Tensions et inquiétudes en Pologne
«L’enjeu de ces scrutins, c’est l’âme polonaise. La Pologne sera-t-elle un pays démocratique ou une dictature nationaliste ? » L’importance des prochaines législatives et sénatoriales est ainsi formulée par Adam Michnik, l’un des grands acteurs du changement de 1989. Trente-quatre ans après la chute du régime communiste, beaucoup parlent de ces élections comme d’une « dernière chance » pour sauver la démocratie. Lech Walesa, l’homme des grèves de Gdansk et de Solidarnosc (1980), premier président de la République de la Pologne libre (1990-1995), évoque le danger d’une « guerre civile ».
Les pronostics électoraux sont serrés, et les sondages souvent contradictoires prévoient néanmoins, la plupart du temps, l’éventualité d’une défaite du parti Droit et Justice (PiS) de Lech Kaczyński, national-conservateur. Du moins sur le papier. Ils indiquent également des tensions dans chaque camp qui peuvent influencer l’issue du scrutin dans le sens inverse, ce qui nourrit peurs et inquiétudes dans le camp démocrate. Dernièrement, d’importantes manifestations ont exprimé une opposition politique profonde au régime du PiS. Le 4 juin, une marche nationale désignée comme la plus massive depuis 1989, a réuni un demi-million de personnes dans les rues de Varsovie.
Une chasse aux sorcières
À l’origine, ce rassemblement était une initiative électorale de la droite libérale de Donald Tusk, la Plateforme civique (PO), pour commémorer l’anniversaire des premières élections démocratiques qui ont entraîné la chute du régime communiste en 1989. Puis, dans la lignée des provocations dont Kaczyński a le secret depuis que le résultat électoral s’annonce incertain, le gouvernement a proposé, mi-mai, l’adoption d’une loi instituant une commission d’enquête sur l’influence russe dans la vie politique polonaise. Une commission toute particulière : ses membres doivent être désignés par les partis, les personnes incriminées n’auront ni droit de défense ni recours, et les peines décidées par cette commission pourront aller jusqu’à dix ans d’exclusion de la vie politique, immédiatement applicables. Son caractère anticonstitutionnel et contraire au droit européen a entraîné une contestation générale, y compris des alliés de la Pologne (États-Unis et Union européenne), et a provoqué une émotion dans tout le pays. Cette commission est interprétée comme une chasse aux sorcières, rappelant les procès staliniens ou le maccarthysme américain. Elle vise d’abord l’opposition libérale à commencer par l’ancien Premier ministre, au point qu’elle a été baptisée par la presse indépendante « Lex Tusk ».
Dès lors, la mobilisation pour la marche organisée par la Plateforme civique (PO) a changé de nature. Elle est devenue une marche contre cette loi, et pour la défense des acquis de 1989. D’où son énorme succès, qui a rassemblé toutes les forces d’opposition, et replacé la Plateforme civique au centre.
Selon le sociologue Andrzej Rychard, de l’Académie Polonaise des sciences, PO a su récupérer des émotions jusque-là captées par le nationalisme du PiS : elle « a enfin retrouvé le patriotisme. Le grand nombre de drapeaux blancs et rouges a montré qu’il n’était plus possible de dire que les gens marchent uniquement sous le drapeau de l’Union européenne. Non, c’était une marche de citoyens polonais. » Il insiste sur « l’énergie de la marche du 4 juin » qui sème la panique dans les rangs du PiS, et sur son enjeu qui n’est pas seulement lié au 34e anniversaire des premières élections libres de 1989 : « Il y a 34 ans, il s’agissait de faire avancer le changement politique. Il s’agit maintenant d’arrêter le changement systémique. Parce que Kaczyński essaie de faire un changement politique vers l’autocratie […] maintenant il s’agit de reprendre le chemin de la démocratie.[1] » Mais il ne suffit pas de le dire. L’énergie de cette journée exprimait une indignation et des inquiétudes. L’atmosphère politique est à l’affrontement entre deux camps aux perspectives radicalement opposées, qui partagent en deux la société polonaise. Et chaque camp est également divisé au point que les alliances demeurent incertaines. Que ce soit pour le « chemin de la démocratie » ou pour l’autoritarisme actuel.
La « Droite unie » autour du PiS perd de sa popularité au profit d’une extrême-droite qui ne cesse de progresser, particulièrement dans l’électorat jeune plutôt hostile au gouvernement sortant. Sous le nom de Konfederacja, elle rassemble plusieurs groupes, certains ouvertement fascistes et prorusses, et frôle dans plusieurs sondages les 14 % d’intentions de votes. Le PiS, qui oscille entre 30 et 35 %, reste dans la pure idéologie illibérale, de plus en plus eurosceptique, doublée de promesses sociales démagogiques et coûteuses. Il gouverne en alliance avec le petit parti ultra-conservateur (3 à 4 %) du ministre de la Justice, auteur des réformes qui remettent en cause l’État de droit, et coûte cher à la Pologne (notamment le blocage par la Commission européenne d’un plan de relance de 35 milliards d’euros après le Covid-19).
Les idéologues du PiS ont inventé un nouveau récit national des années Tusk, fondé sur une alliance entre l’ancien Premier ministre polonais, Angela Merkel et Vladimir Poutine en 2010. Cette alliance serait, entre autres, responsable de l’accident d’avion à Smolensk, qui a entraîné la mort d’une centaine de responsables politiques polonais dont le président de la République, Lech Kaczyński, frère jumeau du dirigeant du PiS. Dans cette perspective complotiste cet accident est considéré comme un attentat russe, et justifierait la commission d’enquête citée plus haut. Une série documentaire sur Donald Tusk, conçue par un plumitif du PiS (déjà nommé membre de cette commission d’enquête) expose tout cela chaque mercredi, sur les médias gouvernementaux (TVP Info et TVP1), et raconte à sa façon les relations diplomatiques entre la Russie et le dernier gouvernement Tusk.
Quant à l’Union européenne, elle ne cesserait d’imposer à la Pologne des décisions contraires à sa Constitution et à ses valeurs, dixit le Premier ministre Mateusz Morawiecki. Et lorsque ce mois de juin, un arrêt de la Cour de justice de l’Union réitère son constat de non-respect par la Pologne du droit européen, quand Didier Reynders, commissaire européen à la Justice, appelle les autorités polonaises à « appliquer pleinement la décision » de la Cour, le ministre de la Justice répond, au nom du gouvernement, que cet arrêt « viole les traités européens » et qu’il a été écrit non par des juges mais par des politiciens européens qui « veulent subordonner la Pologne ». Tel est le niveau !
Sur le plan social, la démagogie clientéliste coûte de plus en plus cher, et les nouvelles initiatives n’obtiennent pas toujours le succès escompté. Ainsi le PiS s’est engagé à valoriser les allocations familiales qui avaient eu un gros succès aux élections précédentes. À l’époque, il avait accordé une allocation de 500 zlotys supplémentaires pour chaque enfant à charge. Cette fois, il en promet 800. Or, selon les sondages indépendants, c’est mal reçu. Outre que des allègements fiscaux pour les familles nombreuses seraient préférés par 61,5 % des sondés (65,7 % se prononcent pour un abattement plus élevé), 53,3 % des personnes interrogées se sont déclarées contre la revalorisation de l’allocation « 500+ » à 800 zlotys[2]. Et plus généralement, si le gouvernement a construit son succès passé sur les bons résultats de l’économie polonaise, le PiS se trouve maintenant devant de multiples indices inversant la tendance. « La crise du coût de la vie et la baisse des salaires réels, constate l’économiste Piotr Wojcik, frappent les groupes professionnels qui composent habituellement l’électorat du PiS. » Le salaire moyen a baissé de 4 % depuis un an, alors que le niveau de vie ne cessait de croître depuis trente ans[3]. Une tendance qui s’inverse lentement. Le taux d’inflation global est, selon l’Office central des statistiques (GUS), tombé à 13 % en mai, contre 14,7 % le mois précédent. Cela ne signifie pas pour autant que le problème disparaît. La Pologne, avec la République tchèque, occupe la deuxième place en termes de hausse annuelle des prix. Elle n’est dépassée que par la Hongrie où l’inflation atteignait 21,9 % en mai dernier.
Comment sauver les acquis ?
Du côté de l’opposition démocratique, trois coalitions s’accordent sur l’enjeu de ce scrutin, mis en valeur avec solennité : sauver les acquis de 1989. Chacune est fondée sur des accords du parti principal avec des plus petits. Ce qui n’est pas un détail. En effet, selon le code électoral, il faut un minimum de 8 % des suffrages exprimés pour qu’une coalition puisse entrer au Parlement. Et les petits partis ont besoin, s’ils se présentent seuls, de 5 % des voix. Le plus souvent ils ne peuvent exister électoralement qu’au sein de coalitions. Lors de la marche du 4 juin, Donald Tusk, dont la coalition frôle les 30 % dans les sondages, a énoncé une promesse qu’il a résumée en sept points, dont trois principaux pour son public : la liberté et l’État de droit d’abord, puis l’autonomie gouvernementale et l’intégration européenne. En fait, dans le contexte actuel, tout est contenu dans ces trois slogans. Leur application programmatique est déjà prête sous forme de lois ou de décisions de la Cour européenne. La coalition promet en plus de rétablir le droit à l’IVG en droit constitutionnel, et elle se prononce pour la protection des minorités. En revanche, elle est plus vague sur les questions sociales et la politique économique.
Elle se distingue de Lewica, la coalition de plusieurs partis de gauche qui, selon les sondages, tourne autour des 8 % indispensables pour entrer à la Diète. Son programme envisage notamment une augmentation des salaires dans la fonction publique de 20 %, la réduction du temps de travail à 35 heures et la construction de 300 000 logements sociaux. La gauche veut un État laïc, ce qui signifie clairement de suspendre le catéchisme dans les écoles publiques, d’abolir la « clause de conscience » des médecins pour la pratique de l’IVG, de renégocier le Concordat avec le Vatican. Autant de projets inacceptables pour une partie de la Plateforme civique et la troisième coalition d’opposition au PiS, dite Troisième voie. Variant entre 9 et 11 % dans les sondages, cette dernière est dominée par Polska 2050, un parti centre droit démocrate-chrétien issu de PO, et l’ancien parti paysan (PSL) également chrétien conservateur. Pour le leader de cette Troisième voie, Szymon Hołownia, qui dit avoir négocié difficilement son accord avec le PSL, il est peu probable qu’une liste commune soit possible avec les autres forces d’opposition. Or là est la question qui déterminera l’issue de ces scrutins. Toutes les études montrent que sans un accord entre ces trois coalitions, une victoire contre le PiS est illusoire.
En fait, les jeux politiciens, les différences programmatiques et les ambitions personnelles au sein de cette opposition au PiS, entravent la naissance d’une dynamique sociale suffisante pour une victoire électorale nette. Le succès de la manifestation du 4 juin, « l’énergie » dont parle le sociologue Andrzej Rychard, n’ont pas, pour l’instant, renforcé l’unité électorale « pour la démocratie ». On assiste plutôt, au vu des sondages, à des déplacements de votes au sein des deux blocs – un renforcement de la Plateforme civique (PO) et de Tusk au dépens de ses alliés, une progression spectaculaire de Konfederacja au dépens du PiS – déplacements qui enlèvent pour l’instant à PO comme au PiS la possibilité de former un gouvernement sans gagner les 8 à 9 % d’indécis. D’où les tensions de ces dernières semaines qui ne devrait pas se calmer dans les quatre mois à venir. Ni favoriser le sauvetage des acquis de 1989.
Situation géopolitique stratégique
Au-delà du folklore politique qui lasse, en Pologne comme ailleurs, on voit aussi comment le PiS instrumentalise ses atouts dans la situation internationale pour faire avancer ses projets autoritaires et parfois, avec l’appui du président Andrzej Duda qui restera en place encore deux ans, verrouiller des institutions sous son contrôle. Deux exemples récents suffiront : la guerre en Ukraine et la politique européenne de relocalisation des migrants illégaux. Le contexte de l’agression russe en Ukraine a placé la Pologne, qu’elle le veuille ou non, dans une situation géopolitique stratégique. L’accueil durable d’un million et demi de réfugiés, son rôle de plateforme logistique pour l’aide militaire des alliés de l’Ukraine, tâches qu’elle a assumées avec efficacité, ont rétabli une image positive de la Pologne, incarnée par les nombreuses initiatives diplomatiques d’Andrzej Duda. Mais le gouvernement a tenté d’utiliser ce prestige pour justifier à la fois leur soutien à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et les profondes atteintes à l’État de droit en Pologne[4]. Résultat : lorsqu’il a ratifié la loi anticonstitutionnelle et contraire au droit européen qui prévoit la création d’une commission d’enquête sur l’influence russe, il s’est ridiculisé. Le matin il ratifie une loi, et face aux protestations internationales qu’elle suscite, il dépose l’après-midi des amendements revenant sur plusieurs points capitaux de la même loi !
Dans le même ordre d’idée, la Pologne s’est opposée à Bruxelles à la proposition d’accord européen sur la relocalisation des migrants illégaux. Le gouvernement a d’abord intensifié ses discours intérieurs contre les migrants d’autres pays que l’Ukraine, présentant l’accueil en Europe de l’Ouest comme une catastrophe, avec attentats, agressions et misère dans des villes où l’on ne peut plus vivre tranquillement. « Dans de nombreuses villes, déclare le Premier ministre : Paris, Marseille, Rome, Stockholm, on a affaire à des « quartiers de l’horreur », les voitures brûlent, les pneus brûlent, les femmes ont peur de sortir ». Un discours xénophobe qui accuse en particulier l’Allemagne. Selon lui, « la politique de la porte ouverte menée par l’Allemagne au sein de l’Union européenne, violant les traités européens, s’est révélée être une grave erreur. » Il ne veut pas que « l’État polonais supporte les coûts sociaux et financiers des mauvaises décisions d’un autre État membre de l’UE »[5]. Et malgré un compromis entre les États membres intervenu à Bruxelles, compromis qui permet à Varsovie de demander une dérogation partielle ou totale à l’obligation de solidarité pour avoir accueilli plus d’un million de réfugiés ukrainiens sur son territoire, Kaczyński se lance dans l’organisation d’un referendum sur ce thème en Pologne. Sachant que l’opinion n’est pas favorable à l’accueil de migrants autres qu’ukrainiens, notamment à la frontière avec la Biélorussie[6], il pense en tirer avantage. Il envisage d’ailleurs le vote le même jour que les élections parlementaires en espérant gagner ainsi une partie des voix qui lui manquent.
Jaroslaw Kaczyński s’apprête à revenir au gouvernement comme vice-Premier ministre alors que selon un sondage, 58 % de la population y est hostile. Que prépare-t-il ? Difficile à comprendre. Toutefois une chose devient de plus en plus évidente : l’opposition aura du mal à l’arrêter si elle n’est pas unie. Et cela coûterait cher à l’Europe.