Écologie

Le bien-être dans les limites de la planète : un défi pour la gouvernance

écologue

Entre « vie bonne » et défis environnementaux, une question audacieuse se doit d’être posée : d’ici 2050, quelles formes d’actions mises en place par quels acteurs nous donneront une chance d’instaurer un système économique dans les limites de la planète, en particulier en ce qui concerne le changement climatique, tout en assurant des niveaux de vie décents pour tous ?

Le système économique actuel est fondamentalement insoutenable. La liste des limites planétaires qui sont dépassées ou risquent de l’être dans le cadre d’une évolution normale est bien connue. L’intégrité de la biosphère est menacée, entre autres, par la modification des systèmes terrestres et les émissions d’azote et de phosphore ; la lutte pour maîtriser le changement climatique est évidente.

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Les inégalités sont un problème majeur et une grande partie de la population mondiale ne dispose toujours pas d’un revenu ou d’un accès à l’éducation et aux services de santé lui permettant d’avoir un bon indice de développement humain. Seuls des scénarios de réduction très rapide des émissions de gaz à effet de serre nous amèneront à une situation où la température mondiale n’aura augmenté que de 1,5 ou 2 degrés par rapport à l’ère préindustrielle. Il n’est pas certain que ces scénarios conduisent à une éradication totale de la pauvreté.

Nous n’avons que quelques exemples de pays qui se sont développés pour sortir de la pauvreté. Mais ces pays l’ont fait en mettant en place une infrastructure de production dans un laps de temps très court, qui était très gourmande en ressources et en carbone ; par exemple, la Chine qui a développé une infrastructure énergétique basée sur du charbon bon marché et qui a étendu sa construction et ses infrastructures routières, ferroviaires et industrielles avec une utilisation massive de ciment et d’acier. Ce modèle de développement ne peut plus être reproduit ailleurs.

La question se pose donc de savoir comment réaliser une économie durable, c’est-à-dire qui fournisse une base suffisante pour couvrir les besoins tout en restant dans les limites de la planète (« doughnut economy ») ? En d’autres termes : comment les pays peuvent-ils obtenir un bon indice de développement humain (IDH) tout en tenant en compte des défis de la transition environnementale ?

La littérature sur le bien-être montre clairement qu’une fois que les besoins de base relativement modestes sont satisfaits, la « vie bonne » (« good life », au sens philosophique) dépend de l’existence de bonnes structures sociales : liberté, relations significatives, environnement sûr. Ces besoins de base modestes peuvent être satisfaits dans les limites de la planète – ce que l’on appelle les « niveaux de vie décents » pour les 10 milliards de Terriens de demain ne nécessitent que la moitié ou le tiers de l’énergie mondiale utilisée aujourd’hui. Mais comment y parvenir ? Cela suppose une réduction massive des inégalités (voire une égalité totale), donc une réduction massive de la consommation dans les pays riches et des changements radicaux en termes de régimes alimentaires, de comportements de mobilités et de limitations (de la croissance) de l’espace au sol. Une fois cela acquis, nous avons besoin d’une économie stable plutôt que d’une économie de croissance. Cela doit se produire en seulement une à trois décennies dans un monde où les 10 % les plus riches de la population mondiale sont actuellement responsables de 50 % des émissions de gaz à effet de serre. La question qui se pose alors est la suivante : où trouver le pouvoir de tirer parti de ces changements ?

Changement : agentivité et structure

Au cours des 150 à 200 dernières années, d’éminents chercheurs issus de domaines aussi divers que la sociologie, la dynamique des systèmes, la science de l’innovation, etc. ont développé différentes approches de la manière de décrire les systèmes sociétaux, la façon dont ils évoluent et les gouvernances qui peuvent favoriser le changement.

En sociologie, la relation et l’importance relative de l’agentivité (faculté d’action d’un être, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer) et de la structure ont fait l’objet d’un long débat.

Des auteurs aussi différents que Bourdieu, Foucault, Elias et Giddens concluent chacun à leur manière que la structure sociale est, d’une part, un moyen de façonner ou au moins d’influencer et, d’autre part, la conséquence de l’action individuelle. Dans leur théorie de l’acteur-réseau (ANT), des auteurs comme Callon, Latour et Law vont plus loin, remettant en question la dichotomie entre les humains en tant qu’agents actifs et les choses en tant qu’objets passifs. L’agentivité est une propriété du réseau de ces « acteurs » – les humains comme les non-humains peuvent influencer son développement. L’ANT met donc en évidence la pertinence des « objets » et de l’examen du comportement des systèmes d’actants dans leur ensemble. L’ANT nous renvoie logiquement au domaine plus large des études sur la science, la technologie et l’innovation, qui a constaté l’absence des rôles cruciaux des dimensions matérielles, technologiques et physiques dans le débat structure-agentivité. Ce domaine a suggéré d’utiliser la technologie comme point d’entrée pour comprendre le changement sociétal.

La théorie de la transition basée sur la perspective multi-niveaux (MLP – Multi-level perspective en anglais) combine une grande partie de ce qui a été présenté précédemment. Elle discerne des systèmes socio-techniques (SST) dominants (par exemple, de la mobilité) qui englobent des acteurs, des technologies, des infrastructures, une représentation symbolique, des pratiques d’utilisation et des politiques qui, grâce à leur alignement mutuel, présentent une stabilité significative au fil du temps. Les facteurs qui ne peuvent être influencés par les acteurs du régime (faits géopolitiques, facteurs à évolution lente comme les changements démographiques, ou chocs soudains comme les guerres et les crises) sont placés à l’extérieur du régime dans un « paysage ». Des alternatives radicales au régime peuvent être développées dans des espaces protégés appelés « niches ».

Cette « théorie de la transition » est devenue un outil important pour étudier les transitions sociétales dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, de la mobilité, du système énergétique, etc. et la manière dont l’agentivité, à côté de la structure, façonne ces processus de changement.

Facteurs accélérant et retardant les transitions

La recherche sur les transitions s’est principalement attachée à fournir des explications sur les transitions historiques et « naturelles », à analyser les conditions dans lesquelles des niches pouvaient réussir à transformer les SST, etc. Cela donne évidemment un aperçu de la manière dont ces transitions peuvent être influencées ou accélérées. Les pressions externes croissantes sur les SST, l’apparition d’incohérences et de faiblesses internes dans les SST et l’augmentation des performances et, ainsi, de la crédibilité et de l’acceptation des innovations de niche, constituent une combinaison de facteurs qui accélèrent généralement le changement.

L’accélération de la transition peut donc être soutenue par une combinaison de mesures visant, entre autres, à stimuler les améliorations techniques ou économiques et les pratiques commerciales et d’usages alternatives, à soutenir les marchés de niche et l’apprentissage, à souligner les aspects positifs des alternatives par rapport aux systèmes en place, et à éliminer activement les systèmes de gestion existants, en essayant globalement de réduire la résistance à la transition et d’obtenir un soutien pour celle-ci. Dans ce contexte, une grande partie de la littérature sur la transition se concentre sur les expériences de niche, l’apprentissage et le suivi réflexif, comme moyen de progresser, d’autant plus que les transitions sont considérées comme trop complexes, trop longues et trop incertaines pour être planifiées au sens traditionnel du terme.

Ces recherches semblent toutefois ne pas aborder la question de savoir comment garantir qu’un changement sans précédent, à l’échelle de l’économie et orienté vers un objectif précis, soit réalisé dans un délai très court. L’obligation de réduire totalement les émissions de gaz à effet de serre en l’espace de 2 à 3 décennies n’est rien de moins qu’une révolution – avec les profondes luttes de pouvoir qui l’accompagnent. Les industries liées aux combustibles fossiles devraient être réduites de moitié en une décennie. Les régimes alimentaires riches en viande des pays développés, fournis par une bio-industrie bien implantée, devraient disparaître. En effet, les fondements de l’économie devront changer : il est peu probable que le paradigme de la croissance continue soit tenable, même à moyen terme (par exemple, 50 à 100 ans), sur une planète finie.

Ces changements s’accompagnent tous, dans de nombreux cas, de pertes significatives en termes de capitaux non utilisés, de valeur économique, de pouvoir et de visibilité pour les acteurs en place. Plus généralement, ils ne correspondent pas au fonctionnement actuel du système économique. Sans croissance, il n’y a pas d’emplois de remplacement pour les personnes licenciées en raison des gains d’efficacité qu’une économie de marché concurrentielle s’efforce inévitablement d’obtenir. Conséquence : moins de demande sur le marché et moins de recettes fiscales. Résultat : plus d’emplois perdus et plus de difficultés à faire face aux dettes accumulées.

La décroissance ou la post-croissance est également un défi à l’heure où les États-nations semblent se lancer à nouveau dans des luttes de pouvoir pour l’hégémonie mondiale. Dans le passé, une grande disponibilité de ressources et de richesses était souvent un bon indicateur de la victoire dans les luttes de pouvoir, y compris les guerres. Pour cette seule raison, il est peu probable que les grandes puissances actuelles et/ou les puissances moyennes ou grandes en devenir soutiennent un programme de post-croissance.

Stratégies pour (dé)geler les systèmes socio-techniques

Nous devons donc poser une question audacieuse : quelles formes d’actions, mises en place par quels acteurs, nous donneront une chance de réaliser d’ici 2050 un système économique dans les limites de la planète, en particulier en ce qui concerne le changement climatique, tout en assurant des niveaux de vie décents pour tous ?

La théorie de la transition et le MLP offrent un angle d’analyse utile pour comprendre le processus de changement, mais l’élaboration de facteurs tels que l’agentivité et le pouvoir a pris du retard. Dans un article publié en 2016, Benjamin Sovacool est l’un des rares à avoir analysé les conditions dans lesquelles les transitions rapides du système énergétique se sont produites. Les principaux facteurs moteurs qu’il discerne représentent des typologies de gouvernance assez génériques. Je les ai discernées dans un article rédigé avec mon collègue Maurits Butter en 2007, mais on les trouve également dans les rapports de l’Agence européenne pour l’environnement et dans d’autres documents. Nous avons discerné quatre approches archétypiques de la gouvernance :

1.Le mode hiérarchiste / pilotage classique (« l’homme sur la lune »). Dans cette situation, il existe une autorité ou un gouvernement puissant par rapport à ceux qui s’opposent au changement, ou capable d’impliquer ceux qui pourraient s’opposer au changement dans un effort commun. Dans ces conditions, la gestion descendante est possible. Parmi les exemples historiques, on peut citer le programme de l’homme sur la lune de Kennedy, la révolution Meji au Japon à la fin du XIXe siècle, l’industrialisation de l’Union soviétique vers 1930 et l’accession de la Chine au rang de deuxième puissance économique mondiale depuis 1980.

2. Le mode individualiste / modèle de marché (« Durabilité par le marché »). À partir des conditions de marché existantes, une technologie, une organisation ou une proposition de valeur supérieure est développée, capable de modifier ou de remplacer le SST existant, ce qui conduit à l’évolution et à la consolidation d’un nouveau SST. On peut citer à titre d’exemple le passage du transport hippomobile au transport automobile aux États-Unis au début des années 1900 et l’émergence de nombreuses solutions informatiques autour de l’an 2000.

3. Le mode fataliste (« Il faut d’abord qu’une catastrophe se produise »). Au départ, la société est trop divisée pour prendre des mesures audacieuses, mais l’émergence d’une menace commune conduit à légitimer une action (souvent menée par le gouvernement). On peut citer à titre d’exemple la transition du Royaume-Uni et des États-Unis vers une économie de guerre vers 1940-41 et les Pays-Bas après une inondation catastrophique en 1953 qui a fait plus de 2 000 morts et qui n’ont exécuté qu’ensuite un plan de construction de digues massives (qui était en fait prêt peu avant l’inondation, mais qui a ensuite été jugé trop coûteux tandis que son auteur était perçu comme un lanceur d’alerte gênant).

4.Le mode égalitaire / la gouvernance interactive en réseau (« L’expérimentation, l’apprentissage et le suivi réfléchi favoriseront en fin de compte le changement »).À ce stade, il n’y a pas encore eu de catastrophe mobilisatrice, les technologies et pratiques durables (par exemple à faible émission de carbone) ne sont pas mises en œuvre par le marché à une vitesse suffisante, alors que notre système économique actuel basé sur le marché est plus une cause qu’une solution pour l’équité, et que dans la plupart des cas, aucune autorité ou gouvernement n’est en mesure de créer une coalition d’acteurs suffisamment puissante pour faire avancer la transition. Il ne reste donc plus que ce que nous appelons le mode de gouvernance « égalitaire ». Dans ce mode, la vision des objectifs, la sélection des moyens et la coalition à mettre en place pour s’engager dans le changement restent souvent à développer, probablement dans un contexte où des différences significatives d’intérêts, de perspectives et de discours liés aux problèmes peuvent exister. La théorie de la transition discerne plusieurs voies archétypiques de changement telles que :

a) la substitution (des innovations radicales remplacent le système socio-technique existant) ;
b) la transformation (réorientation progressive ou substantielle par les opérateurs en place) ;
c) la reconfiguration (les opérateurs en place et les nouveaux venus créent une nouvelle combinaison de technologies existantes et nouvelles) ;
d) le désalignement et le réalignement (les opérateurs en place s’effondrent sous l’effet d’une pression extérieure).

Les opérateurs historiques des SST sont confrontés à une perte de position significative dans les voies a) et d). En outre, ils ne disposent pas toujours de la flexibilité nécessaire pour s’engager dans les voies b) et c). En l’absence des facteurs présents dans les modes fataliste, individualiste et hiérarchique qui peuvent imposer un changement radical, la réaction naturelle des titulaires est alors de résister au changement.

Pour trouver des points d’appui permettant de résister au changement et de le soutenir, je divise ci-dessous les SST en plusieurs de leurs éléments constitutifs : technologies, acteurs, pratiques des utilisateurs, idéologies / discours et règles / institutions. Dans un SST stable, ces éléments sont mutuellement bien alignés, tandis que le SST s’intègre bien dans le paysage. Ce paysage étant défini comme hors de la sphère d’influence des acteurs, le SST peut être (dé)stabilisé en affaiblissant ou en renforçant ces dimensions.

Technologie. Comme indiqué, le développement de technologies/SST de niche supérieures peut débloquer le système. Cependant, historiquement, les acteurs disposent de diverses stratégies pour empêcher ce dégel. Ils peuvent racheter des acteurs de niche, présenter des améliorations progressives comme la solution, et suggérer des recherches sur des solutions à long terme qui maintiennent le SST en place intact, ce qui fournit une excuse pour l’inaction à court terme (par exemple, le captage et le stockage du carbone en tant qu’ajout futur aux centrales électriques à combustibles fossiles).

Les acteurs. Une coalition d’acteurs en faveur du changement peut être encouragée, par exemple, en développant des solutions gagnant-gagnant, en dégradant le pouvoir en place ou en compensant les pertes subies par les opérateurs en place. Les acteurs historiques peuvent former une coalition opposée au changement, diviser et discréditer les adversaires, et utiliser des approches coercitives directes ou indirectes à l’égard des adversaires (par exemple, attaques personnelles via les médias sociaux, influence des flux financiers vers les chercheurs en faveur du changement, etc.)

Pratiques des utilisateurs. Les conseils et les expériences dans lesquelles des pratiques alternatives sont coproduites contribuent au changement, tandis que l’accent mis sur la souveraineté des consommateurs, les marchés libres et la responsabilité des consommateurs l’entrave. Par exemple, la promotion de régimes pauvres en viande et de vacances sans trajet aérien est perçue comme un « retrait » de produits précieux aux citoyens et comme une limitation de leur liberté de choix.

Idéologies et discours. Les idéologies, les récits et les discours qui décrivent les SST en place comme ayant des propriétés sociétales indésirables favorisent le changement. Mais les acteurs en place disposent généralement de nombreuses options pour créer d’autres cadres de diagnostic, de pronostic et de motivation. Dans leur ouvrage phare Merchants of doubt, Oreskes et Conway ont mis en évidence la manière dont les acteurs en place ont structurellement discrédité la science du climat. Ils ont financé des instituts qui ont mis en évidence l’incertitude et exagéré les conséquences négatives de l’action en termes de pertes d’emplois, de coûts, de limitation de la liberté des citoyens, etc. Certains affirment que les opérateurs historiques ont promu l’idée d’évaluations de « l’empreinte carbone », donnant l’impression que des milliards de consommateurs sont responsables du changement climatique, au lieu de la centaine d’entreprises engagées dans l’extraction de combustibles fossiles et qui gagnent des milliards grâce à cette activité.

Règles et institutions. Enfin, les règles et les institutions peuvent évidemment être utilisées pour faire pression sur les SST, mais il existe plusieurs stratégies que les acteurs peuvent appliquer pour les influencer et les contrôler. Les acteurs en place disposent généralement de réseaux solides avec les institutions chargées de l’élaboration des règles, ce qui conduit à des accords implicites et à l’internalisation des idées. Le lobbying (et probablement aussi la corruption) est un moyen simple d’influencer les résultats des débats politiques – la récente nomination d’un représentant de l’industrie pétrolière à la présidence de la prochaine conférence des parties sur le climat en est un exemple.

Il semble illusoire de penser que l’approche typique de la gestion de la transition, qui consiste à expérimenter dans des niches et à apprendre par la pratique, puisse surmonter le type de résistance que les opérateurs en place peuvent créer grâce à une combinaison bien coordonnée des stratégies évoquées ci-dessus. Le pouvoir des grands réseaux d’opérateurs historiques, dont le chiffre d’affaires et les bénéfices se chiffrent en milliards, ne peut guère être surestimé. Dans le mode de gouvernance égalitaire, le choix politique direct est impossible puisqu’il n’y a pas de coalition de pouvoir dominante. La science n’est pas suffisamment solide ou peut être trop facilement discréditée pour jouer un rôle d’arbitre. Il ne reste plus qu’un lent processus de recherche d’une solution acceptable pour une coalition d’acteurs suffisamment dominante.

La conclusion que je tire de cette étude présente de nombreux parallèles avec une analyse de Michael Mann dans son ouvrage phare The Social Sources of Power. Dans son chapitre sur le changement climatique, il voit plusieurs obstacles majeurs à une transition rapide vers un monde équitable doté d’un système économique fonctionnant dans les limites de la planète. Il observe des obstacles communs à différents SST, tels que les systèmes énergétiques, de mobilité et alimentaire.

Tout d’abord, la société est habituée aux avantages d’une culture de consommation à fortes émissions, et les menaces du changement climatique n’influencent pas encore la vie quotidienne. L’acceptation de la nécessité d’une action radicale est donc encore largement absente. Deuxièmement, une politique réussie nécessite une réduction du pouvoir autonome du capitalisme, ce qui est peu probable. Troisièmement, le pouvoir des États-nations et de leurs hommes politiques serait affecté, alors que leurs positions sont soutenues par la croissance du PIB et (dans les démocraties) les processus électoraux. Les mesures affectant le PIB ou impopulaires auprès des électeurs seront difficiles à faire passer. Selon Mann, la mise en œuvre de politiques de durabilité réussies implique d’intervenir dans les trois grandes réalisations des siècles derniers : l’établissement du capitalisme, de l’État-nation et des droits individuels des citoyens. Or ceux-ci s’étendent à presque tous les SST actuels. Je suis donc contraint de dire que le MLP, avec une lentille analytique composée du paysage, du régime / SST et de la niche, n’aborde pas suffisamment ces points. Le MLP pourrait avoir besoin d’un niveau de « méta-régimes » positionné entre le SST et le « paysage » pour mettre en évidence les changements nécessaires et primordiaux du régime.

L’avenir probable à court terme est ce que nous avons vu au cours des dernières décennies : un passage à vide, avec un succès limité, par exemple en ce qui concerne l’atténuation du changement climatique, ou seulement dans les SST individuels, principalement le long des voies de transition de la transformation et de la réorientation gérables pour les opérateurs historiques. Cela  tout en laissant les méta-régimes intacts (par exemple, la transition vers les véhicules électriques dans le système de mobilité). Les transitions fondamentales ne deviennent réalisables que lorsque le scénario que j’appelle « il faut d’abord qu’une catastrophe se produise » se mette en place. Des signaux évidents conduisant à une reconnaissance générale que la voie actuelle est intenable et destructrice peuvent conduire à une action radicale et probablement à des sacrifices.

Comme le note Mann, les deux guerres mondiales ont montré que l’humanité en était capable – tant que l’objectif était généralement considéré comme justifié, et le fardeau équitablement et donc justement partagé. Il ne nous reste plus qu’à espérer (comme dans le cas des inondations néerlandaises de 1953) que la catastrophe ne sera pas trop écrasante et que les points de basculement irréversibles du système terrestre n’auront pas encore été atteints avant qu’une action ne soit efficace.

Que faire entre-temps ? En examinant la première section, il est frappant de constater l’importance de l’idéologie et du discours. Ils contiennent les arguments qui justifient (ou non) la consolidation des coalitions d’acteurs (ou de défenseurs), l’adaptation des pratiques des utilisateurs et l’ajustement des règles et des institutions dans un but spécifique. Apparemment, les humains ont besoin de justifier leurs actions avec un certain niveau de raisonnement. Je n’ai pas l’innocence de penser que dans des situations complexes et controversées, les informations tangibles que fournit la science peuvent emporter la décision. Mais je pense qu’il existe suffisamment d’informations factuelles pour étayer un certain nombre de truismes : sans encadrement, les marchés internationaux ne conduisent pas à un niveau suffisant d’équité nationale et mondiale, le capitalisme sans règles exploitera inévitablement la nature, l’augmentation actuelle du carbone dans l’atmosphère (ainsi que d’autres impacts) aura des conséquences insupportables. Il est essentiel de répéter et d’articuler ces truismes.

Ensuite, les stratégies de résistance peuvent être joliment emballées par les opérateurs en place, mais elles sont généralement reconnaissables. Il est nécessaire de les qualifier de poudre aux yeux, de faux-fuyants ou pire encore. Enfin, il s’agit de stimuler les SST (de niche) qui, à terme, pourraient être capables de remettre en question les SST en place, de rechercher des voies de transition qui soient, dans une certaine mesure, gagnant-gagnant et acceptables pour une coalition ayant une masse critique. Et enfin de trouver des niches / espaces politiques qui puissent mettre en œuvre des règles et des institutions favorisant le changement.

Ce texte est publié dans le cadre d’un partenariat avec l’Institut d’études avancées de Paris (IEA), qui en assuré la traduction de l’anglais réalisée par Claire Jeandel et Saadi Lahlou. Son auteur, Arnold Tukker, professeur d’écologie industrielle à l’université de Leyde, Pays-Bas, est actuellement en résidence à l’IEA.


Arnold Tukker

écologue, Membre de l'Académie européenne des sciences et chercheur-résident à l’Institut d’études avancées de Paris