Politique

Parier sur le retrait : action militante et argent magique

Philosophe

Afin d’obtenir gain de cause, les opposants à la réforme des retraites invoquent à la fois le coût social du report de l’âge légal à 64 ans et le déni de démocratie auquel s’apparente l’usage de l’article 49-3 pour faire passer une loi aussi impopulaire. Si pertinents soient-ils, ces arguments se heurtent aux institutions de la Ve République, qui autorisent le gouvernement à les ignorer, et au sens des priorités d’Emmanuel Macron, persuadé que sa mission première est de ne pas faire courir de risque financier à son pays. Pour s’éviter une défaite cruelle, les adversaires du chef de l’État seraient peut-être bien inspirés de le prendre au mot.

Les raisons qui, de son propre aveu, ont conduit Emmanuel Macron à utiliser l’article 49-3 pour faire passer sa réforme des retraites éclairent la conception qu’il se fait de sa propre responsabilité. Il s’agissait, a-t-il expliqué, de prévenir « le risque financier » en rassurant les investisseurs dont dépend la réputation internationale de la France.

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Celle-ci ne serait donc pas tant une démocratie représentative qu’une créditocratie élective – soit un régime politique qui recourt au suffrage populaire pour sélectionner son principal représentant mais qui, une fois l’élu aux affaires, lui donne pour principale mission de se rendre appréciable aux yeux des instances dont l’État est l’obligé. Parmi les acteurs dont il importe de recevoir l’agrément figurent les détenteurs de la dette publique et les institutions européennes mandatées pour surveiller la politique budgétaire des pays membres, mais aussi les agences de notation et les gestionnaires d’actifs qui jouent un rôle majeur dans l’allocation mondiale du capital.

De nombreux commentateurs ont bien relevé que, pour justifier sa détermination, le président de la République avait invoqué le jugement des milieux financiers. Cependant, ils en ont généralement conclu que dans sa décision, le souci de faire des économies avait prévalu sur la crainte de heurter ses compatriotes. Or, même à admettre que les risques qui pèsent sur le système des retraites appellent une réforme de son mode de financement, les experts s’accordent à constater que les concessions obtenues par les députés et sénateurs Républicains n’autorisent guère à escompter une résorption significative du déficit. Autrement dit, l’argument de la rigueur comptable est difficilement recevable.

Est-ce à dire qu’Emmanuel Macron s’est trompé dans ses calculs d’impact ? Évidemment non. En fin connaisseur du monde de la finance, le chef de l’État sait bien que la cote des gouvernants ne dépend pas de leur aptitude à produire des comptes en équilibre. Bien plus que des témoignages de sérieux budgétaire, ce sont des marques d’allégeance qu’attendent les pourvoyeurs de crédit. Les dirigeants politiques selon leurs vœux ne sont pas ceux qui épargnent pour s’acquitter de leurs dettes mais leurs collègues dont la vertu première est de savoir à qui ils doivent prioritairement inspirer de la confiance. En l’occurrence, c’est bien le respect des préséances entre créanciers et mandants que la loi récemment passée sans vote avait vocation à manifester : car même si la réforme s’avère inefficace sur le plan économique, la colère qu’elle suscite dans la population atteste qu’elle est l’œuvre d’un homme disposé à sacrifier sa propre popularité au maintien de l’attractivité financière de son pays.

Si les affinités d’Emmanuel Macron avec les mondes de la finance et des grandes entreprises expliquent pourquoi la créditocratie élective convient à son tempérament, force est d’admettre que l’avènement de ce régime précède largement son arrivée au pouvoir et que sa persistance procède d’un rapport de forces défavorable à la démocratie représentative. Car à la différence des électeurs, qui ne délèguent la souveraineté populaire qu’une fois tous les cinq ans, les dispensateurs de crédit opinent à chaque instant. Aussi n’est-il pas illogique qu’un candidat à la présidence s’applique à recueillir les suffrages des premiers le temps d’une campagne et qu’en cas de succès, il passe son mandat à conjurer les inquiétudes des seconds. Loin de reconnaître un reniement de ses promesses, il pourra arguer que son devoir est moins de complaire à ses concitoyens que de préserver la nation qu’il dirige d’un humiliant discrédit.

Sans doute objectera-t-on que le souci de se faire réélire est de nature à tempérer la subordination des vœux de l’électorat aux préférences des investisseurs. Reste que dans le cas présent, le président de la République ne peut plus se représenter. Quant à la carrière politique des députés qui l’ont soutenu, c’est peu dire qu’elle ne le préoccupe guère. Même s’il arrivait, comme il l’envisage sans doute, que les prochaines élections, présidentielle et législatives, débouchent sur la formation d’une alliance à l’italienne – soit un attelage dominé par le Rassemblement national (RN) et normalisé par la présence de Républicains – Emmanuel Macron en conclurait seulement qu’il a été le dernier rempart progressiste contre le populisme.

Vaine indignation

Confrontées aux priorités du chef de l’État, les forces politiques et syndicales mobilisées par la réforme des retraites parlent à bon droit de déni de démocratie. Un régime démocratique, rappellent-elles, ne se résume pas au processus électoral : même sans enfreindre la loi, un gouvernement ne peut ignorer la désapprobation qu’une majorité de la population exprime à la fois dans les enquêtes d’opinion, au sein des corps intermédiaires et par un mouvement social alliant manifestations massives et grèves reconductibles. Le Président devrait en outre se souvenir que la moitié des électeurs qui se sont prononcés pour lui au second tour de la présidentielle ne l’ont choisi que pour faire barrage à l’autoritarisme de sa rivale.

L’indignation que soulèvent les pratiques du camp présidentiel est certes justifiée par l’esprit de la démocratie représentative. Elle se heurte toutefois à la lettre de la Constitution de la Ve République, dont l’architecture n’offre aucune résistance à l’exercice d’une créditocratie élective. Un tel constat recèle assurément une part d’ironie : Charles de Gaulle n’aimait-il pas affirmer que « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille » ? Il n’en demeure pas moins qu’à l’âge du capitalisme financiarisé et mondialisé, le présidentialisme à la française permet au locataire de l’Élysée d’ignorer la défiance de la société pour se consacrer à l’entretien de sa notabilité sur les marchés. Mieux encore, et surtout lorsqu’un président effectue son second mandat, il lui est loisible de gager la hausse de son crédit sur la rudesse des épreuves qu’il ose imposer au plus grand nombre.

Hormis un avis défavorable du Conseil constitutionnel ou l’organisation d’un referendum d’initiative partagée – éventualités que la plupart des observateurs jugent improbables – il n’y a rien, sur le plan des institutions, qui contraigne Emmanuel Macron à retirer son projet. Aussi longtemps qu’il estimera coûteux de revenir aux urnes, il ne sera pas davantage tenu de dissoudre l’Assemblée nationale. Est-ce à dire que seul un processus révolutionnaire, passant par la généralisation des grèves et le durcissement des blocages et manifestations, pourrait venir à bout de l’obstination présidentielle ? Encore faudrait-il qu’une masse critique d’opposants souhaite s’engager dans cette voie. Car même si l’inattendu peut toujours se produire, le désir d’en découdre jusqu’à la capitulation de l’adversaire est loin d’être unanimement partagé : les syndicalistes dits réformistes parlent de médiation et demeurent concentrés sur la seule question du travail, tandis que les électeurs du RN, qui composent une portion importante des réfractaires au report de l’âge légal de la retraite, rêvent généralement peu à un « grand soir », ou alors d’une tout autre nature, et encore moins à un printemps des droits.

Du côté de Marine Le Pen, on le sait, l’enjeu est de prendre date : hostile à la réforme mais absente du mouvement qui réclame son retrait, elle table sur l’échec de la gauche et des syndicats pour se présenter comme le seul recours crédible lors des prochaines échéances électorales. Parce qu’un tel calcul n’est pas déraisonnable – comme le soulignent notamment les sociologues Bruno Palier et Paulus Wagner[1] – il apparaît que les partis qui composent la NUPES et les organisations constitutives de l’intersyndicale ne peuvent s’autoriser une défaite, même massivement déplorée. Le tropisme mélancolique de la gauche, qui aime tant puiser l’espoir de lendemains victorieux dans le souvenir de ses glorieux échecs, ne semble pas être de mise une fois admis que l’arrivée au pouvoir d’une union des droites est l’enjeu de la séquence en cours.

Risque financier

Se pose alors la question de savoir si le thème de la démocratie confisquée est le plus propice, non à la légitimité ou à la popularité, mais bien au succès de la mobilisation. Dans la mesure où les privilèges que la Ve République octroie à l’exécutif ôtent toute force contraignante à la souveraineté populaire – sauf sous la forme d’une insurrection que nombre de démocrates convaincus se gardent encore de contempler – ne serait-il pas plus judicieux d’assumer que le régime actuel est bien une créditocratie élective et, partant, de s’interroger sur les moyens d’user de ses mécanismes pour remporter la victoire ?

Les reproches adressés à Emmanuel Macron portent trop souvent sur sa manière, suffisante et solitaire, d’exercer le pouvoir. C’est oublier que, loin de relever du caprice d’un potentat, les décisions qu’il prend sont principalement motivées par le souci de satisfaire, ou mieux encore de précéder, les attentes des arbitres de la compétitivité internationale. Or, on l’a signalé, ceux-ci ne fondent pas leurs verdicts sur des calculs de coûts et de bénéfices mais sur des évaluations de risques et de promesses. En l’occurrence, ce qui les préoccupe n’est donc pas tant de savoir si le recul de l’âge de la retraite contribuera à réduire la dépense publique que d’estimer l’incidence d’une telle réforme sur la disposition des Français à poursuivre dans la même direction. Et à cet égard, force est de constater que le scepticisme prévaut.

Du Financial Times à l’agence de notation Moody’s, en passant par Bloomberg et le Wall Street Journal, les plus sûrs interprètes de l’humeur des marchés s’accordent à trouver la France bien moins attractive depuis qu’Emmanuel Macron a décidé de faire passer sa réforme sans la soumettre au vote de l’Assemblée nationale[2]. Selon eux, le choix d’ajouter le contournement des parlementaires au mépris des organisations syndicales est contraire à la règle d’or dont dépend la poursuite des politiques « réformatrices », à savoir l’entretien de la résignation citoyenne. Pis encore, lorsque l’exécutif surenchérit en gageant le retournement de l’opinion sur les violences induites par la répression policière, les oracles des craintes et des espoirs de l’investisseur ne se sentent plus seulement déçus par la maladresse du président français mais également offusqués d’être impliqués dans son hybris : ne suggère-t-il pas que les charges des brigades motorisées et le déferlement des grenades de désencerclement sont la conséquence de sa détermination à protéger le pays du « risque financier » ?

Jusqu’ici, la perte de crédit du chef de l’État ne suffit pas à le faire reculer : malgré les critiques dont l’accablent les porte-parole de ses donneurs d’ordres, il continue d’espérer qu’en faisant naître un sentiment d’impuissance dans la foule, son intransigeance et la brutalité des forces de l’ordre finiront par redorer son blason auprès d’eux. Pour le contraindre à suspendre l’application de la loi, il est donc crucial de ruiner ses espérances. Autrement dit, la valorisation du titre attaché à son nom constitue un enjeu aussi important pour ses adversaires que pour Emmanuel Macron lui-même.

Le mouvement social, objecteront les militants, ne se fait pas à la corbeille. Il ne s’agit pourtant pas de délaisser la rue, les chantiers et les entrepôts pour observer les variations de cours de l’« action » présidentielle sur les écrans : parier sur le retrait de la réforme des retraites consiste plutôt à sélectionner et à calibrer les instruments de lutte en fonction de leur effet escompté sur le capital réputationnel du chef de l’État.

Sans doute doit-on reconnaître le caractère spéculatif d’un tel exercice. Êtres structurellement nerveux et dotés d’une sensibilité aigüe aux ambivalences, les investisseurs raisonnent sans beaucoup d’égard pour le principe de non-contradiction. Ainsi peuvent-ils juger que l’intensification des heurts et la multiplication des blocages compromettent gravement la fiabilité d’Emmanuel Macron et, en même temps (pour ainsi dire), supputer qu’elles augurent d’une prochaine lassitude du public dont le prolongement conduirait à réévaluer l’intransigeance du président. De manière similaire, la fin de non-recevoir que le gouvernement oppose à la désignation de médiateurs peut leur apparaître comme un nouveau signe d’incompétence et, en même temps, comme un piège habilement tendu aux modérés de l’intersyndicale – qui n’auront d’autres options que celles de renoncer au prestige de la modération ou de se résoudre à l’échec du mouvement.

Sujettes aux fluctuations, les conjectures des fournisseurs de crédit ne peuvent pas moins être prises pour cibles par des actions militantes – d’autant que peser sur leur cours s’avère aussi hasardeux pour les promoteurs de la réforme des retraites que pour ses détracteurs. Les uns comme les autres s’efforcent en effet d’infléchir les spéculations sur la localisation du « risque financier » : réside-t-il dans le retrait du texte, comme l’a affirmé le chef de l’État pour justifier l’utilisation de l’article 49-3, ou au contraire dans son maintien, parce que l’entêtement dont Emmanuel Macron est le nom menace la pérennité de l’agenda qu’il prétend faire avancer ?

Le contraire de la résignation

Afin d’accentuer les doutes et l’agacement que le héraut de la startup nation suscite déjà chez ses évaluateurs, il importe alors d’associer son action à ce qui les inquiète le plus. Or, s’il est vrai que l’excellence créditocratique est accordée aux dirigeants qui entretiennent la tranquillité résignée de leurs concitoyens, la décote sera nécessairement le lot de leurs confrères qui, en dépit de leurs bonnes intentions, ébranlent le fatalisme qu’ils ont pour mission de préserver.

Reste toutefois à s’interroger sur ce que les investisseurs conçoivent comme le contraire de la résignation. Car, on a l’évoqué, tant la colère que la volonté de dialogue leur inspirent moins une franche répugnance que des sentiments mêlés : la première est certes capable d’enfler jusqu’à paralyser un pays mais également de produire des heurts qui divisent l’opinion et hâtent le retour à l’ordre ; de son côté, la seconde est susceptible de priver les gouvernants du ministère de la raison mais aussi d’être accueillie par des atermoiements et des diversions qui favorisent la dilution graduelle du conflit. Par conséquent, il est à craindre que ni le durcissement du mouvement ni les offres de conciliation de l’intersyndicale n’usent la patience des marchés au point de précipiter la dépréciation d’Emmanuel Macron : dans les deux cas, le chef de l’État ne recueillera assurément aucun bénéfice réputationnel de sa réforme mais le temps lui sera laissé de poursuivre son mandat sans avoir à la retirer.

Constituer le maintien de la loi en risque financier insupportable suppose alors d’identifier le véritable antonyme de la résignation. Car si les instances dont Emmanuel Macron est l’obligé ne le sanctionnent pas plus durement, c’est bien qu’elles estiment que les réactions à son intransigeance ne sont pas encore de nature à secouer durablement le joug de l’« à quoi bon ? ». Que faudrait-il pour qu’elles s’inquiètent davantage – au point d’appeler le chef de l’État à revoir rapidement sa copie ? Comme Margaret Thatcher l’expliquait déjà à sa manière, il n’y a de meilleur garant du statu quo que la difficulté d’envisager une alternative. Aussi suggérera-t-on que, du point de vue des investisseurs, rien n’est plus impardonnable qu’une réforme dont le principal effet ne serait pas tant de susciter l’hostilité, ou au contraire de ranimer l’esprit de concertation, que de stimuler l’imagination de ses adversaires.

Nombreux sans doute sont les mouvements sociaux qui, à l’inévitabilité proclamée d’une mesure régressive, opposent la possibilité de faire advenir un autre monde. Rétifs à l’absence d’alternative qu’il leur est demandé de cautionner, leurs militants relèvent le défi en imaginant de nouvelles manières de vivre, de travailler et de partager les richesses. Reste que, pour cette raison même, leur inspiration les mène volontiers au plus loin des politiques qu’ils combattent. Or, dans le cas présent, c’est au contraire à proximité de la loi sur les retraites que des perspectives inédites s’ouvrent à ses contempteurs.

L’avenir d’un déni

Au cours des quatre dernières décennies, les mêmes rengaines n’ont cessé d’accompagner les trains de réformes : « les caisses sont vides », « nous vivons au-dessus de nos moyens », « ne laissons pas nos petits-enfants crouler sous nos dettes », « sauvons le système social auquel nous sommes si attachés », sans oublier la formule dont dépend peut-être l’issue de la séquence en cours : « il n’y a pas d’argent magique ». Car nul ne peut l’ignorer, non seulement l’argent magique existe bel et bien mais, depuis quinze ans, il ne cesse d’assurer la sauvegarde du capitalisme financiarisé. De la chute de la maison Lehman Brothers aux récentes défaillances de la Silicon Valley Bank et du Crédit Suisse, en passant par les vertiges de la zone euro et la pandémie de Covid 19, ce sont à chaque fois des tombereaux de liquidités surgies du néant qui ont mis fin à ce que par antiphrase on appelle encore des crises.

Après chaque tour de magie, les autorités politiques ne manquent certes pas d’annoncer qu’il s’agissait du dernier. Mieux encore, elles veillent à effacer le souvenir d’une manne déversée sans contrepartie à ses bénéficiaires en faisant payer à d’autres ce qu’elles présentent comme la facture de l’opération. Ainsi les cures d’austérité budgétaires qui ont successivement prolongé la Grande récession de 2009 et dévasté les économies d’Europe du Sud après 2011 devaient-elles signifier que le renflouement des banques avait un prix. De même, aujourd’hui, les éléments de langage fournis par le gouvernement associent l’urgence de réformer le financement des retraites à la nécessité de compenser les années de « quoi qu’il en coûte ».

À la longue, toutefois, le déni génère la nervosité des préposés à sa réitération : marteler que l’argent magique n’existe pas attire nécessairement l’attention sur ses manifestations récurrentes. Mais encore faudrait-il tirer parti de ce que les apologistes de la réforme des retraites révèlent à leur corps défendant. Car à défaut de croire en leur propre force de conviction, les émissaires du pouvoir espèrent encore s’en remettre à l’habitus de la gauche et des syndicats, sinon pour emporter l’adhésion du public, du moins pour préserver leur réputation de pourfendeurs d’illusions.

Accoutumées à la déploration des coûts, du travail ou de la protection sociale, les forces d’opposition à la précarisation du salariat et à l’austérité budgétaire récusent les procès en gabegie mais sans en contester les prémisses : tantôt, elles relativisent la gravité des déficits, tantôt elles proposent d’autres modes de recouvrement – augmentation des cotisations patronales ou pression fiscale sur les plus fortunés – et tantôt elles font valoir qu’une mobilisation d’ampleur s’avérera plus coûteuse que le retrait de la mesure injuste qui l’occasionne. Les gardiens de l’orthodoxie, qui sont rompus à cette contre-argumentation, peuvent alors rétorquer que la négligence d’aujourd’hui pénalisera les générations futures, que la fuite des investisseurs affectera l’emploi et la pérennité du système de solidarité, et que la mise à l’arrêt du pays nuira surtout aux plus modestes. Bref, quelle que soit l’intensité de leurs différends, les amateurs de réformes comptent sur leurs adversaires pour conforter l’idée que tout se paie.

Tout autre serait une controverse qui ne porterait pas sur la répartition des coûts mais plutôt sur l’allocation de la gratuité qu’autorise l’existence de l’argent magique. À qui, des banques dites systémiques ou de la caisse des retraites, devrait revenir le privilège du renflouement sans frais, dont les banques centrales et les services du Trésor détiennent le secret ? Même si l’on admet qu’un ministère de la magie responsable doit prétexter l’éclatement d’une crise pour répandre ses largesses, comment ne pas reconnaître que l’état supposément critique du système de pensions par répartition fait figure de cas d’école ? Si d’aventure le débat public s’ouvrait à de telles questions, il y a fort à parier que les investisseurs ne pardonneraient pas à Emmanuel Macron d’y avoir contribué.

Reste que pour provoquer les spéculations baissières, il n’est pas suffisant de lever le déni de l’argent magique ni même de revendiquer sa redistribution : élever le projet gouvernemental au rang de risque systémique requiert en outre de réorienter l’action militante autour de cette revendication. Est-ce envisageable ? A priori, sans doute les répertoires d’actions du mouvement syndical empruntent plus volontiers à la logique des coûts et des bénéfices qu’à celle des risques et des promesses : de la négociation collective aux sabotages en passant par la grève, les manifestations et les blocages de sites, l’objectif poursuivi est toujours de contraindre le patronat et le pouvoir politique à revoir leurs calculs d’optimisation – soit encore, de leur faire comprendre qu’en raison de la mobilisation des travailleurs, la mise en œuvre de leurs projets socialement régressifs sera pour eux plus onéreuse que bénéfique.

Cependant, si l’enjeu du moment n’est pas tant de facturer son impudence au chef de l’État que de le discréditer aux yeux des milieux financiers, il s’agira moins de minorer les bénéfices escomptés de sa réforme que de lui imputer l’éveil d’une promesse d’argent magique pour le bien commun. Les investisseurs, qui sont habitués à absorber les coûts de la colère, ne sauraient tolérer le risque d’une discussion sur le partage du droit au renflouement gracieux.

Bien que peu outillé pour pénétrer sur le terrain de la spéculation, le mouvement social n’est pourtant pas entièrement démuni. En témoignent les opérations « Robins des Bois » menées par des gaziers et électriciens de la CGT, qui tantôt fournissent de l’énergie gratuitement, aux hôpitaux ou aux quartiers populaires, et tantôt coupent le courant aux partisans de la réforme des retraites. Jusqu’ici, sans doute, ces actions spectaculaires mais ponctuelles, ont eu pour seule fonction de resserrer les liens de solidarité entre les militants syndicaux et le public – soit de montrer que si les grèves et les blocages compliquent inévitablement la vie quotidienne des gens, dans la mesure de leurs moyens, les organisations de défense des travailleurs oeuvrent au bien-être de la population.

Pour faire pivoter la mobilisation de la question du coût social de la réforme des retraites à celle du risque financier auquel Emmanuel Macron expose ses interlocuteurs privilégiés, il faudrait alors que des initiatives comme celles des « Robins des Bois » passent du statut de supplément d’âme à celui de fer de lance, ou mieux encore de paradigme, de la résistance au projet gouvernemental. Autrement dit, il faudrait qu’elles servent à agiter le spectre d’une manne – issue pour ainsi dire de la cuisse de Jupiter – qui, non contente de se déverser sur les bilans des banques trop grandes pour défaillir, viendrait abonder les caisses d’assurances sociales et les budgets des services publics.

Est-il encore temps de modifier le logiciel de la lutte ? Peut-être devrait-on plutôt inverser la question : n’est-il pas urgent de saisir que faute de ranimer l’imagination spéculative[3], la colère sociale se mue bientôt en ressentiment ? Car le 14 avril 2023, le Conseil constitutionnel rendra ses deux avis – sur la constitutionnalité de la loi et sur la recevabilité du referendum d’initiative partagée. Si, comme on peut s’y attendre, l’institution déçoit les espoirs des opposants à la réforme des retraites, leur mouvement aura bien du mal à survivre. Que la majorité présidentielle ne s’en relève pas davantage ne réjouira que les fourriers de la future union des droites.


[1] Bruno Palier et Paulus Wagner, « Les lendemains politiques d’une réforme contestée », dans La Grande Conversation, 15 mars 2023.

[2] Martine Orange, « La finance internationale prend ses distances avec Macron », Mediapart, 28 mars 2023.

[3] Spéculative mais en aucun cas utopique. Sur l’usage social de l’argent magique, voir Stephanie Kelton, Le Mythe du déficit. La Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple, Les Liens qui Libèrent, 2021.

Michel Feher

Philosophe, Fondateur de Zone Books

Notes

[1] Bruno Palier et Paulus Wagner, « Les lendemains politiques d’une réforme contestée », dans La Grande Conversation, 15 mars 2023.

[2] Martine Orange, « La finance internationale prend ses distances avec Macron », Mediapart, 28 mars 2023.

[3] Spéculative mais en aucun cas utopique. Sur l’usage social de l’argent magique, voir Stephanie Kelton, Le Mythe du déficit. La Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple, Les Liens qui Libèrent, 2021.