La représentation blessée
« La question de la légitimation est la suivante :
est-ce que je me reconnais dans cette forme de société ? »
Paul Ricœur, Autour du politique, 1991
De la fragilité des édifices idéologiques
« Comme si c’était permis d’oublier que c’est en ma personne seule que réside la Puissance souveraine. Que c’est à moi seul qu’appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage. Que l’ordre public, tout entier, émane de moi. […] Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du Monarque, sont nécessairement unis avec les miens, et ne reposent qu’en mes mains ».
Le 28 février 1766, Louis XV vient solennellement rappeler « les maximes sacrées et immuables » qui « sont gravées dans le cœur de tout Sujet fidèle » aux Magistrats du Parlement de Paris, qui ont osé publier leurs « Remontrances » « à la face de la Nation »[1]. « C’est de moi seul que mes Cours tiennent leur existence et leur autorité », assène le roi, « Que la plénitude de cette autorité, qu’elles n’exercent qu’en mon nom, demeure toujours en moi, et que l’usage n’en peut jamais être tourné contre moi ».
En rappelant de manière aussi explicite la déférence qui est due au « gardien suprême » du royaume, le souverain expose au grand jour l’asymétrie inouïe d’un régime qui destine un seul homme à gouverner et tous les autres à obéir. Il est ainsi obligé de répéter ce qu’il ne faut pas oublier, à savoir la loyauté indéfectible qui relie « le Prince, si digne du Titre de Bien-Aimé » et son Parlement, le « Dépositaire des saines Maximes ». Si, à nouveau, « la Cour des Pairs » répétait son crime sans tenir compte de ce que « ma bonté veut bien encore leur rappeler », je devrai me résoudre, menace le roi, à « la triste nécessité d’employer tout le pouvoir que j’ai reçu de Dieu, pour préserver mes peuples des suites funestes de telles entreprises ». La menace sera mise à exécution, quelques années plus tard, lorsque le ministre Maupeou, en janvier 1771, décidera de la dissolution du Parlement de Paris, « ce corps imaginaire » qui « trouble l’harmonie de l’ordre public ». Ce coup politique à l’encontre de la première Cour de justice du royaume déclenchera aussi bien la colère de l’opinion contre le despotisme ministériel que l’ire du puissant Ordre des avocats, qui se mettra en grève pour soutenir les magistrats déchus.
En venant égrener comme une litanie les principes de sa légitimité, le roi montre que cette dernière ne coule plus de source. « Je ne dois de compte à personne », assène Louis XV, « Mon peuple n’est qu’un avec moi ». Cette mise en visibilité frontale des raisons ou plutôt de la déraison d’État les fait apparaître pour ce qu’elles sont : des prétentions autoritaires qui ont perdu la validation à crédit dont elles bénéficiaient. Obligé d’expliciter les présupposés qui informaient en creux l’ordre établi, le monarque montre qu’ils ne bénéficient plus de la caution de l’autorité qui les rendait valides par défaut. Leur mise à plat discursive les détache de l’attitude d’évidence qui les rendait incorrigibles pour entrer dans l’espace des énonciations qui sont, en tant que telles, rapportables à un point de vue particulier et relatif. Ainsi exposées à la surface du discours et jetées sous la lumière crue du jugement public, les maximes pâlissent et se fragilisent.
Pour reprendre les métaphores de Wittgenstein, les maximes, qui étaient « comme solidifiées », semblables au « lit de la rivière » qui détermine, en creux, le parcours des croyances et des comportements « fluides », se liquéfient et rejoignent le courant des représentations discutables[2]. Une fois extirpées de leur « sol originaire », elles deviennent visibles et, potentiellement tout au moins, contestables.
Par-delà les résonances quelque peu perturbantes avec la situation actuelle, de l’assertion « je ne dois de comptes à personne » du ministre du travail Olivier Dussopt à « l’État, c’est moi » à peine déguisé du Président de la République en passant par le discrédit de l’Assemblée parlementaire, ce détour historique ouvre quelques pistes de réflexion qui me paraissent intéressantes. Tout comme le roi, forcé de répéter à ses sujets les maximes qu’ils ne sont pas censés oublier, le Président Macron, est obligé de rappeler sans cesse que l’élection justifie son pouvoir et fonde son autorité. Or, loin de colmater les brèches, un tel rappel à l’ordre rend visible les fissures de l’armature idéologique qui rend l’exercice du pouvoir non seulement légal, mais légitime. En effet, la légitimité ne peut être arrachée ; elle doit être méritée. Brandie ou revendiquée, elle s’étiole et se perd.
Le sens du juste : de la légalité à la légitimité
Pour clarifier les termes d’un débat public qui utilise souvent à contre-emploi le terme « légitimité », le plus simple, me semble-t-il, est de revenir à la distinction que propose, parmi bien d’autres, Jürgen Habermas[3]. Dans une société démocratique, dit-il, la légalité renvoie aux procédures réglementaires, garanties par la loi, qui permettent aux citoyens d’élire leurs représentants et à l’État de bénéficier du monopole de la force. Cette force légale ne devient légitime que si elle est justifiée rationnellement, notamment en explicitant la manière dont elle sert l’intérêt général. La « factualité » du droit positif ne peut donc être confondue, pour Habermas, avec sa « validité » juridique. Si elle devenait la seule source réelle de la justice, rien ne l’empêcherait de tomber dans la raison cynique d’un droit édicté qui ne ferait que redoubler la violence des rapports sociaux. Pour que le droit ne réponde pas à la loi du plus fort, il faut qu’il soit justifié par des principes et des valeurs qui « l’augmentent », à commencer par l’idéal de justice. Sans cet idéal de justice, adossé à l’armature normative que constituent les droits humains naturels et universels, les citoyens seraient livrés pieds et poings liés à la communauté politique à laquelle ils appartiennent.
Inscrite dans l’horizon normatif de la démocratie, mais aussi dans les attentes ordinaires de ses membres, la justice est au cœur même de la légitimité : elle transforme la domination en autorité, la soumission en devoir. La légitimité implique ainsi une forme de dévouement, de respect et de déférence à l’égard de l’autorité collective qui s’en porte garante, un mouvement d’acceptation et de reconnaissance de l’ordre hiérarchique et de la justesse des valeurs qu’il incarne. En démocratie, ces valeurs sont celles, fondationnelles, de l’égale dignité de tout un·e chacun·e. Elles impliquent donc aussi une structure de sentiments, une règle émotionnelle, en l’occurrence le respect mutuel qui fait de la société des individus une société de semblables et ce, malgré les différences hiérarchiques et les inégalités de condition. Dans un tel cadre, le mépris apparaît comme un sentiment particulièrement anti-démocratique. Véritable passion hiérarchique, il n’a aucune sympathie ou empathie pour les êtres qu’il dénigre et qu’il tient soigneusement éloignés du monde dont il est le garde-frontière.
Ainsi articulée, la distinction entre la légitimité et la légalité conduit à considérer comme illégitime une loi qui contredirait notre sens de la justice, une loi qui ne serait en rien au service du bien commun ou de l’intérêt général. C’est cette distinction qui conduit les adeptes de la désobéissance civile non-violente à considérer leurs actions comme étant illégales, mais légitimes. Loin d’être des terroristes ou des anarchistes qui veulent court-circuiter les institutions démocratiques, ils tentent au contraire d’en réactiver l’esprit plutôt que la lettre en ravivant l’idéal normatif de la justice et de l’intérêt général qui est censé être à leur principe. À l’inverse, un Président élu qui se contente de respecter la lettre et non pas l’esprit de la démocratie ne peut guère reconquérir sa légitimité perdue. Exsangue et dévitalisé, le rappel obsessionnel de l’acte fondateur de l’élection qui l’a mis au pouvoir est un pur acte de mémoire, tristement légaliste. Il met à nu la fragilité de l’édifice idéologique qui est censé le maintenir en place.
La double nature de la représentation
Si le mode de gouverner d’Emmanuel Macron a donné lieu au « macronisme », c’est bien parce qu’il se caractérise par un certain rapport à la représentation politique. En apparaissant sous la figure héroïque d’un entrepreneur politique, apte à revitaliser la « start-up nation », ne rechignant jamais à la tâche et toujours prêt à assumer ses responsabilités, il est parvenu à court-circuiter les partis institutionnels, les corps intermédiaires et les épreuves parlementaires. Adepte d’une conception verticale du pouvoir, il peine à concevoir le pouvoir comme un « lieu vide » qui ne peut être ni incorporé ni approprié par des individus ou des groupes particuliers – un lieu dans lequel se déploient les « conflits institutionnalisés » propres au jeu démocratique[4]. Macron prétend incarner plus que représenter une République une et indivisible qui marche au pas puis se régénère grâce aux forces nouvelles de la Renaissance.
On le sait, l’invention de la démocratie rompt avec le régime d’incarnation qui permettait à un seul corps, celui du souverain, d’incorporer le corps théologico-politique de la communauté. Elle fait place à un régime de représentation qui fait advenir à l’existence une fiction artificielle : celle du peuple. Dans les sociétés démocratiques, en effet, le peuple est constitué par le travail continuel de la représentation, qui a pour tâche de transformer le « multiple » social en « unité » politique. Le peuple n’est donc pas le point de départ, mais le point d’arrivée d’un dispositif de la représentation qui opère selon deux modalités principales[5].
La première modalité, de teneur juridico-politique, repose sur l’acte de délégation par lequel les citoyens autorisent leurs représentants à parler et à agir en leur nom. Éminemment moderne, une telle acception de la représentation repose sur la distinction fondatrice, déjà présente chez T. Hobbes, entre le représentant politique, qui joue le rôle de « l’acteur » sur la scène publique, et « l’auteur » de la représentation, à savoir le peuple lui-même. Irrémédiablement dissociés de ce qu’ils représentent, à savoir l’opinion du peuple qu’ils sont censés exprimer et mettre en scène, les représentants sont autorisés à personnifier le peuple, qui est l’auteur et le seul responsable de leurs paroles et de leurs actes.
C’est au niveau de ce processus de personnification qu’entre en jeu la deuxième modalité de la représentation, de facture dramaturgique : celle de la figuration et de la « présentification » du peuple par le corps de ses représentants, un corps qui expose, exhibe, montre, fait comparaître et rend visible l’absent[6]. La représentation politique change ici de statut : elle gagne en présence, elle prend de l’épaisseur et de l’opacité, permettant ainsi aux représentants de devenir des figures publiques, dotées d’un visage et d’une densité propres. Instruments singuliers et ontologiquement nécessaires de la réalisation du peuple dans le monde des corps, les représentants-devenus-figures-publiques rendent la communauté imaginée qu’est la nation un peu moins imaginaire. La figuration du pouvoir est donc aussi nécessaire que risquée. En basculant de l’institution légale et désincarnée de la députation à la mise en scène dramaturgique de sa personne, le représentant apparaît comme un être de chair doté d’un point de vue particulier, amplifiant, par là même, le soupçon constant d’usurpation dont il fait d’ores et déjà l’objet.
Les courts-circuits de la représentation politique
En principe, la fonction juridico-politique de députation comme la fonction dramaturgique de la figuration prennent acte de l’écart propre à la re-présentation, qui rend présent une réalité ou un être absent tout en homologuant la distance qui les sépare. Si le représentant se définit par la distance qui le sépare du peuple qu’il a pour tâche de présentifier sur la scène politique, il se définit également par l’écart qui est censé séparer son corps et la fonction dont il est le suppôt. Être de représentation, le représentant est un persona au sens juridique du terme, c’est-à-dire une unité abstraite qui est suspendue aux droits et aux obligations que la loi lui assigne. Il est aussi un persona au sens dramaturgique du terme, un double fictif de la personne privée, en chair et en os, semblable en cela au masque qui permettait à l’acteur antique de porter sa voix au public tout en dissimulant son visage.
C’est ce double écart qui donne au représentant la possibilité de re-présenter le peuple et de personnifier des institutions. C’est également ce double écart qui est remis en question par la substitution d’une logique d’incarnation à une logique de représentation qui tend à caractériser aussi bien le « trumpisme » que le « macronisme ». Comme l’indique la transformation de leur nom propre en courant politique, l’un comme l’autre tendent à remettre en question la logique duale de la représentation en démocratie.
Niant le fossé ontologique entre « l’acteur » et « l’auteur » de la représentation, entre la multiplicité sociale et l’unité politique, le leader populiste ne prétend pas porter une parole qui n’est pas la sienne ; il prétend ressembler au peuple préconstitué, réel et substantiel, dont il serait l’émanation directe, le prolongement sans rupture. Récusant les médiations institutionnelles, notamment médiatiques, scientifiques et juridiques, devenues synonymes de tromperie et d’éloignement, la sur-présence du corps du leader hypertrophie la logique dramaturgique de la mise en présence im-médiate du peuple dont il se réclame. La réduction de la distance symbolique qui le sépare du peuple dont il est la trace est encore amplifiée par le degré zéro de la sémiotique que sont les gesticulations, les éructations, les grimaces ou les insultes, autant de preuves qu’il est capable de se présenter sans masque, authentique et fidèle à lui-même. Si le leader populiste récuse les médiations pour mieux arborer un « moi » dilaté et sans masque, il les récuse également pour le peuple lui-même. Force toute puissante qu’aucune médiation n’est censée entraver, le peuple du populisme est enfin délivré de ses chaînes normatives. Il n’a pas de comptes à rendre à des droits ou des valeurs autres que ceux qu’il a lui-même choisis ; il n’a pas à être transformé par un processus de délibération et de mise à l’épreuve qui le transformerait en une instance digne de régner.
L’incarnation populiste ne vise nullement l’amélioration ou « l’augmentation » du peuple : au contraire, plus le peuple est xénophobe, ignorant, rancunier, perturbé ou effrayé, plus il est authentique. Enfin auto-nome, le peuple du populisme n’a pas d’extérieur autre que ses ennemis intérieurs et extérieurs, notamment les élites et les migrants. Il oppose fièrement sa réalité sensible et charnelle au peuple abstrait d’une démocratie représentative qui l’a réduit, grâce aux dispositifs de sérialisation massive que constituent le sondage et l’isoloir, à un simple agrégat statistique.
En résumé, la rhétorique populiste défend la puissance d’une opinion sans représentation, une opinion plébiscitaire d’un peuple réel, saisi sur le vif, qui doit échapper aux carcans normatifs que « l’establishment » lui a imposés pour le réduire au silence. Dans une sorte de miroir inversé, le macronisme défend à l’opposé une représentation sans opinion. Comme les populistes, il dresse les tréteaux d’un combat entre les élus et le peuple, mais il choisit le camp des élites ; comme eux, il dresse les tréteaux d’un combat entre l’opinion et la représentation, mais il choisit la représentation. Certes, derrière la République que Macron prétend incarner, il y a bien le peuple qui a élu son Président en respectant scrupuleusement la bonne forme des procédures démocratiques. Mais le Peuple incarné dans le corps de son Président est très sélectif. Loin des bains de foule et des sacs poubelles, il désigne une noble entité, douée d’une personnalité juridique et morale distincte des individus qui la composent et en tout point supérieure à eux.
Ce Peuple majuscule n’a rien à voir avec le peuple réel, ce peuple « minuscule », inquiétant et versatile, toujours prêt à basculer dans la violence irrationnelle de la foule émeutière. Il n’a rien à voir avec la multitude des ignorants, des nécessiteux ou des paresseux « qui ne sont rien » et qui ne possèdent donc pas les compétences nécessaires à la participation politique. Le Peuple macroniste qui est digne d’entrer dans le monde aseptisé de la rhétorique politique est l’inverse de la « gueuse » et de la « démocrassouille » qui hantent la démocratie représentative depuis ses origines.
L’opinion sans représentation et la représentation sans opinion, voilà les deux formes adialectiques qui se regardent en chiens de faïence dans nos espaces publics contemporains. D’un côté, la représentation sans opinion de l’appareil d’État, légale, mais illégitime, une forme instituée, désaffectée et en attente de remplissement affectif. De l’autre, une opinion sans représentation, une émotion sans contenance, qui peut déboucher sur l’emportement unanimiste de l’hostilité populiste, sur l’effervescence provisoire d’un collectif ou encore sur une communauté plurielle d’affection et de concernement. Le fait que l’opinion et la représentation se présentent non pas comme le prolongement l’une de l’autre, mais comme deux voies incompatibles de l’expression du peuple est un des ressorts de la crise que traversent nos démocraties contemporaines. Mais cette crise ne se réduit pas aux blessures de la députation et de la figuration des représentants qui peinent à trouver la juste distance par rapport au peuple dont ils se réclament. Elle renvoie également aux blessures d’une sémiotique déréglée qui ne parvient pas à trouver la juste distance par rapport à la réalité qu’elle prétend mettre en forme et en sens.
La dé-figuration du pouvoir
La logique de l’incarnation à laquelle succombe Emmanuel Macron le conduit à revendiquer l’unicité de sa personne avec excès, sinon auto-suffisance, renforçant l’écart qui le sépare du commun des mortels pour mieux souligner sa fusion avec la République. Le problème est que cette hyperpersonnalisation du pouvoir génère une confusion sémiotique qui se retourne contre lui : la personne et la fonction, le visage et le masque, la personne artificielle et la personne naturelle se fondent et se confondent au point que le corps trop visible du Président ne peut plus s’effacer devant le corps collectif qu’il prétend incarner. En transgressant l’écart de la représentation, en devenant tout à la fois le symbole et l’indice du pouvoir, la figure présidentielle s’expose, par définition, à la dé-figuration publique.
Une telle dé-figuration peut être clairement symbolique. Tel est le cas du « vol » des portraits du Président par l’organisation Action non-violente COP21, qui visait à « réquisitionner temporairement » le portrait du Président de la République dans une mairie jusqu’à ce qu’il amorce une politique en accord avec les engagements pris lors de la COP21. Tout comme le « portrait du roi » dont parle Louis Marin, le portrait du Président mise sur la monstration « énergétique » de son pouvoir, l’image alliant puissance des signes et « menace légale ». C’est à cette symbolique que s’attaque le vol de portraits en dé-façant la représentation du pouvoir, en arrachant le masque de l’institution : « Vous n’êtes pas digne de votre fonction ». En supprimant le persona du Président, le vol du portrait revient à dénoncer une imposture : celle de prétendre servir l’intérêt général. La plupart du temps, brûler une poupée de chiffons à l’effigie de Macron ou pendre un pantin à l’effigie d’E.Borne obéit à la même logique, celle d’une mise à mort symbolique, d’un processus de délégitimation.
C’est bien une telle opération qui ressort des commentaires sur Twitter après les autodafés de ces dernières semaines: « En France place de la Concorde, on brûle en effigie la froideur brutale du néo-libéralisme ». Accuser les manifestants, comme le font certains, de « brûler vif » une effigie et d’encourager au meurtre et à la violence repose sur la même sémiotique indicielle que celle qui nourrit l’accusation de blasphème – ce qui est pour le moins ironique pour celles et ceux qui ont tant défendu le droit à l’irrévérence. Confondre la profanation d’une figure et l’atteinte à des personnes physiques revient à commettre une erreur de catégorie et à confondre deux types d’êtres : les êtres vivants et les dispositifs. En effet, la plupart des atteintes aux effigies sont des « profanations »[7] : elles subvertissent le dispositif de la représentation politique et tentent de restituer à l’usage des citoyens le pouvoir qui leur aurait été « volé ». Bien entendu, la vraie profanation n’est pas une destruction physique, mais une destitution politique : elle consiste à « défacer » le Président et à supprimer son statut de persona.
À l’encontre d’une logique d’incarnation, la profanation, la caricature et la satire misent sur une politique de l’écart. En dépouillant les figures publiques de leurs masques solennels et en les soumettant à une lumière crue et sans concession, elles rappellent aux représentants politiques qu’ils sont les locataires et non pas les propriétaires du pouvoir. Cela étant, le respect du registre symbolique n’est jamais garanti. La confusion entre le masque et le visage, la fonction et la personne, est toujours possible. « Louis XVI on l’a décapité, Macron on peut recommencer », disent certains commentaires sur les réseaux sociaux. Une telle confusion, si elle est confirmée, manifesterait un rapport déréglé à la représentation – un rapport qui sonnerait un peu comme la réponse du berger à la bergère. « On doit faire vivre le masque et le respecter », rappelle Claude Lévi-Strauss, « Si on ne se conforme pas aux exigences de son porteur, le masque peut adhérer à la tête du porteur et même la broyer [8]. » Il peut en tout les cas le blesser, notamment dans son orgueil.
L’impossible confiance
Le 22 mars 2023, le Président a privilégié un entretien télévisé, effectué en mi-journée, avec des journalistes bienveillants plutôt qu’une adresse directe à une nation divisée qui exprime sa colère dans la rue. Ce choix est particulièrement symptomatique d’un rapport politique entravé, sinon impossible : celui d’un dialogue direct entre le gouvernement et le peuple, la représentation et l’opinion. En charge de l’information, les journalistes médiatisent les rapports entre le gouvernement et la société civile : ils doivent faire « remonter » les opinions du public aux autorités et, inversement, soumettre les décisions du gouvernement à l’épreuve de l’argumentation et du jugement publics. Au cœur de ce double mouvement, ascendant et descendant, qui irrigue nos espaces publics démocratiques, le journaliste doit instaurer une relation de confiance avec le public dont il est le représentant et le porte-parole. L’instauration de cette relation de confiance est particulièrement flagrante dans le téléjournal.
Comme le dit Eliseo Véron, le présentateur, en interpellant le téléspectateur les « yeux dans les yeux », instaure un simulacre de face-à-face qui réduit ostensiblement la distance sociale entre ceux qui apparaissent et ceux qui regardent[9]. « Il est là, je le vois, il me parle ». Me parler veut dire ici me reconnaître comme une personne à laquelle il est possible de s’adresser et dont on escompte une réaction et anticipe une réponse.
Cette relation « yeux dans les yeux », dit Véron, permet de défictionnaliser le discours d’information : elle sert à la fois de caution de vérité et d’opérateur d’identification. Le contact-confiance qu’elle instaure est au fondement même de la relation entre le journaliste et le public : il rend la parole énoncée audible et recevable. Une telle relation n’est que rarement empruntée par les représentants politiques. Quand ces derniers apparaissent à la télévision, ils s’adressent au journaliste, qui garde le privilège du contact direct avec le téléspectateur et confirme ainsi son rôle de porte-parole et de médiateur du public. Mis à part les vœux annuels et le discours électoral, les seules situations dans lesquelles le Président de la République vient demander, les yeux dans les yeux, la confiance de ses concitoyens sont les moments où surviennent des événements graves, tels une pandémie ou un acte terroriste. Mais cette confiance, dit Véron, ne peut être demandée à la légère ; la position d’adresse directe ne peut être occupée que provisoirement par le Président, car elle est celle des journalistes qui veulent nous informer, non pas celle des hommes politiques qui veulent nous persuader.
Malgré l’événement exceptionnel que constituent les grèves et les manifestations, le corps du Président a battu en retraite et renoncé à demander, les « yeux dans les yeux », la confiance à un peuple disloqué qui ne reconnaît pas sa décision comme légitime et ne se reconnaît pas dans le monde qu’il veut lui imposer. Le choix de l’entretien de TF1 révèle deux impossibilités. D’une part, la position du Président est jugée trop partisane pour qu’il puisse se présenter comme un partenaire de confiance et un garant de la vérité. D’autre part, les dispositifs de non-réponse qu’il a instaurés et qui le rendent sourd aux interpellations publiques qui lui sont adressées manifestent clairement qu’il n’escompte pas de réactions, qu’il ne présuppose pas de répondant. Dans la mesure où il a emporté la République – en marche, comme il se doit – dans son sillage, il ne peut avoir en face de lui que des êtres sans paroles : une foule violente, des unités de compte ou des journalistes dociles.
La mythologie au pouvoir
La parole mythologique, dit Barthes, a beau multiplier les « opérations de pesée » en essayant de peser de tout son poids pour immobiliser le monde et fixer une fois pour toutes la hiérarchie des possessions, la réalité la rattrape tôt ou tard[10]. Lorsque l’idéologie apparaît pour elle-même, c’est-à-dire comme un appareil de croyances littéralement infondées, elle devient crue et absurde. Elle risque, comme les maximes royales, d’apparaître comme des fictions que plus personne ne peut sérieusement endosser. Force est de constater que le répertoire de la fiction paraît particulièrement ajusté pour rendre compte de la posture proprement surréaliste du Président et de son gouvernement. Une telle posture est surréaliste, car elle échappe à toute autorité épistémique, à toute contrainte de civilité, à toute logique de « common decency ».
Décrire comme « juste » une réforme qui sacrifie sur l’autel du néo-libéralisme les mêmes invisibles qu’elle a encensé au moment de la pandémie ? S’étonner des signes d’une « crise climatique que personne n’aurait pu prévoir » ? Se dire comme toujours « ouvert au débat » en rendant toute discussion impossible ? Utiliser l’accusation de « bordélisation » ou de « terrorisme » comme arme de disqualification massive de toutes les forces d’opposition ? Nous voilà plongés dans des extravagances linguistiques similaires à celles des personnages d’Ionesco qui, à force de désigner les portes par le mot « fenêtre », les chaises par le mot « table » ou d’appeler toutes les femmes « Jacqueline », nous font sombrer dans une totale insécurité sémantique.
Or, cette insécurité sémantique, si elle est drôle en littérature, l’est nettement moins en politique : la sémantique partagée est une des conditions élémentaires du vivre ensemble. Quand le langage, dit Ionesco, ne peut plus faire de différence dans le monde, quand il n’attrape plus dans ses rets les fragments de réalité qu’il prétend saisir, il devient impuissant. C’est bien cette incapacité du langage à attraper la réalité du monde social qui frappe dans les discours disjonctifs, sinon disjonctés, d’Emmanuel Macron et de ses ministres. Une telle incapacité ne peut être compensée que par des illusions de toute-puissance sémantique et politique qui nous font basculer, tout comme Alice au pays des merveilles, « de l’autre côté du miroir[11] » :
« “Lorsque j’utilise un mot” [dit Humpty Dumpty d’un ton méprisant] “il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifierait – ni plus ni moins”.
– “La question est”, dit Alice, “de savoir si tu peux faire en sorte que les mots signifient des choses différentes”.
– “La question”, dit Humpty Dumpty, “est de savoir qui est le maître, c’est tout” ».
Ce fantasme de la toute-puissance sémantique semble hanter les assertions « hors sol » du gouvernement : la victoire est à celui qui est le maître. C’est bien ce fantasme qui couve dans les arguties sur l’écoterrorisme des jeunes, l’absence de violences policières, la paresse des « assistés » ou l’invasion des migrants. C’est aussi un tel fantasme qui couve dans l’immunité morale et l’infaillibilité politique à laquelle prétend un Président qui ne commettrait, à l’en croire, que des erreurs pédagogiques, des fautes de communication, des bévues de service après-vente.
Mais pour être le maître de la signification, encore faut-il garder ses subordonnés de l’autre côté du miroir. Encore faut-il que la parole du pouvoir garde le pouvoir de la parole. Or, c’est justement le pouvoir de la parole gouvernementale qui paraît en déshérence, faisant place à la logique aphasique de la tautologie et de la nécessité. « Cette réforme est nécessaire parce qu’elle est nécessaire ». La parole qui se réfugie dans la tautologie, dit Barthes, commet un double meurtre : elle tue le rationnel parce qu’il lui résiste et elle tue le langage parce qu’elle le trahit. La tautologie s’abrite derrière un argument d’autorité pour fonder un monde mort, un monde immobile.
Ce n’est pas pour rien que la réforme est passée, en un mois, d’une « réforme juste » à une « réforme nécessaire » : elle ne s’embarrasse plus des arguments rationnels, elle ne revendique même plus l’intérêt général. Elle délaisse la nature argumentative de la politique et revêt les oripeaux fondamentalement apolitiques de la nécessité et de la vérité. Une fois les représentants devenus des porteurs de vérité, ils n’ont plus à composer avec les opinions irrationnelles de la foule. Le dissident qui ose s’opposer à la vérité doit être traité comme celui qui prétend que 2+2 = 5, c’est-à-dire comme un ignorant à rééduquer, un fou à soigner ou un idiot à écarter[12]. Le problème est que le maître de la signification et de la vérité, quand il ne parvient pas à transformer ses désirs en réalités, ses opinions en vérités, ses supposées vertus en nécessités, a une fâcheuse tendance à devenir le maître de la violence – une violence fondamentalement illégitime. Sans acceptation et sans reconnaissance, l’exercice de la force publique ne repose que sur la menace du châtiment ; elle ne se distingue plus guère de la violence physique brute que pourrait exercer une armée d’occupation. En oscillant entre rhétorique de la nécessité et violence de la répression, le gouvernement manifeste ainsi son incapacité à instaurer un lien politique.
« À quoi tu sers ? »
« À quoi tu sers ? ». Interpellé par de jeunes écologistes, qui lui renvoient en pleine figure les maximes de l’utilité néo-libérale et l’exhortent à écouter les rapports scientifiques sur le changement climatique, Emmanuel Macron égrène les maximes sacrées de son royaume : « Je suis élu par le peuple français ; vous êtes élu par qui ? […] Vous êtes la démonstration d’une forme de violence civique ». Inutile au grand nombre, aveugle aux conditions de leur survie ; là réside, pour ces jeunes, le nœud de l’illégitimité d’un gouvernement figé, occupé à évacuer le réel que constitue le désastre écologique.
Édictée en maximes, souvent contradictoires, l’idéologie gouvernementale montre son incapacité à resserrer l’étreinte entre les mots et les choses, le possible et le nécessaire, le peuple et ses représentants. Délaissant le jeu des apparences, elle renonce même aux « illusions séduisantes » qui « rendent le pouvoir aimable et l’obéissance libérale »[13]. Sans douceur et sans amabilité aucunes, l’idéologie néo-libérale propre au macronisme a perdu son sang-froid ; elle promet du sang et des larmes aux plus démunis. Elle déploie une logique de l’affrontement dont la surdiabolisation de « l’ultra-gauche » est le dernier avatar. Les maximes qui la tiennent à bout portant sont à l’arrêt, au sens à la fois physique et judiciaire que Roland Barthes donne à ce terme : elles tentent de couvrir un monde fini sous une évidence éternelle, de l’embaumer pour arrêter sa transformation, sa fuite vers d’autres formes d’existence.
À la différence des maximes gouvernementales, les slogans qui jalonnent les manifestations retrouvent leur charge politique : « Tu me mets 49.3, je te mai 68 », « Voilà, tu l’as ta République en marche », « Les vieux au boulot, les jeunes sous l’eau » , « Perdre sa vie à essayer de la gagner, « Nais, bosse, meurs », « Dans 43 annuités, il fera 49.3 degrés ». Les liens de coopération et de solidarité concrète qui se nouent dans les rassemblements publics sont sans doute plus dangereux pour le pouvoir que les bris de glace et les rixes violentes. Hors des radars médiatiques, obnubilés par les monstrations de violence et les gesticulations spectaculaires, les gouvernés célèbrent leurs retrouvailles, via des chants, des danses et des prises de parole. La hantise de ces rassemblements, dont témoigne la succession des décrets « anti-zad » et anti-regroupement promus par le ministre de l’Intérieur, confirme bien l’enjeu essentiel de toute politique : celle de faire collectif. Pour se constituer et se maintenir, ces collectifs émergents n’ont pas besoin des appareils d’État et du travail plus ou moins forcé d’intégration, de régulation et d’administration qu’ils mettent en œuvre. Rassemblés, ils délaissent enfin la figure à la fois vertueuse et anxieuse de l’Homo eligens mis en vente par l’idéologie néo-libérale, cet « acteur qui choisit » de reprendre à son compte les attentes disproportionnées que les institutions publiques font peser sur ses épaules[14].
La découverte à tâtons d’un collectif à venir est un mouvement, par définition dynamique, qui pallie l’absurdité d’un monde raidi dans ses derniers retranchements : elle est l’ultime garde-fou, la seule ligne à laquelle se raccrocher pour éviter l’anomie ou le démembrement. Même si ce collectif est fragile puisqu’il dépend d’une forte intensité affective pour subsister, il déploie un nouvel entre-nous, en-deçà et au-delà des appareils d’État, dans la rue, dans les cellules de garde à vue ou dans les piquets de grève. Cet entre-nous peut se réduire à l’enthousiasme des manifestations ou même dériver vers le « vertige de l’émeute » qui oppose le « principe de réalité, affectuel et corporel, des corps rassemblés » à un pouvoir d’État dont la violence, d’ordinaire imperceptible, éclate au grand jour[15]. Mais sa vitalité rend de toute manière plus visible, par contraste, les recoins désaffectés d’un langage auto-référent qui « ne prend plus ».
Un pouvoir sans autorité
Si la démocratie implique, comme le dit Claude Lefort, la séparation du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, nous n’avons pas mesuré suffisamment, me semble-t-il, à quel point le Savoir, y compris celui des économistes de plus en plus « atterrés », a déserté le Pouvoir. Assez claire en ce qui concerne la réforme des retraites, cette déroute épistémique est encore plus évidente pour tout ce qui concerne l’écologie. En effet, ce sont les prédictions scientifiques et les savoirs factuels dont le rapport du GIEC est l’emblème qui « autorisent » les discours et les actions des militants climatiques et des différents soulèvements de la terre. La véritable autorité, suggère Hannah Arendt, n’est pas seulement celle du passé et des savoirs établis ; elle est celle du futur, car elle autorise celles et ceux qui apprennent à commencer quelque chose à leur tour en s’appuyant sur ce qui leur a été enseigné.
En revanche, les arguments d’autorité, comme ceux qui sont assénés aux écologistes sur les plateaux de télévision, n’ont rien à voir avec l’autorité au sens de l’autorisation à penser. Ils se basent non sur la qualité d’une proposition, mais sur le statut de sa source. Ils n’autorisent pas la pensée, ils l’interdisent. Rejouant chacun à leur manière la sinistre scène de déni médiatique et politique du film Don’t look up, les arguments d’autorité se succèdent et se ressemblent étrangement ; « Si les mesures sautent, on parle d’apocalypse, ce n’est pas radical ou excessif de dire ça, ce sont les scientifiques qui le disent, c’est notre génération qui va vivre l’effondrement ». À ces propos, la seule réponse qu’obtiendra la journaliste Salomé Saqué est les ricanements et les coups de coude des journalistes présents sur le plateau : « Merci pour nous ; dites-nous qu’on est trop vieux ».
Appréhendées sous les auspices de la catastrophe climatique, les « autorités » politiques et médiatiques ne méritent pas leur nom : elles ont visiblement renoncé au Savoir au profit du Pouvoir. Devenues le lieu illégitime de l’exercice de la domination, sinon de la violence contre les « insurgés », elles sont sans autorité, blessant ainsi la logique de la transmission propre à l’ordre généalogique. Comment la nouvelle génération peut-elle prendre place dans un monde dont elle ne peut et ne veut pas hériter ? Comment peut-elle respecter des institutions publiques qui ne sont plus les garantes de leur survie et de leur protection ? Au cœur de cette autorité en crise, de ce Savoir en déshérence, se joue une transmission devenue impossible.
Le déni climatique est, pour prendre une métaphore psychiatrique un peu risquée, « filicide ». Refusant de rendre des comptes et de répondre de ses actes, le filicide met en place un mécanisme de protection et de défense qui, pour assurer la survie de son monde, conjure le danger par le déni. Le meurtre filicide condamne l’enfant à la destruction, mais n’engendre aucun sentiment de culpabilité ; il est l’histoire d’un impossible lien intergénérationnel ; il écrase toute temporalité, dans un geste qui est celui… du casseur : il s’agit de détruire « l’objet » plutôt que d’en laisser la jouissance à un autre[16]. « De toute manière, dit l’animateur de Good Morning Britain à une jeune écologiste, c’est peut-être trop cher, de sauver la planète ».
Suturer les blessures de la représentation
Qu’elles soient détachées de la réalité du monde social qu’elles prétendent couvrir ou qu’elles soient collées à la figure de leur suppôt, les représentations politiques sont en plein déséquilibre sémiotique. Ce déséquilibre se retrouve sous une autre forme, me semble-t-il, dans les tentatives pleines de détermination, de courage, mais aussi de peur et de désespoir des jeunes activistes qui s’engluent au bitume, s’accrochent à un filet ou s’exposent sur une scène de théâtre. En mettant leur corps en première ligne, en en faisant l’instrument premier de leur combat, ils incarnent la lutte et la rendent tangible en exposant leur vulnérabilité. Le défi de ces corps exposés, ces corps-discours est de trouver le bon écart sémiotique et de réussir à se dédoubler dans un format représentationnel qui puisse être investi par d’autres regards, d’autres points de vue.
Quel est le format qui permettrait l’essor politique de la lutte ? Pour l’instant, ce format est loin d’être clair. Pris comme la trace de l’écoanxiété, l’indice d’une situation intenable, le signe du malheur qui nous attend, les corps affectés des activistes jouent plutôt le rôle de témoin. Or, le témoignage peut interpeller ou, au contraire, laisser indifférent, mais il ne suffit pas en tant que tel à déployer un espace de confrontation et de négociation. Pris comme des moyens indirects de capter l’attention publique, quitte à flirter avec l’absurde, comme le disent eux-mêmes les « lanceurs de soupe », les corps prennent une fonction « utilitaire » : moyens d’une fin qui leur est extérieure, celle d’alerter l’opinion sur la catastrophe qui vient, ils doivent s’effacer dès que leur mission est remplie. Enfin, le corps vulnérable des activistes peut devenir un symbole. Tout comme le corps de l’homme seul face aux énormes chars de la place Tiananmen, ils mettent en lumière l’asymétrie insupportable du combat qui les oppose à la puissance de l’État, aux intérêts de l’économie et à l’indifférence des médias. Un tel symbole appelle un travail pluriel de mise en forme et de mise en sens ; il est gonflé de la profondeur de tous les points de vue possibles qu’il pourrait susciter ; il donne une place essentielle au public et à sa faculté de juger.
À l’opposé du monde à l’arrêt que défendent les arrêtés gouvernementaux, il contribue à déployer un espace public d’actions et de parole, à mi-chemin entre l’expérience et le symbole, l’opinion et la représentation, la vie privée et les appareils d’État. C’est dans cet espace sémiotique et politique, à condition qu’il soit peuplé d’une cascade de médiations collectives, des associations de quartier aux conventions citoyennes en passant par les syndicats et les soulèvements de la terre, que l’idée sociale de démocratie en tant qu’échange mutuel peut s’expérimenter et, espérons-le, suturer les blessures de la représentation démocratique.