Société

Injustice policière, injustice judiciaire : que disent les jeunes habitant·e·s de quartiers populaires ?

Politiste

Comment des personnes que, parfois, presque tout oppose en viennent-elle à tenir, au sujet de la police, des discours comparables, qui expriment un même sentiment d’injustice ? Le rapport aux institutions publiques et surtout, à la police, apparaît au cœur de l’expérience discriminatoire ressentie. Sortir du déni de ces violences devient dès lors essentiel pour penser sociologiquement le sentiment d’injustice comme problème intellectuel et politique.

Les émeutes qui embrasent, depuis la fin des années 1970 au moins, les quartiers populaires ont presque toujours pour origine un événement impliquant la police et un habitant de ces quartiers[1].

L’émeute qui fait suite à la mort de Nahel ne fait pas exception : le sentiment d’injustice que suscite l’action de la police, et d’une forme d’impunité policière, constitue une dimension fondamentale, incontournable des émeutes. Autrement dit, on ne peut y voir simplement un élément de contexte ou « déclencheur », par opposition à des causes réputées structurelles et plus fondamentales : pourquoi les discriminations policières qui ont une longue histoire[2], et les divisions raciales auxquelles elles s’adossent seraient-elles moins structurelles que la montée du chômage ou la désindustrialisation ? Comprendre les sentiments d’injustice liés à la police et ce qui les alimente, en lien avec les jugements portés sur la justice apparaît, de ce fait, essentiel.

Enquête sur la jeunesse diverse des quartiers populaires

Réputées connues, les causes du sentiment d’injustice policière dans les quartiers populaires ne le sont pas tant que ça : on sait surtout qu’une part, minoritaire, des jeunes hommes, issus souvent des milieux populaires les plus précarisés, ont des interactions régulières conflictuelles avec les forces de l’ordre. Mais on connaît moins les propos des jeunes, nombreux, qui passent peu de temps dans le quartier ou « en bas des tours », et ont beaucoup moins souvent affaire à la police. On connaît moins le discours des jeunes habitants issus des classes moyennes, de celles et ceux qui poursuivent des études supérieures – et le regard que portent sur la police les filles, sans parler des habitant·e·s plus âgé·e·s, qui se plaignent souvent des « jeunes[3] ». Comment des personnes, parfois, que presque tout oppose en viennent-elle à tenir, au sujet de la police, des discours comparables, qui expriment un même sentiment d’injustice ?

Les enquêtes que nous avons menées de manière collective ou plus personnelle depuis plusieurs années apportent des éléments de réponse. Elles visent à montrer en particulier comment le ciblage policier des quartiers populaires mène les habitant·e·s à évoquer un « nous » défini à la fois par la race et l’espace (« nous les noirs et arabes des quartiers[4] »), dans lequel se reconnaissent des gens très différents, ou des groupes qui se trouvent par ailleurs en tension (ainsi des générations anciennes et plus récentes). Dans la cadre d’un ouvrage portant sur l’expérience des discriminations que font les habitants de quartiers populaires, nous avions montré collectivement comment ces expériences, massivement répandues, nourrissent un sentiment d’injustice profond[5]. À partir de la même enquête, nous avions constaté que le rapport aux institutions publiques et surtout, à la police était au cœur de l’expérience discriminatoire, et de la construction d’une citoyenneté dégradée[6].

Une enquête récente portant sur les jeunes habitant·e·s de quartiers populaires et leur expérience des discriminations institutionnelles, spécialement policières, a permis de prolonger ces constats[7]. Les résultats invitent à considérer, davantage que nous ne l’avions fait jusqu’ici, le couple police-justice : la justice ou le système judiciaire occupent une place centrale dans les propos tenus – un résultat que nous n’attendions pas avec une telle ampleur. Pour les jeunes de profils très divers que nous avons rencontrés, l’injustice judiciaire conforte et redouble l’injustice policière.

Une cinquantaine d’entretiens biographiques ont été réalisés auprès de jeunes âgés de 15 à 29 ans depuis juin 2020. Cet article porte sur la trentaine d’habitant·e·s racisé·e·s de quartiers populaires. La sélection des enquêtés et la consigne qui lance les entretiens sur le thème de la police évitaient tout « cadrage » : les enquêté·e·s abordaient le sujet comme ils l’entendaient, sans avoir été préalablement aiguillé·e·s. Ils et elles sont issu·e·s surtout de communes petites ou moyennes, toutes théâtre d’émeutes, dans les agglomérations de Grenoble (principalement) et de Lyon. Loin du cliché du « jeune de banlieue », les jeunes sélectionné·e·s ont des profils divers, les étudiant·e·s et membres des classes moyennes étant volontairement surreprésenté·e·s. Une large majorité d’enquêtés appartient malgré tout aux milieux populaires. La moitié est âgée de 15 à 19 ans, la plupart sont lycéen·ne·s (en filière professionnelle surtout), et un·e sur trois poursuit des études supérieures. Les filles représentent un tiers du corpus. Huit enquêté·e·s sur dix sont français, la moitié possédant une double nationalité (franco-algérienne le plus souvent).

« Le fait que tu t’identifies plus aux émeutiers qu’aux policiers te marque »

Commençons par rappeler que les habitant·e·s de quartiers populaires, jeunes compris, ne sont pas hostiles à la police par principe. Ils oscillent plutôt entre deux pôles : d’un côté, un soutien à l’action de la police et ses buts officiels, en lien avec la quête de respectabilité morale caractéristique des milieux populaires, et la condamnation morale des trafics ou des nuisances imputées à certains jeunes ; de l’autre, une condamnation des formes concrètes de l’action policière dans les quartiers populaires, jugée souvent brutale, méprisante et discriminatoire, en lien avec la forme d’exceptionnalité que constitue le ciblage policier de ces quartiers et de leurs habitant·e·s[8].

Ainsi, les entretiens que nous avons menés témoignent d’une certaine diversité : si plusieurs jeunes formulent, à l’endroit de la police, une critique véhémente, d’autres se montrent ambigu·e·s et dans quelques cas, mettent d’emblée à distance les discours d’autres jeunes, vus comme trop radicaux. Notons que ces différences sont beaucoup moins liées qu’on pouvait le supposer aux grandes distinctions qui semblaient a priori pertinentes (garçons ou filles, jeunes en ascension sociale ou ayant quitté tôt l’école, jeunes ou moins jeunes, etc.).

Au début de l’entretien, de nombreux·ses enquêté·e·s s’efforcent explicitement de « faire la part des choses » s’agissant de la police – certain·e·s disant vouloir éviter de reconduire, à l’égard des policiers, la forme d’amalgame dont ils font eux·elles-mêmes l’objet. Plusieurs distinguent ainsi d’emblée les « bons » des « mauvais policiers ». D’une manière générale, il n’est pas rare d’entendre les habitant·e·s de quartiers populaires commencer par dire des policiers qu’ils « font leur travail ».

Ainsi est-il frappant de constater que malgré tout, l’ensemble des enquêté·e·s vient à formuler une critique explicite, et sur le fond sévère, de l’action de la police, en lien avec l’expérience directe ou indirecte d’une discrimination ou stigmatisation policière. Ielles mentionnent ainsi d’emblée des violences et brutalités arbitraires ; des marques ostensibles de mépris ; des contrôles d’identité discriminatoires ; des « bavures » (c’est le mot employé) ; et un abus de pouvoir. En réaction au simple mot de « police », chacun de ces sujets est évoqué par environ un·e enquêté·e sur deux dès le début de l’entretien.

Abdel, étudiant de 25 ans issu d’un milieu populaire et d’une famille originaire du Maghreb à Pont-de-Claix, déclare ainsi « [qu’]il y a deux sortes de policiers. Je n’ai jamais eu de problèmes avec la justice ou fait de conneries ou quoi, peu importe, certains policiers te font comprendre que t’es une merde en gros ». Farid, 20 ans, étudiant habitant le même quartier populaire (famille originaire du Maghreb, milieu populaire) commence par dire que « quand on vient d’un quartier il y a des abus de pouvoir. Beaucoup font très bien leur travail, mais certains font des choses qui ne sont pas pardonnables ». Et si Nora, lycéenne de 17 ans préparant un bac pro, issue d’un milieu populaire et d’une famille maghrébine à La Tronche dit d’emblée que « moi je suis une fille donc ça n’est pas la même », elle n’en estime pas moins « [qu’]il y a des policiers, parce que justement c’est des policiers, ils se permettent un peu trop de choses ».

Un autre enquêté évoque « des scènes qui peuvent marquer. En bas des tours on parle, quand il y a une descente de police, au lieu de parler calmement, moi je ne suis pas quelqu’un qui fait des choses illégales je leur dit “C’est bon vous venez d’arriver, la discussion est coupée j’ai envie partir” – “non tu restes là tu te la fermes c’est moi qui décide” ». Baran, étudiant de 19 ans de milieu populaire et d’origines turques, habitant un quartier populaire de Grenoble évoque des insultes :

« “T’es pas dans ton pays, ici c’est nous qui faisons la loi, casse-toi maintenant, ferme ta gueule”. Je suis juste en bas de chez moi, je faisais sortir mes petits cousins au parc… Et c’est devant tout le monde. Pourtant j’ai fait mes études comme tout le monde, je travaille comme tout le monde dans la légalité ».

Sohan, éducateur de 24 ans vivant à Echirolles (famille originaire du Maghreb, milieu populaire) explique que « tu ne peux pas violenter quelqu’un parce qu’il fait n’importe quoi. Tu l’immobilises, tu le mets dans la voiture, c’est terminé. Pas besoin de le fracasser, pas besoin de rajouter des coups, pas besoin d’insulter. Moi si je me fais contrôler par la police, j’ai peur d’être à l’écart des gens ».

Un autre enquêté a tellement intériorisé l’hostilité policière que la rencontre avec des policiers bienveillants l’a sidéré : aujourd’hui encore, il n’en revient pas. À l’inverse, une enquêtée a été choquée de voir à quel point des policiers se montraient amicaux avec des jeunes enfreignant le confinement en centre-ville – en contraste avec l’attitude très sévère, d’après plusieurs enquêté·e·s, des policiers au sein de leur quartier durant le confinement. D’autres soulignent le poids financier, pour eux et leurs familles, d’amendes qu’ils estiment arbitraires.

Au bout du compte pour les enquêté·e·s, le thème de l’injustice policière renvoie à des expériences nombreuses, très souvent personnelles ou indirectes parfois. Les enquêtés évoquent aussi les formes d’un ciblage policier de leur quartier qui leur semblent excessives, injustifiées souvent et qui le stigmatisent. Enfin, les propos tenus sur les « bavures » témoignent du rôle des vidéos circulant sur les réseaux sociaux et de la connaissance, toujours relative, « d’affaires » médiatisées qui concernent spécialement Adama Traoré (mort le 19 juillet 2016 suite à son interpellation par des gendarmes) et Michel Zecler (passé à tabac par des policiers le 21 novembre 2020). Soulignons, même si nous ne pouvons développer ici ce point, que la discrimination et la stigmatisation policières renvoient très clairement, pour les enquêté·e·s, à un critère de race qui se conjugue au stigmate que constitue le quartier (en accord avec les résultats issus de nos enquêtes passées).

Ainsi enquête après enquête, et selon des formes locales spécifiques parfois, il apparaît que l’action policière dans les quartiers populaires produit un sentiment partagé d’injustice, et une vision globalement négative des forces de l’ordre – ceci parmi des habitant·e·s qui se montraient pourtant a priori favorables à la police et aux buts officiels de son action[9]. Évoquant l’effet qu’ont produit sur lui les actions de la police au sein de son quartier, Ilyan a cette formule suggestive : « Le fait que t’arrives plus à t’identifier aux jeunes qui font des émeutes qu’aux policiers te marque ». Dans une enquête antérieure, un habitant adulte racisé de quartiers populaires, très critique des jeunes de son quartier, avait fini par dire à propos des méconduites policières que « je ne cautionne pas les jeunes qui brûlent mais[10]… ».

S’ajoute un autre fait majeur : lorsqu’on se contente d’évoquer la police sans plus de précision, le sujet est « cadré » très souvent, de manière spontanée par les enquêté·e·s, en termes d’abus de pouvoir et de déni de justice – y compris par des enquêté·e·s très jeunes et peu politisé·e·s. Les propos tenus mettent ainsi au jour l’importance du couple police-justice dans la construction d’un sentiment d’iniquité profond[11], massivement partagé.

Quand l’injustice judiciaire redouble l’injustice policière

La plupart des enquêté·e·s lient explicitement injustice policière et injustice judiciaire : c’est l’injustice judiciaire qui permet ou soutient l’injustice policière. Le constat vaut même pour celles et ceux qui sont le moins critiques de la police, comme Kamel, étudiant de nationalité burkinabè à Saint-Martin-d’Hères issu des classes moyennes, qui commence par mettre à distance les propos tenus par certains jeunes : « le thème de la police c’est sujet aux clichés ». Malgré tout, il indique « [qu’]aujourd’hui il y a quand même un souci. À l’échelle de la personne qui se sent discriminée, a-t-elle son mot à dire ? ».

Tout en estimant que « les policiers font leur travail mais on leur demande des quotas et d’aller dans les quartiers ça m’attriste », un autre enquêté explique que « les agissements de la police ne seront jamais sanctionnés » et que « des policiers ont tué des jeunes et n’ont pas été punis » : « Les personnes qu’ils [les policiers] n’aiment pas n’ont pas la police de leur côté, donc elles n’ont pas la justice. »

On peut évoquer aussi Imrân à Pont-de-Claix, 20 ans, salarié en contrat précaire issu d’un milieu populaire (famille originaire du Maghreb). Évoquant l’expérience d’un contrôle abusif, il dit que les policiers « n’ont pas un métier facile. Peut-être que certains ne sont pas bien, peut-être qu’ils ont divorcé ». Et s’agissant des vidéos de violences policières présentées comme racistes qu’il a pu visionner, il indique « [qu’] il y a des mauvaises personnes partout ». Mais à propos de l’affaire Adama Traoré, il évoque une impunité policière : « Les gens qui enquêtent sur la police c’est la police aussi. Des gens peuvent faire ce qu’ils veulent sans être punis ». Notons que pour Imrân comme pour d’autres enquêté·e·s, l’interprétation des violences policières en tant qu’exceptions relevant de « brebis galeuses » se comprend en partie comme mise à distance d’une réalité perçue comme trop brutale : « je préfère me dire que c’est des cas isolés », indique-t-il ainsi.

À l’opposé, Lukas âgé de 27 ans à Échirolles, issu des classes moyennes et d’une famille originaire du Maghreb, qui possède un statut de travailleur handicapé et se trouve actuellement au chômage, tient d’emblée un discours extrêmement virulent à l’égard de la police. Il tient cependant à faire la part des choses : précisant que « j’ai déjà volé, j’ai déjà vendu [de la drogue], je te dis la vérité j’ai déjà fait des conneries », il estime normal d’avoir eu affaire souvent aux forces de l’ordre. Mais il ajoute que « je ne méritais pas tout ce qu’ils m’ont fait. Je ne méritais pas toutes les amendes, de me faire traiter comme un chien… Je te frappe quand je veux, je fais ce que je veux de toi ». Lukas distingue ainsi les actions policières légitimes de celles qui sortent du cadre de la légalité, et qui s’apparentent à une forme de vengeance ou de défoulement.

D’autres enquêté·e·s évoquent dès le début de l’entretien le couple police-justice. C’est le cas de Sohan, étudiant de 22 ans habitant un quartier populaire à Pont-de-Claix (famille de classe moyenne originaire du Maghreb), qui mentionne « les bavures policières, toutes les violences qu’il y a eu dans l’histoire » :

« Ça s’est passé outre la justice et c’est ça qui met en rogne… Qu’il y ait des choses qui se passent une fois, deux fois, trois fois, que rien ne se passe, rien n’est puni. La justice n’agit pas, la justice elle-même… La colère elle monte vite. »

L’impunité policière lui semble maximale lorsque les policiers opèrent en quartiers populaires : « Dans le centre-ville ils se permettent moins de choses. Là c’était des gens du quartier ils savent qu’il n’y aura pas de représailles ». Thomas à Échirolles, collégien de 15 ans issu de la classe moyenne et dont le père est né au Maghreb, estime lui aussi que « dans les quartiers, s’il se passe un truc ils savent qu’ils ne seront pas en tort. C’est comme s’ils étaient un peu immunisés parce que l’État va croire un policier ». Évoquant des policiers qui l’ont brutalisé, un autre enquêté estime « [qu’on] ne peut rien leur faire, ils [les jeunes] vont en garde à vue ils la ferment. C’est pas comme s’il y avait une justice pour la police ». On pourrait multiplier les citations : « ils peuvent me provoquer s’ils ont envie de me faire chier, on n’a pas la même parole, ils sont assermentés. C’est le problème de la justice qui laisse un peu trop d’injustice ». Revenant sur l’affaire Théo[12], Farid à Pont-de-Claix, étudiant de 20 ans de milieu populaire (famille originaire du Maghreb) estime que « c’est le plus bel exemple. Les policiers qui commettent des bavures sont couverts de ce que j’ai compris et ils s’en sortent bien ». À propos de l’affaire Zeclerc, une autre enquêtée évoque « un système d’impunité réelle ».

Si les discours que tiennent les étudiants sont plus sophistiqués, les plus jeunes enquêtés, scolarisés pour la plupart en filière technique, ne sont cependant pas en reste. Ainsi Sabah, collégien de 15 ans habitant un quartier populaire de Grenoble (famille de classe moyenne originaire du Maghreb) explique « [qu’]une plainte, elle aboutit très rarement à quelque chose ou un procès avec un policier ». Cela vaut aussi pour les filles : même si elles ont beaucoup moins affaire à la police, elles ne se sentent pas forcément moins concernées (elles peuvent évoquer des proches ou leur propre expérience). Fatiha, 16 ans, déscolarisée habitant à Échirolles (milieu populaire, famille originaire du Maghreb) dit avoir « l’impression que la police a plus de pouvoir que nous et que nos droits, on n’a pas le droit de les avoir même si on le demandait ». Nora, habitante d’un quartier populaire de La Tronche, lycéenne de 17 ans préparant un bac pro (milieu populaire, famille originaire du Maghreb) compare la position des policiers violents à celle des prêtres qui sont accusés de viol et que l’Église protège.

Au bout du compte, l’une des expériences d’injustice les mieux partagées par les habitant·e·s de quartiers populaires, le traitement policier discriminatoire et infériorisant, est interprétée massivement au prisme d’une autre injustice, judiciaire cette fois, qui l’autorise, la conforte et la redouble. Pour les enquêté·e·s, la clémence du système judiciaire à l’endroit des policiers fautifs, sans parler de la manière dont il peut contribuer à les innocenter, fait figure d’évidence. Et pour certains qui tendent, en distinguant les « bons » des « mauvais policiers », à individualiser le problème, c’est finalement la justice en tant qu’institution produisant, de manière routinière, une forme d’impunité qui convainc de l’existence d’un effet de système – et nourrit ce faisant une colère.

Bien sûr, la plupart des personnes qui s’indignent de la mort de Nahel et de l’action du couple police-justice n’ont pas pris part aux émeutes. Mais au regard des constats que dressent les enquêté·e·s, on comprend que la colère peut parfois déborder. Ainsi Ilyan, étudiant de 25 ans dans une filière prestigieuse habitant un quartier populaire de Chambéry (membre des classes supérieures, famille originaire du Maghreb) peut-il s’indigner :

« C’est super grave ! C’est super rare que des policiers soient condamnés, ça me fait de la peine de ouf parce que c’est abusé ! Pour qu’un flic soit interdit d’exercer il faut une dinguerie ! C’est super grave ! »

On comprend alors qu’au sein des quartiers populaires, il puisse devenir compliqué de tenir la position qui revient à admettre que oui, des policiers ont tué peut-être des personnes de manière arbitraire, sans être sanctionnés et que oui, rien n’indique que ces morts ne vont pas se répéter parce que oui, les grandes institutions sont molles ou complaisantes – tout en affirmant que la révolte est vaine et doit être contenue.

Car il faut le souligner : le sentiment que les enquêtes judiciaires laissent certaines zones d’ombre, et que la justice est clémente, pour ne pas dire plus, envers les policiers apparaît cohérent avec les analyses documentées[13]. Et il n’est pas besoin de remonter très loin pour recenser des cas qui interrogent : ainsi de la mort d’Alhoussein, jeune guinéen de 19 ans tué par un policier le 14 juin dernier alors qu’il se rendait au travail – officiellement à la suite d’un refus d’obtempérer et de la mise en danger d’un policier (entre autres éléments qui questionnent : d’après certaines observations, le tir ne viendrait pas de face).

Nos résultats montrent ainsi que la colère dont se nourrit l’émeute a des causes profondes : elle renvoie au sentiment d’injustice que suscite l’action du couple police-justice. Pour les habitant·e·s racisé·e·s de quartiers populaires, ce sentiment d’injustice se construit sur le temps long, à travers la répétition d’expériences discriminatoires avec la police et le constat, lui aussi récurrent, d’une justice complaisante. C’est pourquoi on peut dire que l’émeute est politique : elle se nourrit de sentiments qui s’ancrent dans la critique d’institutions publiques – critique que les enquêté·e·s sont venus à formuler d’une manière explicite et massive (ce qui n’empêche pas que l’émeute, ou n’importe quelle révolte, puisse rassembler des personnes qu’animent diverses motivations, et une conscience politique claire ou plus diffuse des choses).

Mais peut-on se contenter d’expliquer la colère ? Il faudrait comprendre aussi comment une situation inique peut être tolérée ou ne susciter souvent qu’indifférence[14] – ceci dans de larges pans de la société, y compris chez des personnes qui adhèrent, en principe, aux idéaux démocratiques de justice et d’égalité (à quoi s’ajoute la banalisation en France d’un discours raciste). S’agissant spécialement du couple police-justice et d’une question raciale-policière, les sentiments qui animent les membres de minorités ne peuvent s’analyser indépendamment des jugements qui ont cours dans la majorité. Ce sont bien ces jugements émanant de catégories majoritaires au sens sociologique, définies à partir d’un rapport de pouvoir, qu’il s’agit de construire comme problème intellectuel et politique – pour voir comment des discours plus ou moins ordinaires entretiennent le déni des injustices basées sur l’espace et la race[15]


[1] Je remercie pour leurs commentaires Christophe Parnet, Jean Finez et Gilles Montègre.

[2] Blanchard, Emmanuel, « The colonial legacy of French policing », in de Maillard, Jacques, and Skogan, Wesley eds. Policing in France, Routledge, 2020, p. 39-53 ; Kokoreff, Michel, Violences policières: Généalogie d’une violence d’État, Éditions Textuel, 2020.

[3] Voir cependant entre autres Mohammed M., Mucchielli L., « La police dans les “quartiers sensibles” : un profond malaise », dans Mucchielli L, Le Goaziou V. dir. Quand les banlieues brûlent…: retour sur les émeutes de novembre 2005, la Découverte, 2007, p. 104-125.

[4] Roux G., Roché S., « Police et phénomènes identitaires dans les banlieues : entre ethnicité et territoire: Une étude par focus groups. », Revue française de science politique, 66.5, 2016, p. 729-750.

[5] Talpin J., Balazard H., Carrel M., Hadj Belgacem S., Kaya S., Purenne A. & Roux, G. (2021), L’épreuve de la discrimination: Enquête dans les quartiers populaires, PUF, 2021.

[6] Roux G., Purenne A. & Talpin J., « Expérience des discriminations et citoyenneté : Enquête auprès d’habitants de quartiers populaires. », Appartenances & Altérités (3), 2023.

[7] La première partie de cette enquête (non clôturée) a été réalisé dans cadre projet « Discriminations vécues de jeunes de quartiers populaires » du Fonds d’Expérimentation pour la Jeunesse, dont j’ai coordonné le volet « enquêtes ».

[8] Roux G., « Expliquer le rejet de la police en banlieue : discriminations, “ciblage des quartiers” et racialisation. Un état de l’art. », Droit et société, 97.3, 2017, p. 555-568.

[9] Roux G., « Ciblage policier d’un quartier populaire et racialisation. Comment une action publique spatialisée rend la race saillante », Espaces et sociétés, à paraître.

[10] Voir aussi Marlière E., « Les habitants des quartiers : adversaires ou solidaires des émeutiers ? », dans Mucchielli L, Le Goaziou V. dir., Quand les banlieues brûlent…: retour sur les émeutes de novembre 2005, la Découverte, 2007, p. 77-92.

[11] Ainsi à partir d’une méthodologie différente, ces résultats prolongent largement les constats que dressent, dès 2006, Mohammed M., Mucchielli L., « La police dans les quartiers populaires : un vrai problème ! », dans Mouvements, 2 (44), 2006, p. 58-66.

[12] Le 2 février 2017 à l’occasion d’un contrôle policier, le jeune homme reçoit un coup de matraque déchirant son sphincter anal, dont a résulté une invalidité permanente.

[13] Nadia Sweeny, « Violences policières : toujours plus de mis en cause et toujours moins de poursuites », Politis, 22 décembre 2022 ; Rachida Brahim, La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Éditions Syllepse, « Histoire : enjeux et débats », 2021.

[14] Mills, C. W., Brun S., Cosquer C., « L’ignorance blanche », Marronnages: les questions raciales au crible des sciences sociales, 1.1, 2022, p. 96-116.

[15] Et où intervient bien sûr aussi la classe. Sur les usages et la diffusion de catégories spatio-raciales en France par l’action publique, voir le dossier « Questions raciales/questions urbaines », Terrains & travaux, co-dirigé par Elise Palomares, 2 (39), 2021.

Guillaume Roux

Politiste, Chercheur FNSP à Sciences Po Grenoble

Notes

[1] Je remercie pour leurs commentaires Christophe Parnet, Jean Finez et Gilles Montègre.

[2] Blanchard, Emmanuel, « The colonial legacy of French policing », in de Maillard, Jacques, and Skogan, Wesley eds. Policing in France, Routledge, 2020, p. 39-53 ; Kokoreff, Michel, Violences policières: Généalogie d’une violence d’État, Éditions Textuel, 2020.

[3] Voir cependant entre autres Mohammed M., Mucchielli L., « La police dans les “quartiers sensibles” : un profond malaise », dans Mucchielli L, Le Goaziou V. dir. Quand les banlieues brûlent…: retour sur les émeutes de novembre 2005, la Découverte, 2007, p. 104-125.

[4] Roux G., Roché S., « Police et phénomènes identitaires dans les banlieues : entre ethnicité et territoire: Une étude par focus groups. », Revue française de science politique, 66.5, 2016, p. 729-750.

[5] Talpin J., Balazard H., Carrel M., Hadj Belgacem S., Kaya S., Purenne A. & Roux, G. (2021), L’épreuve de la discrimination: Enquête dans les quartiers populaires, PUF, 2021.

[6] Roux G., Purenne A. & Talpin J., « Expérience des discriminations et citoyenneté : Enquête auprès d’habitants de quartiers populaires. », Appartenances & Altérités (3), 2023.

[7] La première partie de cette enquête (non clôturée) a été réalisé dans cadre projet « Discriminations vécues de jeunes de quartiers populaires » du Fonds d’Expérimentation pour la Jeunesse, dont j’ai coordonné le volet « enquêtes ».

[8] Roux G., « Expliquer le rejet de la police en banlieue : discriminations, “ciblage des quartiers” et racialisation. Un état de l’art. », Droit et société, 97.3, 2017, p. 555-568.

[9] Roux G., « Ciblage policier d’un quartier populaire et racialisation. Comment une action publique spatialisée rend la race saillante », Espaces et sociétés, à paraître.

[10] Voir aussi Marlière E., « Les habitants des quartiers : adversaires ou solidaires des émeutiers ? », dans Mucchielli L, Le Goaziou V. dir., Quand les banlieues brûlent…: retour sur les émeutes de novembre 2005, la Découverte, 2007, p. 77-92.

[11] Ainsi à partir d’une méthodologie différente, ces résultats prolongent largement les constats que dressent, dès 2006, Mohammed M., Mucchielli L., « La police dans les quartiers populaires : un vrai problème ! », dans Mouvements, 2 (44), 2006, p. 58-66.

[12] Le 2 février 2017 à l’occasion d’un contrôle policier, le jeune homme reçoit un coup de matraque déchirant son sphincter anal, dont a résulté une invalidité permanente.

[13] Nadia Sweeny, « Violences policières : toujours plus de mis en cause et toujours moins de poursuites », Politis, 22 décembre 2022 ; Rachida Brahim, La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Éditions Syllepse, « Histoire : enjeux et débats », 2021.

[14] Mills, C. W., Brun S., Cosquer C., « L’ignorance blanche », Marronnages: les questions raciales au crible des sciences sociales, 1.1, 2022, p. 96-116.

[15] Et où intervient bien sûr aussi la classe. Sur les usages et la diffusion de catégories spatio-raciales en France par l’action publique, voir le dossier « Questions raciales/questions urbaines », Terrains & travaux, co-dirigé par Elise Palomares, 2 (39), 2021.