La littérature mondiale ou le déconfinement des études littéraires
Qu’est-ce que la littérature mondiale ? La recension des méga-sellers contemporains, de Dan Brown à Paolo Coelho ou Stieg Larsson, traduits dans de nombreuses langues et circulant dans des pays plus nombreux encore ?
Ou bien la liste des prix Nobel de littérature, à la renommée internationale quoique très occidentalo-centrée ? Ou encore la lecture des œuvres venues de tous les temps et de tous les lieux et tenues pour importantes, de Gilgamesh (troisième millénaire avant notre ère) jusqu’à William Faulkner, Jean-Marie Le Clézio ou Gao Xingjian aujourd’hui ? Un peu de tout cela, en fait. Et c’est bien la difficulté. Comment aborder une masse de textes aussi disparates ? Le mondial est un nouveau cadre interprétatif pour la littérature et il vaut la peine d’examiner la manière dont il s’élabore.
La mondialisation de la littérature et de la critique
La mondialisation de la littérature n’est pas une utopie ou un rêve ; elle est ce qui nous arrive. Nous avons accès à plus de textes écrits et oraux significatifs que n’en pourrait abriter la plus vaste des bibliothèques. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des auteurs d’ouvrages très populaires peuvent espérer voir ceux-ci traduits en vingt ou trente langues en quelques années de publication. Des écrivains qui ont peu de lecteurs dans leur pays ou qui sont censurés par leurs gouvernements peuvent espérer trouver un vaste lectorat à l’étranger. Une librairie globale est en germe avec Amazon et la diffusion de textes en ligne : la vaste entreprise de numérisation en cours organise un accès à des œuvres venues de tous horizons.
Les publics et les lectorats sont de plus en plus multiculturels et nombre d’auteurs sont transculturels, comme en témoignent les exemples de V.S. Naipaul ou d’Édouard Glissant hier, de Salman Rushdie, Abdulrazak Gurnah, Leonora Miano ou Leïla Sebbar aujourd’hui. Par ailleurs, la mondialisation affecte de plus en plus la production et la diffusion des sciences humaines et sociales. Les recherches sont fréquemment menées entre des chercheurs venus de tous les pays et cultures (l’Occident demeurant dominant). Sous l’influence des postcolonialismes, un nombre croissant de langues et de pensées critiques sont visibles à l’échelle internationale. Comme il y a eu un « tournant global » des sciences sociales à partir des années 1990, il y a désormais une préoccupation mondiale des études littéraires.
Au tournant du millénaire, une effervescence théoricienne et critique s’est produite autour des notions de littérature mondiale, Weltliteratur et world literature, toutes expressions désignant, selon les cas, un canon littéraire, une critique, une histoire, une théorie voire un type d’enseignement de la littérature ou bien tout cela en même temps. Les travaux se poursuivent actuellement dans nombre de pays, au Nord comme au Sud de la planète.
Bien entendu, il est irréaliste de croire pouvoir rendre compte de la totalité littéraire. Mais, comme le remarquait Judith Schlanger, il ne faut pas confondre le caractère mondial de la littérature comme phénomène, le recensement de la masse des textes, avec l’étude de la littérature mondiale comme discipline ou comme horizon de lecture. Une discipline peut avoir un objet complexe et immense sans que ses praticiens soient contraints de tout savoir d’emblée à son propos. Quel spécialiste de la littérature française se targuerait de connaître l’ensemble de celle-ci ? On avance en fonction des questions que l’on pose, selon les procédures d’un savoir qui se construit.
L’entreprise soulève beaucoup d’éléments sur lesquels s’interroger : les circulations (et les blocages) des langues et celles des traductions dont dépend la littérature mondiale, les diverses temporalités envisagées pour cette nouvelle histoire littéraire et les questions génériques, éminemment variables d’une culture à l’autre. À l’examen, on constate qu’il n’existe pas une littérature mondiale sur laquelle tous les chercheurs s’accorderaient. Plusieurs théories concurrentes prétendent en rendre compte. Entre une approche « patrimoniale » comme celle du Programme d’œuvres représentatives de l’UNESCO (mené de 1948 à 2005) et celle de l’enseignement universitaire pour « undergraduates » de la World Literature aux États-Unis, entre l’approche de la « République mondiale des lettres » et une histoire littéraire du temps présent concentrée sur les circulations littéraires directement contemporaines, la définition du corpus et des procédures de l’étude sont fort différentes.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la discipline concernée au premier chef, la Littérature générale et comparée, avait commencé à considérer de près cette échelle mondiale, notamment à la faveur de la création de l’Association internationale de littérature comparée en 1955. La notion de Weltliteratur, due à Goethe (Conversations de Goethe avec Eckermann, 1836), faisait alors office de mot d’ordre. En France, dès les années 1960, René Étiemble, professeur de Littérature comparée à la Sorbonne et sinologue, prônait une approche de l’ensemble des littératures, vivantes ou mortes, dont nous avons gardé des traces écrites ou orales, sans discrimination langagière, politique ou religieuse. Mais c’est au tournant du millénaire que les débats sur cette littérature mondiale se sont développés. En France, avec Pascale Casanova, aux États-Unis (où l’ouvrage de Casanova est traduit dès 2004) avec notamment David Damrosch, Franco Moretti, Martin Puchner, avant que les travaux n’essaiment dans nombre de pays et que des centres de recherches ou instituts de littérature mondiale soient créés, de l’Italie à la République Populaire de Chine.
Une histoire littéraire polycentrique
La littérature mondiale appelle la construction de plans d’équivalence surmontant les discontinuités qui apparaissent dès que nous nous proposons de sortir de l’ethnocentrisme pour nous confronter à un ensemble infini. Ainsi, la question, proprement littéraire, des genres reste discutée. Les catégories formelles traditionnelles, européennes ou pas, constituent de simples points de départ pour identifier de grands types de formations génériques. Parfois, ce sont des hypergenres, ces modes d’organisation textuelle aux contraintes pauvres qu’on retrouve à des époques et dans des lieux très divers, et à l’intérieur desquels peuvent se développer des mises en scène de la parole très variées. Le dialogue, par exemple, de Platon à Denis Diderot ou à Roland Dubillard (Les Diablogues et autres inventions à deux voix, 1975) a structuré une multitude de textes en Occident, pendant quelque deux mille cinq cents ans. Il reste à vérifier sa pertinence au niveau mondial. L’étude dans la longue durée de cet hypergenre qu’est le récit ou la relation de voyage est aussi une voie privilégiée de la littérature mondiale.
Parfois, ce sont des catégories esthétiques. Ainsi, le réalisme magique, identifié en Allemagne en 1925 avant de migrer en Amérique Latine dans les années 1960 puis chez des écrivains anglophones (Ben Okri) francophones (Sony Labou Tansi) ou sinophones (Lianke Yan), qui se présente aujourd’hui comme une constellation littéraire mondiale. Les recherches sur l’épopée et l’épique permettent également d’envisager des continuités de longue durée, courant du Ramayana indien ou de L’Iliade jusqu’aux poèmes épiques contemporains d’Édouard Glissant (Les Indes) ou de Derek Walcott (Omeros).
L’histoire littéraire polycentrique qui en résulte nous contraint à revoir nos conceptions de la chronologie. La périodisation européenne – Antiquité, Moyen Âge, temps modernes, période contemporaine – ne permet nullement de distinguer des époques littéraires au plan mondial. Pourtant, sortir d’une histoire européocentriste et repérer de grandes scansions situées à une échelle internationale voire mondiale n’est pas si aisé. À cet égard, depuis quelques années, l’approche écocritique, qui s’est placée d’emblée à cette échelle, aborde la littérature dans sa dimension de témoignage des catastrophes écologiques planétaires comme dans celle d’un attachement manifesté aux lieux menacés de la planète.
Dipesh Chakrabarty a avancé la notion d’hétérotemporalité pour souligner la coexistence de régimes de temporalité extra-occidentaux avec le régime moderne du progrès, régimes qui constituent des ressources importantes pour envisager des modernités différentes de la mondialisation capitaliste. La démarche correspond à l’un aspect des pensées décoloniales qui consiste à revaloriser des savoirs oubliés ou dissipés. Tâche que suppose aussi une histoire des écrits féminins : il y a sans doute toujours eu des femmes qui ont été des artistes du verbe, mais les voies de leur art ont été fréquemment refoulées par des institutions structurées selon des critères genrés, variables selon les cultures et les périodes.
L’image d’une écologie de la littérature mondiale, examinant les interactions entre les différentes formes littéraires à travers le temps et l’espace, prend ainsi forme, comme en témoignent notamment les travaux d’Alexander Beecroft partant de recherches sur l’étude comparée des littératures de l’antiquité grecque et de la Chine ancienne. Ce type de présentation, générale, fort perfectible, vise à trouver un langage commun aux spécialistes de diverses littératures pour aborder l’internationalisation de la vie littéraire.
Quel avenir ?
Paradoxalement, l’approche la plus extensive de l’art littéraire se développe au moment du déclin relatif de l’importance sociale de la littérature. Et l’on peut s’interroger : à quoi bon introduire des œuvres issues de cultures parfois très éloignées dans une société où beaucoup de gens, peut-être la majorité, se désintéressent des grands mouvements littéraires, y compris au plan national ? Certes. Mais plutôt que de cultiver la nostalgie et de nous livrer à des prophéties sur le sort de la lecture littéraire qui risqueraient d’être auto-réalisatrices, mieux vaudrait nous demander comment l’adapter à la période actuelle afin de lui ménager une place appropriée dans le régime actuel de l’attention.
Si l’appétence pour la littérature fait aujourd’hui défaut, c’est qu’une certaine manière de la présenter et de l’enseigner la rend peu attrayante. Il convient d’y réfléchir, et, en particulier, de perfectionner la manière dont nous étudions les textes en traduction, pratique obligatoire pour un corpus mondial. À ces conditions, une littérature véritablement sans frontière, allant du Nahuatl au Tagalog, du sanscrit au zoulou, nous délivrera du provincialisme pour nous faire tomber sous le charme d’auteurs venus de temps et d’espaces différents. Qui trouverait à redire à ce déconfinement des études littéraires ?
Un fait, qui passe inaperçu au plan local, apparaît à l’échelle mondiale. Si la culture littéraire et imprimée est minoritaire (par définition économique et sociale) en Occident ou dans des pays comme le Japon ou la Corée (parce que les avancées de l’alphabétisation y sont derrière nous), tel n’est pas le cas de beaucoup de régions de la planète. Elle possède même là une formidable marge de progression. Avec l’accroissement de la population mondiale, le taux de littératie se développe aussi. À condition d’adapter ses pratiques pédagogiques et ses processus de diffusion, la littérature mondiale pourrait gagner beaucoup de ces nouveaux publics potentiels.
Ouverture à la lecture d’œuvres venues de toutes les cultures et de toutes les époques, intérêt de nouveaux publics nationaux, audience internationale potentiellement croissante : à l’heure d’une conscience générale des interdépendances globales, la littérature mondiale semble promise à un bel avenir.