Société

De la vigilance socialiste à la veille sanitaire

Anthropologue

Alors que les autorités sanitaires viennent de lever la plupart des restrictions aux libertés individuelles, les experts alertent sur la nécessité de rester attentifs aux symptômes de Covid-19 long et à l’émergence potentielle de nouveaux virus pandémiques. En tirant certains enseignements de l’affaire Dreyfus et en soulignant la généalogie qui relie Lucien Lévy-Bruhl, professeur de philosophie sous la IIIe République, attaché au concept de vigilance comme vertu politique, et son arrière petit-fils l’épidémiologiste Daniel Lévy-Bruhl, on éclaire autrement nos débats contemporains sur la préparation aux pandémies.

Après trois ans de pandémie de Covid-19, les autorités sanitaires ont levé la plupart des restrictions aux libertés individuelles, mais les experts alertent sur la nécessité de rester attentifs aux mutations du SARS-Cov2, aux symptômes de Covid-19 long et à l’émergence potentielle de nouveaux virus pandémiques. Cet état de vigilance permanent sur des menaces sanitaires traitées comme des menaces militaires suscite une inquiétude légitime chez les citoyens, qui y voient une « biopolitique » au sens de Michel Foucault ou une « société du contrôle » au sens de Gilles Deleuze.

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Elle s’inscrit en effet, comme l’ont montré Stephen Collier et Andrew Lakoff, dans un cadrage de la santé globale qui reprend des logiques de la guerre froide, en préparant les sociétés aux pandémies sur le modèle de la préparation à des attaques nucléaires, c’est-à-dire par des signaux d’alerte précoce, des exercices de simulation et des stocks d’équipements prioritaires. Il faut cependant rappeler que la gestion des crises sanitaires en France s’inscrit dans le cadre de la loi du 1er juillet 1998 visant « le renforcement de la veille sanitaire » et soutenue par Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé de Lionel Jospin. Et les mesures de soutien à l’économie prises pendant le confinement ont été vues, notamment par des commentateurs au Royaume-Uni ou en Australie, comme une parenthèse socialiste dans des économies libérales.

La « sécurité sanitaire » a été analysée par les chercheurs en sciences sociales comme une prise de pouvoir dans l’État néolibéral par des experts en santé publique ou comme un ensemble d’acteurs hétérogènes entre lesquels des formes de traduction et de médiation sont nécessaires. Cette ambivalence vient de ce que la veille sanitaire étend dans le domaine de la santé, à la fin du XXe siècle, la vigilance politique promue un siècle plus tôt par Jean Jaurès au Parti socialiste unifié après l’Affaire Dreyfus. En quoi une telle généalogie socialiste, de la vigilance politique à la veille sanitaire, éclaire-t-elle nos débats sur la préparation aux pandémies ?

La vertu politique du concept de vigilance

Pour répondre à cette question, un indice peut être trouvé dans le fait que Daniel Lévy-Bruhl, épidémiologiste spécialisé dans les vaccins à l’Institut national de veille sanitaire devenu Santé publique France, fut un des experts les plus consultés dans les médias au début de la pandémie de Covid-19. Son arrière-grand-père, Lucien Lévy-Bruhl, fut professeur de philosophie à la Sorbonne, célèbre pour ses ouvrages sur « la mentalité primitive », fondateur de l’Institut d’ethnologie avec Marcel Mauss et Paul Rivet en 1926 et du Comité de vigilance des intellectuels anti-fascistes avec Paul Langevin et Emile Chartier (Alain) en 1934. On peut alors reformuler la question de façon plus précise : en quoi l’ethnologie dans la France coloniale de la IIIe République et l’épidémiologie dans la France post-coloniale de la Ve République peuvent-elles être considérées comme des « sciences de la vigilance » ? Et comment réalisent-elles l’idéal d’émancipation par la vérité et la justice promue par la Révolution française ? Qu’est-ce qui s’est transmis et qu’est-ce qui s’est brisé dans cette généalogie socialiste qui va de l’Affaire Dreyfus à nos crises sanitaires contemporaines ?

On sait que l’engagement de Jean Jaurès dans l’Affaire Dreyfus fut le moteur de l’unification du Parti Socialiste français. Jaurès constitua en effet le 16 octobre 1898, au moment où il établissait les preuves de l’innocence d’Alfred Dreyfus en vue du procès de Rennes, un « comité de vigilance », considéré par les historiens comme le premier noyau de ce qui deviendra la Section française de l’internationale ouvrière en 1905. On sait moins que Lucien Lévy-Bruhl fut un des premiers acteurs de l’Affaire Dreyfus, puisqu’il était cousin par alliance d’Alfred Dreyfus et témoigna lors de son premier procès à huis-clos en 1894. On peut même supposer que Lévy-Bruhl a convaincu Jaurès de s’engager dans l’Affaire Dreyfus, car les deux agrégés de philosophie se sont connus à l’École normale supérieure (ENS) en 1878, et Lévy-Bruhl fut élu président de la société des amis de Jaurès en 1914 après sa mort. En quoi cette rencontre et ce double engagement éclairent-ils le concept de vigilance comme vertu politique et comme attitude mentale ?

Lucien Lévy-Bruhl a soutenu sa thèse en 1883 sur « l’idée de responsabilité » – neuf ans avant celle de Jean Jaurès sur « la réalité du monde sensible » et dix ans avant celle d’Émile Durkheim sur « la division sociale du travail ». Douze ans après la répression de la Commune, qui imposait l’image des Communards comme des « sauvages » envoyés au bagne de Nouvelle-Calédonie, cette thèse proposait une critique de la criminologie positiviste appuyée sur la philosophie morale d’Emmanuel Kant. Lévy-Bruhl montrait en effet, en s’appuyant sur la critique philosophique de Charles Renouvier et sur l’enseignement historique de Numa Fustel de Coulanges, que la responsabilité ne doit pas prendre seulement la forme de preuves objectives, comme celles que les experts en criminologie produisent dans les tribunaux, mais qu’elle doit être complétée par un sentiment subjectif, comme celui que développe l’éducation morale.

Or l’Affaire Dreyfus apporte, onze ans plus tard, une singulière confirmation expérimentale de cette thèse spéculative. Alors que les experts du Bureau de statistiques de l’État-major – notamment Alphonse Bertillon, célèbre pour son invention des empreintes digitales – montrent que le bordereau révélant à l’ambassadeur d’Allemagne des secrets militaires ne peut être écrit que par Dreyfus, au prix de détournements aberrants de la logique élémentaire, Lévy-Bruhl s’appuie sur le sentiment d’innocence déclaré par son cousin par alliance pour le transformer en preuves, d’une façon qui bouleverse les règles d’établissement des preuves dans les institutions scientifiques françaises.

Lévy-Bruhl pousse en effet Jaurès à intervenir dans l’Affaire Dreyfus, alors que celui-ci avait d’abord déclaré que la déportation d’un officier pour trahison était moins sévère que l’exécution de mineurs pour des grèves, reprenant un argument antisémite circulant dans les milieux socialistes. Lévy-Bruhl qui se soucie de ne pas faire apparaître la défense de Dreyfus comme une solidarité de « classe » ou de « race », convainc Jaurès que l’innocence de Dreyfus fait avancer la cause des ouvriers et des mineurs en montrant la supériorité des idéaux socialistes de vérité et de justice sur les principes nationalistes de la terre et du sang. Défendre Dreyfus, comme le fait Jaurès en publiant Les Preuves et en témoignant au procès de Rennes, c’est « préparer » un ordre social plus juste sur la ruine des institutions réactionnaires.

Si Lévy-Bruhl, à la différence de Durkheim, n’a jamais pris position publiquement dans l’Affaire Dreyfus, et ne put que soutenir Jaurès moralement lors du procès de Rennes puis financièrement lors de la création de l’Humanité, on peut cependant interpréter son livre publié en 1900, La philosophie d’Auguste Comte, comme une réflexion théorique sur ses implications pour penser la responsabilité. Il est en effet étonnant de voir Lévy-Bruhl lire le fondateur du positivisme alors qu’il l’avait critiqué dans sa thèse au nom du fait que les lois de la nature excluaient la contingence de l’action humaine. Mais c’est précisément que Lévy-Bruhl propose une lecture non déterministe de la pensée de Comte, renvoyant ainsi dos-à-dos ses deux principaux lecteurs : Émile Littré, qui en faisait un historien du progrès des « sociétés primitives » vers les « sociétés civilisées », et John Stuart Mill, qui en faisait un logicien des lois d’observation des phénomènes. Littré et Mill excluaient ainsi de la pensée de Comte comme un accès de folie autoritaire ce qui en fait au contraire tout l’intérêt pour nous aujourd’hui (notamment dans les lectures qu’en ont donné récemment Bruno Karsenti ou John Tresch) : sa crise de folie de 1826. Comte interprète cet épisode comme un retour de son esprit au fétichisme primitif avant une lente remontée vers le positivisme final, confirmant ainsi expérimentalement la « loi des trois états ».

Lévy-Bruhl, qui s’est toujours intéressé aux phénomènes d’ « aliénation mentale », voit dans cette crise un moment fondateur du système positiviste, où le sujet collectif qu’est l’humanité apparaît pour un sujet individuel dans un sentiment vital de croyance et non dans une observation des phénomènes. Ainsi Lévy-Bruhl parvient-il à intégrer le « second Comte » – celui du Système de politique positive et de la Synthèse subjective, où Comte dit penser « comme un poète fétichiste » – dans l’œuvre du premier – celui du Cours de philosophie positive.

Une telle interprétation résonne étrangement avec l’expérience de Dreyfus, que Lévy-Bruhl a suivie au plus près par leurs dialogues dans la prison du Cherche-Midi puis dans les récits de sa détention à Cayenne diffusés par la presse. Alfred Dreyfus est ce sujet moderne, ce juif émancipé, qui est soudainement retourné à un état primitif de folie par une accusation fausse.

L’Affaire Dreyfus, comme en a témoigné Marcel Proust dans Du côté de Guermantes, a divisé la société française en deux « mentalités », que Jaurès a opposées par les termes de « bon sens » et de « mauvaise foi ». Mais Dreyfus – c’est ce que lui reprochera Péguy, disant qu’il aurait été anti-dreyfusard s’il n’avait pas été Dreyfus – est lui-même partagé entre les deux « mentalités » : il croit à la fois à l’honneur de l’armée et à la justice universelle. Alors que Jaurès le défend en se plaçant dans la perspective de l’idéal de justice, dont il se fait lanceur d’alerte en dénonçant les injustices, Dreyfus se défend en invoquant la justice depuis un état de folie et de précarité dont il ne peut physiquement s’extraire. Jean Psichari, philologue grec et gendre d’Ernest Renan, décrira ainsi cette position singulière dans une lettre qu’il adresse à Dreyfus à son retour de Cayenne : « Tout Français doit vous être reconnaissant. Vous avez été là comme un soldat à son poste. Sentinelle avancée, vous avez vu luire enfin le jour de la justice. » Prisonnier surveillé par des sentinelles sur l’île du Diable, Dreyfus a pu, par le simple fait de survivre et de revenir pour témoigner de la violence coloniale, renverser le regard en devenant une sentinelle de l’injustice.

La sentinelle

La notion de sentinelle est intéressante pour penser les significations de l’Affaire Dreyfus par contraste avec celle de sacrifice, qui oriente les interventions d’un grand nombre d’acteurs aussi bien du côté anti-dreyfusard – l’État-major voulait que Dreyfus se sacrifie à l’honneur de l’armée pour restaurer la pureté de la nation, assumant son statut de victime arbitraire – que du côté dreyfusard – Clemenceau, Zola et Péguy voulaient, avec des arguments différents, que Dreyfus se sacrifie à l’idéal de justice qui s’incarnait à travers lui en le dépassant. Dire que Dreyfus est une sentinelle, c’est dire qu’il perçoit dans son corps les signes d’un idéal de justice qui ne peut se manifester intégralement, car il est toujours pris dans les contingences de la vie humaine. C’est préparer un ordre social plus juste à partir des accidents d’un ordre injuste. Jaurès le dit dans un « Discours à la jeunesse » en 1903 qui précise bien ce qu’il entend par « vigilance » : « Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à filer ou à tisser, pour qu’aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel, où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. »

Les travaux de Lévy-Bruhl sur la « mentalité primitive » s’éclairent à la lumière de cette notion de sentinelle qui qualifie l’expérience de Dreyfus. Si dans son premier livre paru en 1910, il décrit la « mentalité primitive » comme « ignorant le principe de contradiction » – reprenant ainsi les termes de Jaurès dans sa critique de Bertillon – dans les livres parus après la Première guerre mondiale, il montre que cette ignorance apparente est la condition d’un savoir plus large : la « mentalité primitive » explique plus que la science moderne, car elle donne sens aux accidents de la vie ordinaire en y voyant l’intervention d’entités invisibles dont l’existence est garantie par les représentations collectives. Une telle interprétation doit beaucoup à l’engagement de Lévy-Bruhl pendant la guerre au ministère des Armements dirigé par Albert Thomas, qui mettait en œuvre le programme de Jaurès dans L’Armée nouvelle : préparer l’avènement d’un ordre nouveau, c’est engager les travailleurs dans une perception collective des accidents de la vie sociale par des exercices de simulation analogues à ceux des soldats se préparant à la guerre. On comprend alors qu’à la différence de ses amis durkheimiens, Lévy-Bruhl ne parle jamais de sacrifice comme moment fondateur du social mais de techniques de perception des événements imprévisibles.

La préparation tend ainsi à se substituer, dans le socialisme jaurésien, à la révolution, tandis que l’émancipation du sujet moderne par un idéal de vérité et de justice tend à se réaliser par une participation des individus à une entité collective qui se manifeste dans les accidents de la vie sociale. C’est ainsi que l’on peut comprendre le fait que, dans la généalogie d’experts qui relie l’ethnologue Lucien Lévy-Bruhl à l’épidémiologiste Daniel Lévy-Bruhl, on soit passé de la vigilance socialiste à la veille sanitaire, au fur et à mesure que la guerre globale des microbes a remplacé la guerre mondiale entre humains, avec de nouvelles figures de sentinelles. Mais l’idéal de Jaurès et Lévy-Bruhl reste bien vivant et continue à agir dans la perception des accidents.

NDLR : Frédéric Keck a publié en mai 2023 Préparer l’imprévisible. Lévy-Bruhl et les sciences de la vigilance aux Presses universitaires de France, et en 2020, Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine (Zones sensibles).


Frédéric Keck

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS

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