Constitution pour permettre l’élection du président de la République au suffrage universel.

Unique en Europe, la procédure du 49-3 montre combien la Constitution du 4 octobre 1958 n’est pas la plus libérale qui soit dans le monde occidental. En déclenchant la procédure au service de l’adoption d’une réforme des retraites qui répond, quant à elle, à des impératifs d’équilibre budgétaire caractéristiques du libéralisme économique, Emmanuel Macron a choisi de rassurer les marchés plutôt qu’apaiser la colère sociale. En justifiant sa décision d’autoriser le gouvernement à recourir au 49-3 par le souci de ne pas mettre en péril l’aptitude de la France à emprunter sur les marchés financiers, l’exécutif ne pouvait pas mieux traduire ce que représente le néolibéralisme : un libéralisme autoritaire pour lequel, en l’espèce, les mécanismes du parlementarisme rationalisé sont l’ultime planche de salut.

Le syntagme parlementarisme rationalisé fut inauguré dans les années trente par le constitutionnaliste français d’origine ukrainienne Boris Mirkine-Guetzevitch, pour désigner l’ensemble des modalités constitutionnelles destinées à préserver la stabilité d’un gouvernement en l’absence de majorités parlementaires fiables[1]. Cette forme de parlementarisme permet d’obtenir artificiellement, par la raison juridique, ce que certains régimes atteignent naturellement, à l’instar de la Grande-Bretagne, grâce au fait majoritaire : la stabilité du gouvernement.

L’Allemagne est un des premiers pays où fut expérimenté le principe. Ce que doit le régime britannique aux effets naturels du scrutin majoritaire à un tour qui garantit aisément le bipartisme, la démocratie allemande va l’arracher au moyen de mécanismes institutionnels prévus par la loi fondamentale de 1949. Parmi ces ingénieux dispositifs destinés à prévenir les chutes gouvernementales intempestives en dissuadant l’opposition parlementaire de renverser l’exécutif, figure le mécanisme de la « défiance constructive ». Lorsque les parlementaires entendent déposer une motion de censure ou quand le gouvernement engage sa responsabilité devant le Bundestag, l’opposition qui souhaite la chute de celui-ci ne peut le défier qu’à la condition de proposer un nouveau Chancelier destiné à le remplacer. Cette obligation juridique de « détruire pour construire » vise à rendre improbable, sinon impossible, la chute du gouvernement dans la mesure où des groupes d’opposition, aisément d’accord pour renverser l’équipe dirigeante, sont généralement incapables de s’allier pour constituer une nouvelle majorité si, dans la plupart des cas, ils forment une conjonction de partis que tout oppose, à l’instar, par exemple, d’ententes contre-nature entre le parti social-démocrate (SPD) et l’extrême droite ou entre la formation chrétienne-démocrate (CDU-CSU) et l’extrême gauche.

Mais le fleuron du parlementarisme rationalisé, qui réside en France, reste l’article 49-3 de la Constitution de 1958. Son invention marqua un progrès considérable par rapport aux vains efforts de rationalisation entrepris sous la IVe République. Subtile combinaison de l’article 49-1 (question de confiance) et de l’article 49-2 (motion de censure spontanée), l’article 49-3 permet au gouvernement d’engager sa responsabilité sur un texte de loi en liant le sort de celui-ci au vote éventuel d’une motion de censure. On désigne parfois cette procédure sous l’expression de « motion de censure provoquée ». Elle est le fruit des enseignements tirés de l’échec de la IVe République.

En 1946, les Constituants avaient cru en effet pouvoir atteindre leur objectif en subordonnant le rejet de la confiance sollicitée par le gouvernement au franchissement du seuil de la majorité absolue des députés (art. 49 de la Constitution du 27 octobre 1946). Cette précaution s’avéra vite inutile car le seuil de la majorité absolue n’était pas exigé pour déterminer le sort du texte de loi sur lequel le gouvernement posait la question de confiance. Le silence de l’article 49 sur ce sujet signifiait qu’une simple majorité relative suffisait, conformément au règlement de l’Assemblée, pour que le texte soit refusé. Cette dissociation du recensement des voix accompli pour la question de confiance de celui effectué pour le projet de loi, contribuait à l’absurde situation d’un gouvernement qui n’était jamais censuré sans pour autant pouvoir légiférer. Le gouvernement était alors poussé à la démission sans être officiellement renversé.

D’où la paradoxale radicalité de son programme pudiquement qualifié de social-libéral mais qui ne représente rien d’autre, face à ses oppositions diverses et éclatées, qu’un extrême centre qui fait bloc

C’est en tirant les enseignements de cette faille du mécanisme de la responsabilité gouvernementale qu’en 1958, pour la nouvelle Constitution, fut rédigé l’article 49-3. S’inspirant d’un projet de révision constitutionnelle qui avait été déposé dans les derniers mois de la IVe République par le gouvernement de Félix Gaillard[2], le Constituant de 1958 conçut un mécanisme permettant au Premier ministre de lier le sort du texte au résultat du vote concernant la responsabilité gouvernementale : si ce vote n’atteint pas la majorité absolue nécessaire au renversement officiel du cabinet, la loi est réputée votée. La radicalité de cette solution constitutionnelle a permis ainsi à plusieurs gouvernements de la Ve République d’arracher à l’Assemblée nationale plusieurs réformes législatives, alors même qu’ils ne pouvaient pas s’appuyer sur des coalitions suffisamment solides pour empêcher que de simples majorités relatives fassent échouer leurs projets de loi.

Si Michel Rocard détient le record de la Ve république dans l’usage de l’article 49-3 (il en usa à 28 reprises), l’actuelle Première ministre sera contrainte de s’en servir de façon systématique pour faire adopter chaque année le budget, même si elle devra tenir compte, pour les autres projets de loi, des nouvelles conditions juridiques issues de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui limitent son utilisation à une seule loi (hormis les lois budgétaires) par session parlementaire. C’est en partie pour cette raison, afin de se ménager ultérieurement une nouvelle possibilité de recourir au 49-3 pendant la même session, qu’elle a choisi d’intégrer la réforme des retraites dans une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale, régie par la procédure de l’article 47-1 qui limite, de surcroît, le temps du débat parlementaire.

Par-delà cette limite nouvelle qui en rend l’usage parcimonieux, l’arme efficace du parlementarisme rationalisé, qu’avait mise en place le général de Gaulle en 1958 dans la Constitution, s’avère donc précieuse pour ces majorités électoralement fragiles qui entendent, à l’instar de celle sur laquelle s’appuient Emmanuel Macron et sa Première ministre, dépasser le clivage gauche-droite pour s’ériger, au centre du jeu politique, en rempart contre les extrêmes.

Chacun sait en effet qu’Emmanuel Macron a été réélu en 2022 par une majorité d’électeurs qui ont davantage voté pour lui en vue de faire barrage à l’extrême droite que de manifester leur adhésion à son programme libéral. Un programme qui ne rassemble ni la gauche ni la droite, comme en atteste la réforme des retraites dont la contestation s’est étendue jusque dans les rangs de certains députés LR, emmenés par Aurélien Pradié et Pierre-Henri Dumont, sensibles à la souffrance sociale dans le monde du travail. En réalité, cette réforme est insusceptible de rassembler au-delà du cercle étroit, qu’Alain Minc dénommait jadis le cercle de la raison, autour duquel Emmanuel Macron a forgé, depuis 2017, sa stratégie électorale consistant à briser le clivage gauche-droite et à tout mettre en œuvre pour se qualifier au second tour face à Marine Le Pen.

Les démocraties dites libérales ont un devoir de vigilance devant le faible degré d’acceptabilité sociale de la rigueur comptable de leurs réformes soutenues par les leviers autoritaires du droit constitutionnel.

En agitant ainsi l’épouvantail commode du populisme, il ne lui a jamais paru nécessaire de faire des compromis. D’où la paradoxale radicalité de son programme pudiquement qualifié de social-libéral mais qui ne représente rien d’autre, face à ses oppositions diverses et éclatées, qu’un extrême centre qui fait bloc[3].

Face à des classes populaires majoritaires mais divisées, ce « bloc bourgeois », pour reprendre la formule des économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini[4], est sociologiquement minoritaire à l’échelle du pays mais solidement uni, au centre-droit comme au centre-gauche, autour de valeurs libérales. Telles sont, tout en même temps, la force et la faiblesse du macronisme qui est un libéralisme minoritaire dont la survie ne repose que sur les moyens juridiques autoritaires que le parlementarisme rationalisé, legs historique du XXe siècle, mettent à sa disposition.

Les démocraties dites libérales ont un devoir de vigilance devant le faible degré d’acceptabilité sociale de la rigueur comptable de leurs réformes soutenues par les leviers autoritaires du droit constitutionnel. À l’heure où se succèdent les crises – économiques, migratoires, sécuritaires et sanitaires – les pouvoirs exécutifs ont eu tendance à multiplier, ces dernières années, les recours aux mesures d’exception sans mettre en cause le libéralisme économique et n’ont aujourd’hui pour seule alternative audible, en raison de la crise dans laquelle est plongée la social-démocratie depuis la révolution néolibérale des années quatre-vingt, que des formations à dimension populiste. L’histoire a déjà vécu ce type de scénario qui fut la voie dans laquelle s’engouffrèrent en Allemagne, à la fin de la République de Weimar, les gouvernements centristes respectivement tenus par Brünning puis Von Papen : recours aux décrets-lois et aux mécanismes d’état d’urgence économique, application de l’article 48 de la Constitution permettant au président du Reich, quand les circonstances l’exigeaient, de suspendre les droits fondamentaux et autres mesures autoritaires constitutionnellement valides qui ont alimenté le ressentiment des classes populaires avec les conséquences que l’on sait.

Certes, l’histoire n’obéit à aucune loi et la Constitution du général de Gaulle n’est pas celle de Weimar. Mais c’est dans l’Allemagne des années trente que paraissent les textes précurseurs du néolibéralisme, écrits par Alexander Rüstow et Walter Eucken, qui appelaient de leurs vœux un libéralisme autoritaire plus tard nommé, lors du colloque Walter Lippmann de 1938, « ordo-libéralisme[5] » : un libéralisme doté d’un État fort qui aura pour tâche l’austérité budgétaire, la dérégulation du marché du travail et l’introduction de la logique financière dans les services publics. Ce paradigme, dans lequel s’inscrit l’actuelle réforme des retraites dont l’objet est d’allonger la durée légale du travail pour préserver les équilibres budgétaires, ne pourra jamais s’imposer sans l’appui des outils les moins libéraux du constitutionnalisme ni sans se heurter, par voie de conséquence, à la résistance des peuples comme l’ont illustré celles des mineurs en Grande-Bretagne face à Margaret Thatcher, des Gilets jaunes en France et des nombreux mouvements sociaux qui se sont multipliés ces dernières années en Amérique latine.


[1] B. Mirkine-Guetzévitch, Les Nouvelles tendances du droit constitutionnel, Paris, Librairie générale du droit, 1933.

[2] Assemblée Nationale, projet de loi n° 6327 du 16 janvier 1958.

[3] Pierre Serna, L’extrême centre ou le poison français. 1789-2019, Éditions Champ Vallon, 2019.

[4] B. Amable et S. Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir Éditions, 2018.

[5] Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, Éditions Zones, 2020.

 

Alexandre Viala

Juriste, Professeur de droit public à l'Université de Montpellier

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Notes

[1] B. Mirkine-Guetzévitch, Les Nouvelles tendances du droit constitutionnel, Paris, Librairie générale du droit, 1933.

[2] Assemblée Nationale, projet de loi n° 6327 du 16 janvier 1958.

[3] Pierre Serna, L’extrême centre ou le poison français. 1789-2019, Éditions Champ Vallon, 2019.

[4] B. Amable et S. Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir Éditions, 2018.

[5] Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, Éditions Zones, 2020.