Numérique

Wikipédia, un modèle de réseau social numérique modéré ?

Politiste

Depuis avril, le nouveau règlement européen sur les services numériques visant à une responsabilisation des plateformes numériques a fait entrer Wikipédia dans le champ des réseaux sociaux numériques, invitant à interroger la modération et la régulation des formes de parole politique qui y émergent. Quelle imputation de responsabilité quand des contributeurs, parfois extrêmement organisés, diffusent de la désinformation ou des contenus illicites voire haineux sur l’encyclopédie en ligne ?

En avril 2023, le nouveau règlement européen sur les services numériques (DSA) visant à une responsabilisation des plateformes numériques a été publié. Son objectif est notamment de lutter contre la diffusion de contenus en ligne dits illicites ou préjudiciables, tels que les attaques racistes ou la désinformation.

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Dix-sept très grandes plateformes sont déjà visées, dont Facebook, YouTube, Twitter ou Wikipédia. L’association Wikimédia France a rapidement exprimé de vives inquiétudes quant au fait d’être placée sous le joug de cette législation[1].

Faire entrer Wikipédia dans le champ des très grandes plateformes, et plus encore peut-être dans celui des réseaux sociaux numériques, invite nécessairement à interroger la modération et la régulation des formes de parole politique qui y émergent. Ces dernières années, on a pu observer en effet un phénomène de montée en puissance de stratégies militantes et partisanes pour propager du contenu idéologique au sein de Wikipédia[2], et l’extrême droite paraît particulièrement active. Quelle imputation de responsabilité quand des contributeurs, parfois extrêmement organisés, diffusent de la désinformation ou des contenus illicites voire haineux sur l’encyclopédie en ligne ?

Wikipédia, encyclopédie en ligne lancée au début des années 2000, participe à relier des individus entre eux et à les faire interagir, afin de produire des connaissances encyclopédiques, notamment sur et dans le champ politique, pour y donner accès au plus grand nombre, hors des espaces traditionnels de la production de savoirs[3].

Ainsi, si Wikipédia ne permet pas l’affichage et l’articulation d’une liste d’« amis »[4], il permet l’implication d’utilisateurs dans une communauté en ligne qui relève d’intérêts communs[5], dont la discussion est sans cesse favorisée. Il n’y a pas de likes ou émojis sur Wikipédia mais les réactions sont captées par les jeux de modifications, commentaires, suppressions et ajouts constants auxquels se livrent les contributeurs. De nouvelles formes de lien social émergent alors. Les contributeurs vont avoir des « amis » wikipédiens, sur lesquels s’appuyer en cas de discussions, parfois houleuses, ou pour obtenir plus de votes dans un débat qu’ils souhaitent remporter. A contrario, ils ont des « ennemis » dont ils n’apprécient pas le travail wikipédien, avec qui ils peuvent avoir de vives discussions mais dont ils connaissent les centres d’intérêt sur le bout des doigts et scrutent attentivement chaque modification via des listes de pages suivies qu’ils se constituent. Pour certains, ces relations en ligne vont également dépasser le simple espace wikipédien, en s’incarnant dans des amitiés en ligne voire hors-ligne. Ces liens, plus ou moins profonds, plus ou moins conscients, participent aussi d’une fidélisation « wikipédienne » à long terme.

De ce travail collaboratif, naissent des formes de participation politique singulières. À l’instar d’autres réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter ou Youtube[6], Wikipédia est un espace de sociabilités où l’on recherche et produit de l’information, où l’on parle (de la) politique, où l’on débat sur des sujets politiques très précis ou plus généraux sans être encadré par les autorités traditionnelles – qu’elles soient politiques, médiatiques ou encore savantes[7]. Ce, notamment face à un discours politique militant et idéologique d’extrême droite qui cherche à s’y construire.

Parfois subtile, l’extrême droite semble surtout de plus en plus organisée sur Wikipédia. La page de Thaïs d’Escufon, ancienne porte-parole de Génération Identitaire, en est un bon exemple. Les mêmes modifications y reviennent incessamment : des contributeurs cherchent à supprimer la qualification de « militante d’extrême droite » pour remplacer par « militante de droite », « militante » tout court, ou encore par « influenceuse numérique ». On cherche aussi à enlever son rattachement à la Manif’ pour Tous ou à qualifier Génération Identitaire d’association – ce qui ne manque pas de surprendre un contributeur qui souligne en page de discussion de l’article que nommer « Génération Identitaire, –groupuscule d’extrême droite dissous pour rappel– de simple “association” me semble aussi une forme de caviardage (ou en tout cas un euphémisme) ».

Ces tentatives de modification, bien que pouvant paraître anodines, témoignent d’une structuration militante plus organisée, confinant selon une de mes enquêtés contributrice à « une logique assumée de propagande[8] »… et ne peuvent que questionner au regard de la place centrale qu’occupe désormais Wikipédia comme espace d’information. Lorsqu’on se penche par exemple sur les versions antérieures de la page de la « Thèse du bouclier et de l’épée[9] », on remarque que des éléments à connotation négationniste sont restés visibles durant plusieurs années[10]. On pouvait y lire que « le général de Gaulle et le maréchal Pétain [auraient agi] tacitement de concert pour défendre la France, le second étant le bouclier préservant la France au maximum, y compris par une politique de collaboration […] » ou encore que « Plusieurs tentatives du maréchal Pétain de collaborer avec de Gaulle ont été refusées par celui-ci ». Créée en 2012, la page était peu lue et de fait moins surveillée. Elle était néanmoins scrutée et nettoyée par des membres de la cellule WikiZédia, cellule numérique fantôme mise en place au sein de l’équipe de campagne d’Éric Zemmour pour l’élection présidentielle de 2022.

Révélée par le journaliste Vincent Bresson dans son livre Au Cœur du Z, l’objectif était de viser un ensemble large de pages politiques ou non afin d’y disséminer idées, points de vue et discours partisans censés défendre le « Z ». Les modifications allaient de simples changements formels (orthographes, ponctuations) à des choix éditoriaux plus affirmés (suppression de citations d’historiens, propositions d’alternatives à des positions éditoriales jugées trop marquées, insertion d’opinions plus subjectives…). WikiZédia a eu recours à des contributeurs expérimentés, maîtrisant parfaitement les règles de l’encyclopédie, pour assurer cette stratégie militante numérique – notamment Cheep, contributeur depuis plus de 15 ans en 2022, totalisant plus de 100 000 contributions. Il a d’ailleurs modifié à 36 reprises la page de Thaïs d’Escufon entre avril et décembre 2021, soit plus de 10 % des modifications totales de la page. Le nombre très important de contributions à son actif et sa réputation au sein de l’encyclopédie faisaient que des contributeurs moins expérimentés préféraient ne pas débattre avec lui en cas de désaccord.

Face aux tentatives de diffusion d’un discours idéologique, des contributeurs vont interagir, s’affronter et résister, plus ou moins consciemment, de façon individuelle ou plus collective, cherchant à maintenir la stabilité de l’encyclopédie. L’activité sur Wikipédia, vue par certains comme « une passion très très forte » voire « un second métier », peut alors devenir un outil de « protection de l’information » et de « lutte contre la désinformation »[11]. Inlassablement, des contributeurs vont chaque jour révoquer les tentatives de modifications citées ci-avant sur la page de Thaïs d’Escufon, tout en débattant et argumentant en page de discussion de l’article. À partir de 2019, et durant près de trois ans, des contributeurs ont travaillé à rendre acceptable selon les normes wikipédiennes la page de la « Thèse du bouclier et de l’épée », en faisant des recherches, en apportant des sources, en discutant pour réécrire entièrement la page. Une parole politique concurrente et informée peut ainsi émerger et remettre en cause le poids d’une parole militante structurée et formée.

Interroger Wikipédia comme réseau social numérique et espace de participation politique en ligne, c’est poser la question de la nécessaire régulation et modération de la parole politique wikipédienne.

Toutefois, Wikipédia est « un petit monde[12] », constitué de sociabilités complexes[13]. Y faire sa place, c’est avoir l’habileté d’en faire un usage qui convient, c’est développer un ensemble de connaissances – portant à la fois sur le fonctionnement et sur les sujets auxquels on contribue – et de compétences nécessaires pour exister et être reconnu par ses pairs. De plus, alors que sur les réseaux sociaux la maîtrise des compétences d’expression orale nécessaire à la participation serait compensée par d’autres modalités inhérentes au numérique (like par exemple)[14], sur Wikipédia la nécessaire compétence de l’écrit, et de sa maîtrise, complexifie davantage la participation. Il faut savoir (bien) écrire selon les normes wikipédiennes pour pouvoir prendre part au débat.

En forçant un peu le trait, on peut alors se demander si, comme sur YouTube ou sur Twitch, ne se constituent pas finalement de nouveaux passeurs d’information politique, qui bénéficient d’un certain degré d’expertise à la fois politique et wikipédienne, et qui jouent un rôle de sélection des contenus et de transmission. Néanmoins, la contribution permet aussi la mise en visibilité de sujets qui seraient écartés du débat public si ce dernier n’était alimenté que par des gate keepers.

Interroger Wikipédia comme réseau social numérique et espace de participation politique en ligne, c’est alors poser la question de la nécessaire régulation et modération de la parole politique wikipédienne. Le nouveau règlement européen sur les services numériques (DSA) prévoit par exemple une obligation de supprimer tout contenu problématique dans les 24 heures suivant sa publication. L’un des grands principes sur Wikipédia est l’anonymat, bien qu’il soit possible de « remonter » à un utilisateur en traçant son adresse IP. Il y a eu ces dernières années quelques affaires de poursuites en diffamation individuelle pour modification de pages Wikipédia, souvent des biographies de personnalités politiques, mais la régulation reste interne, assurée par les pairs. Les wikipédiens les plus virulents sont souvent, après plusieurs rappels à l’ordre et sanctions successives pouvant aller d’un blocage de quelques jours à plusieurs semaines, bannis de l’encyclopédie – ce fut le cas de Cheep lorsque l’affaire WikiZédia a été révélée en 2022.

Face à un discours politique idéologique et militant qui cherche à y faire sa place, laisser le soin d’une pleine et entière modération aux bénévoles wikipédiens, tout engagés qu’ils soient, risque peut-être, et de plus en plus, de ne pas être une réponse suffisante. D’autant plus à l’heure où l’encyclopédie doit faire face à un phénomène de reconversion de l’expérience wikipédienne en militantisme puis en ressource professionnelle de la part de contributeurs expérimentés. Activité extrêmement prenante, les contributeurs peuvent participer à tout moment, de jour comme de nuit, y consacrer de longues heures chaque semaine, voire chaque jour. La charge mentale liée y est alors comparable, en termes d’engagement, à ce qui a pu être mis en lumière à propos d’autres réseaux sociaux numériques.

Il est peut être tentant – sinon logique, bien que contraire à l’esprit de l’encyclopédie en ligne – pour des contributeurs expérimentés de mettre à profit leurs connaissances, ce public devant aussi faire face à des logiques de précarisation forte des conditions de travail hors-ligne. À terme, si l’on veut continuer à renforcer et à prôner la dimension de vigie du travail collaboratif sur Wikipédia, se posera nécessairement la question de sa rémunération. Et quid de la responsabilité de l’association WikiMédia France sur le contenu qui circule au sein de l’encyclopédie ?

Néanmoins, ces logiques de monétisation de l’expérience wikipédienne restent, semble-t-il, à la marge. Notre analyse du Wikipédia francophone avec les méthodes en fouille de texte (text mining) laisse observer une réelle résistance du contenu de l’encyclopédie en ligne face aux discours de l’extrême droite – contrairement à certains titres de presse et d’édition ? Les contributeurs bénévoles, par leur collaboration, continuent finalement à tenir la « maison » Wikipédia. Les inquiétudes exprimées – suppression des contenus problématiques dans les 24 heures, recours fort à l’algorithmie, etc. – restent légitimes.

Il nous semble qu’à bien des égards, le modèle de modération spécifique wikipédien ne peut qu’être salué et défendu après plus de vingt ans d’existence et pourrait finalement inspirer d’autres réseaux sociaux numériques, aujourd’hui fortement centralisés et automatisés. Wikipédia continue à défendre une participation collaborative des citoyens face à une régulation par le haut. Peut-être est-ce un premier pas pour que les usagers d’internet se (ré)approprient des espaces numériques comme de véritables lieux de délibération et de participation.

Soulignons, enfin, qu’à l’heure où le gouvernement français appelle à sanctionner les réseaux sociaux numériques qui ne supprimeraient pas immédiatement tout post appelant à la révolte – nous sommes bien loin de la « révolution Facebook » des printemps arabes, où les réseaux sociaux étaient célébrés comme le principal déclencheur de ces mouvements de contestation[15] –, les analyser sous l’angle de la participation politique nous paraît d’autant plus important qu’ils permettent l’émergence de formes de participation politique singulières, notamment de résistance face à des offensives politiques particulièrement structurées de diffusion d’un discours idéologique. Les censurer, c’est très certainement se tromper de combat et participer de la dépolitisation de problèmes publics profonds, portés par des voix alternatives citoyennes.


[1] Voir notamment cet article.

[2] À ce sujet, voir Planche, V., Vermeirsche, J., Marrel, G. (2023). « Comment les politiques caviardent leurs pages Wikipédia en amont des élections ? » L’encyclopédie collaborative dans les répertoires d’action électorale, Politiques de communication, n° 19.

[3] Ce travail s’appuie en partie sur un article en cours de soumission pour la revue Recherches en communication « Le Wikipédia politique : espace de délibération et arène de participation politique ? » et d’une communication présentée lors du Congrès de l’AFS 2023 « Wikipédia : du média participatif au réseau social ? »

[4] Zammar, N. (2012). Réseaux Sociaux numériques : essai de catégorisation et cartographie des controverses. Sociologie. Université Rennes 2

[5] Thelwall, M. (2009) « Social network sites: Users and uses ». In: M. Zelkowitz (Ed.), Advances in Computers 76. Amsterdam: Elsevier, p. 19-73.

[6] Boyadjian, J., Theviot, A. (2021). « Chapitre 12. La politique à l’heure des réseaux sociaux », Thomas Frinault éd., Nouvelle sociologie politique de la France. Armand Colin, p. 165-175.

[7] Mabi, C. (2020). Le débat public face aux « colères internet », Pouvoirs, vol. 175, n° 4, p. 69-76.

[8] Extrait d’entretien avec une contributrice, mars 2023.

[9] La thèse du Bouclier et de l’Épée vise à présenter, pendant et après l’Occupation, le général de Gaulle et le maréchal Pétain comme agissant tacitement de concert pour défendre la France.

[10] Archive de la page en 2015, Archive de la page en 2018.

[11] Extrait d’entretien avec une contributrice, mars 2023

[12] Nous reprenons ici l’expression utilisée par Boyadjian et Théviot (2021) à propos de Twitter.

[13] Beaude, B. (2015). « De quoi Wikipédia est-elle le lieu ? » in Barbe, Lionel, Merzeau, Louise, Schafer, Valérie, (dir.), Wikipédia, objet scientifique non identifié, Nanterre, Presses universitaires de Nanterre, p. 41‑54.

[14] Mabi, C., Theviot, A. (2014). « Présentation du dossier. S’engager sur Internet. Mobilisations et pratiques politiques », Politiques de communication, vol. 3, n° 2, p. 5-24.

[15] Theviot, A. (2018). « Facebook, Twitter, Youtube. Vers une « révolution » de la participation et de l’engagement politique en ligne ? », Idées économiques et sociales, vol. 194, n° 4, p. 24-33.

Jeanne Vermeirsche

Politiste, Doctorante en science politique à l'Université d'Avignon

Notes

[1] Voir notamment cet article.

[2] À ce sujet, voir Planche, V., Vermeirsche, J., Marrel, G. (2023). « Comment les politiques caviardent leurs pages Wikipédia en amont des élections ? » L’encyclopédie collaborative dans les répertoires d’action électorale, Politiques de communication, n° 19.

[3] Ce travail s’appuie en partie sur un article en cours de soumission pour la revue Recherches en communication « Le Wikipédia politique : espace de délibération et arène de participation politique ? » et d’une communication présentée lors du Congrès de l’AFS 2023 « Wikipédia : du média participatif au réseau social ? »

[4] Zammar, N. (2012). Réseaux Sociaux numériques : essai de catégorisation et cartographie des controverses. Sociologie. Université Rennes 2

[5] Thelwall, M. (2009) « Social network sites: Users and uses ». In: M. Zelkowitz (Ed.), Advances in Computers 76. Amsterdam: Elsevier, p. 19-73.

[6] Boyadjian, J., Theviot, A. (2021). « Chapitre 12. La politique à l’heure des réseaux sociaux », Thomas Frinault éd., Nouvelle sociologie politique de la France. Armand Colin, p. 165-175.

[7] Mabi, C. (2020). Le débat public face aux « colères internet », Pouvoirs, vol. 175, n° 4, p. 69-76.

[8] Extrait d’entretien avec une contributrice, mars 2023.

[9] La thèse du Bouclier et de l’Épée vise à présenter, pendant et après l’Occupation, le général de Gaulle et le maréchal Pétain comme agissant tacitement de concert pour défendre la France.

[10] Archive de la page en 2015, Archive de la page en 2018.

[11] Extrait d’entretien avec une contributrice, mars 2023

[12] Nous reprenons ici l’expression utilisée par Boyadjian et Théviot (2021) à propos de Twitter.

[13] Beaude, B. (2015). « De quoi Wikipédia est-elle le lieu ? » in Barbe, Lionel, Merzeau, Louise, Schafer, Valérie, (dir.), Wikipédia, objet scientifique non identifié, Nanterre, Presses universitaires de Nanterre, p. 41‑54.

[14] Mabi, C., Theviot, A. (2014). « Présentation du dossier. S’engager sur Internet. Mobilisations et pratiques politiques », Politiques de communication, vol. 3, n° 2, p. 5-24.

[15] Theviot, A. (2018). « Facebook, Twitter, Youtube. Vers une « révolution » de la participation et de l’engagement politique en ligne ? », Idées économiques et sociales, vol. 194, n° 4, p. 24-33.