Les flux vidéos de sommeil : sismographes des états de veille numériques
Les processus d’individualisation et de personnalisation du contenu sur internet sont désormais bien connus. La façon dont le flux de nos clics, nos j’aime, nos différents abonnements sont comptabilisés et interprétés n’est plus un secret de notre condition en ligne.
Ces technologies prennent tout autant le pouls de nos actions, que celui de nos absences et de nos hésitations. Même le non-choix est devenu une forme de donnée. Notre expérience en ligne est ponctuée de ces moments d’attente et de choix repoussés à plus tard, à l’image des onglets de navigation qui ne sont jamais fermés. Cette vulnérabilité de nos expériences en ligne, où même la non-action est valorisée, semble être mise en évidence dans les flux vidéos de sommeil, une pratique qui consiste à se filmer en train de dormir et diffuser ces vidéos – souvent en direct – via les plateformes de streaming telles que Twitch, TikTok ou YouTube.
Il est difficile d’identifier et de localiser les origines du phénomène. Alors que la diffusion en ligne de nos activités quotidiennes est de plus en plus courante, cela a peut-être commencé de façon accidentelle. Jesse Daugherty, connu sous le pseudonyme @JesseDStreams, est ainsi devenu célèbre car il s’est endormi, alors qu’il était en train de diffuser en direct sur Twitch une partie de Hearthstone – un jeu de cartes à collectionner en ligne. Pendant plusieurs heures, ses abonné·e·s l’ont regardé et ont commenté la vue de son visage au repos. À son réveil, Jesse découvre plus de 2 400 nouveaux followers et 50 nouveaux abonné·e·s (des subscribers, qui eux payent via la plateforme un abonnement de 5$ par mois). Cela peut paraître dérisoire lorsque l’on connaît les chiffres des streamers à succès, mais pour Jess, qui n’était suivi que par quelques individus, la différence compte d’autant plus qu’il n’a fait que s’endormir.
Au milieu du flux massif de contenu, ces vidéos de personnes qui dorment se démarquent dans le paysage médiatique, suscitant un succès populaire teinté d’une certaine étrangeté. Poussant le concept d’économie de l’attention jusqu’à ses limites, où même notre sommeil est soudainement monétisé et récompensé par des milliers de vues, d’abonnements, et de dons, les flux de sommeil nécessitent pourtant d’être étudiés au-delà de leur caractère weirdo.
Créée en 2007, Twitch est une plateforme de diffusion vidéo en direct (live stream). Si elle était originellement orientée sur la diffusion de contenu lié aux jeux vidéo, il est désormais possible de visionner des blogs lifestyle, des concerts ou des émissions politiques. Contrairement à l’offre des plateformes précédentes telles que YouTube, Twitch permet aux producteur·ice·s de contenu, appelés streamers, de diffuser deux flux vidéo en direct : la captation de leur écran ainsi que le retour vidéo de leur webcam. La plateforme se démarque également en proposant une architecture d’interaction, où il est possible d’interpeller, discuter, échanger en direct avec les streamers, grâce au chat, le système de messagerie instantané. Cet espace d’interaction permet une re-synchronicité temporelle, si ce n’est spatiale, de l’expérience partagée entre les streamers et les viewers.
L’arrivée des plateformes de streaming telles que Twitch a également contribué à remodeler le modèle économique des plateformes de production de contenu. Il ne s’agit plus seulement de monétiser la chaîne du streamer sur la base du nombre d’abonné·e·s, grâce à des partenariats et collaborations publicitaires. Il est désormais possible de rémunérer directement le streamer en s’abonnant à sa chaîne préférée, moyennant quelques dollars par mois, ou d’effectuer des paiements ponctuels, sous la forme de dons. Les plateformes telles que Twitch ont ainsi contribué au développement du travail immatériel, par des formes dites communicationnelles, où le geste producteur de valeur consiste à offrir des commentaires ou à faire des dons en échanges de certaines contreparties telles que débloquer un gif ou un emoji personnalisé[1], ou donner plus de visibilité à son commentaire.
Face à la fascination que semblent susciter les flux de sommeil, certains streamers ont commencé à en produire de façon quasi-industrielle. Chaque nuit de 23h à 6h du matin, Jakey Boehms diffuse son sommeil en ligne sur TikTok. Il est l’un des premiers à avoir appliqué le concept de stream interactif aux vidéos de sommeil, en offrant la possibilité d’interagir avec sa chambre. En contrepartie de dons pouvant aller de 0.60$ à 600$, les viewers peuvent allumer une lampe LED, relever les stores électriques, déclencher une machine à bulle ou encore diffuser une musique plus ou moins forte. L’interface de la plateforme agit alors comme un tableau de bord pour contrôler à distance la chambre du streamer. Avec une communauté d’environ un million d’abonné·e·s, le sommeil de Jakey Boehms est en moyenne perturbé toutes les 10 à 20 secondes. Et pour 600$, l’option la plus chère permet de déclencher toutes les actions en même temps, pour une durée de 5 minutes.
En développant ce principe de stream interactif à l’ensemble de sa chaîne, que ce soit pour des vidéos type lifestyle ou de jeux vidéos, Jakey Boehms prétend gagner jusqu’à 50 000 dollars australiens par mois, sur lesquels une commission de 50 % est prélevée par TikTok. À cause de l’effet d’annonce de ces rémunérations excessives, les flux de sommeil cristallisent à la fois une certaine fascination et un certain scepticisme, car ils donnent à voir le déplacement dans le champs productif d’une des activités les plus intimes, selon les logiques libérales de l’économie des plateformes numériques. Difficile alors de ne pas voir dans ces pratiques l’échec du sommeil à être l’un des derniers remparts à la capitalisation de nos émotions[2], de notre attention[3] et de notre temps, tels qu’espéré par Jonathan Crary dans l’ouvrage 24/7: Le capitalisme à l’assaut du sommeil[4].
Ces vidéos deviennent la manifestation visible de la monétisation radicale de ces temps off. Afin de générer une nouvelle source de revenus, des streamers sont prêts à diffuser leur sommeil en ligne, quitte à sacrifier la qualité de leur récupération physique et mentale, en échange d’une rémunération. Tandis que de l’autre côté de l’écran, des viewers sont prêt·e·s à acheter le droit de perturber le sommeil d’un·e autre, sans que l’on sache vraiment si cela relève des pratiques de trolling ou de la satisfaction d’une vision scopique.
Des indicateurs de l’éveil et de l’insomnie
À côté de cette dramatisation de l’exploitation du sommeil, la plupart des vidéos relèvent plutôt du banal et de l’ordinaire : ce sont juste de très longues vidéos de personnes en train de dormir. Rien ne s’y donne à voir de plus que les corps perçus à distance ; la masse sombre d’une chevelure, un bras ou un pied qui s’échappe de la couverture. Alors que les vidéos sur Twitch proposent plutôt une vision « face-cam », dont l’angle resserré sur le visage du streamer accentue les effets de proximité ; les corps endormis des flux de sommeil résistent ainsi au regard inquisiteur de la caméra et du viewer. En conservant une certaine distance, le corps endormi demeure une boîte noire, qui ne se révèle que par une vision périphérique, capable de remarquer les légers mouvements d’une couette soulevée, à intervalle régulier, par les mouvements d’une respiration. Bien sûr, ce corps endormi dont l’image est diffusée en ligne n’est jamais tout à fait improductif ou passif : il a fallu mettre en scène le tableau, décider du cadre et de sa mise en lumière, déclencher puis arrêter la caméra.
Alors qu’Internet est de plus en plus rapide, et que la qualité et la durée des vidéos ne sont plus limitées techniquement, les streamers subissent une pression importante pour produire toujours plus de contenu. Ces vidéos permettent de donner à voir leur propre épuisement dans ces logiques d’exploitation de l’attention où l’important est d’animer les réseaux en générant le plus possible d’activité, quelle qu’elle soit. Nul ne peut néanmoins présumer de l’état d’endormissement réel du streamer, ni de ses motivations ; le streamer en tant que producteur·ice de contenu disparaît. Iel n’est plus là pour divertir et discuter avec son public. Sa présence ne subsiste qu’en arrière-plan vidéo, un flux environnant qui peut dès lors être habité par les viewers.
Si les flux de sommeil donnent à voir l’inactivité du corps endormi, la présence des viewers témoigne elle plutôt de leur propre état d’insomnie et de la difficulté pour certain·e·s à se reposer et dormir. À l’inverse des flux de sommeil de trolling proposés par Jake Boehm, Elisa Dia diffuse ses nuits afin d’offrir un safe-place, qui aiderait à lutter contre l’insomnie, un sentiment de solitude ou d’anxiété. Suivie par 467 400 abonné·e·s sur son compte TikTok, elle est ainsi une sleepfluenceuse, distribuant ses conseils afin d’aider sa communauté.
Cet effet cathartique du flux de sommeil exprimé à de nombreuses reprises dans les commentaires se manifeste également par le choix du tag « ASMR visuel » utilisé pour étiqueter ses vidéos. Cet acronyme pour autonomous sensory meridian response, définit habituellement une sensation de picotement et de plaisir ressentie en réponse à certains stimuli sonores, tels que des bruits de stylo, de fermetures éclair ou encore des chuchotements. Ils sont ici déplacés dans le champ visuel où les bienfaits des stimulis sonores sont substitués par l’effet sédatif des flux de sommeil. Dans un contexte d’éruptions répétées de contenus nouveaux, ces vidéos semblent produire un effet hypnotique, par leur cadre fixe et immobile, et la temporalité de diffusion longue pouvant durer toute la nuit, mais aussi tout le jour. Selon l’artiste et chercheuse Alice Leney, l’aspect thérapeutique de ces vidéos viendrait de ce compagnonnage par l’image, d’une relation à des « vidéos de compagnie », qui ouvrent « un espace intime, au rythme ralenti de l’infra-ordinaire »[5].
Regarder un stream d’Elisa Diaz sur son écran de téléphone, alors que l’on est dans son lit, prêt·e à s’endormir, peut surprendre voire paraître contre-productif. Une littérature riche de conseils alerte sur les conséquences de la lumière bleue des écrans, qui bloque la libération de l’hormone mélatonine et par là même la possibilité de s’endormir. Alors que cinq lumens suffisent à troubler notre sommeil, l’émission lumineuse d’un téléphone est elle-même comprise entre 12 et 20 lumens. Si les vidéos ASMR offrent « un service de présence à la demande[6] », les flux de sommeil autorisent plutôt l’expérience d’une certaine absence, à défaut de rendre le sommeil plus accessible.
Les mécanismes du « playbour », de la contraction entre jouer (play) et travail (labour), produisent un environnement numérique frénétique, qui demande en permanence une réaction ou une interaction. À l’inverse, les flux de sommeil semblent être un refuge pour rester connecté sans avoir à participer activement. Ils permettent un retrait temporaire des échanges d’informations et de communication, sans pour autant nécessiter une déconnexion totale qui est simplement impossible. Les flux de sommeil mettent ainsi en évidence la façon dont l’attention est canalisée au sein des plateformes. La chatbox en particulier permet de cartographier la présence partagée des viewers, et donc de devenir un capteur d’éveil. Les échanges de message permettent de percevoir la co-présence des viewers. Les flux de sommeil deviennent ainsi le point de rendez-vous de viewers distribués et atomisés qui, à défaut de pouvoir se reposer ou dormir, inventent alors de nouvelles façon d’être anonymement-seuls-ensemble.
Les plateformes Twitch ou TikTok fonctionnent sur un principe d’interpassivité, selon lequel les viewers prennent du plaisir en regardant une autre personne jouer à un jeu vidéo par exemple. Ces effets de transferts ont été décrits par les philosophes Slavoj Žižek puis Robert Pfeller. Plutôt que de laisser les autres faire pour eux, ils les laissent profiter pour eux. En d’autres termes, ils délèguent la passivité aux autres plutôt que l’activité elle-même.
Alors que le sommeil n’a jamais semblé aussi difficile à conquérir, malgré les multiples injonctions à quantifier et le contrôler, les flux de sommeil permettent l’expérience d’une passivité en externalisant le besoin de sommeil et de régénération vers un corps de substitution. Les flux vidéo de sommeil ouvrent ainsi un espace toujours en même temps déjà-là, qui rend possible une certaine forme d’inanimité, de la fusion des termes d’inanimé et d’intimité. Si nous sommes par défaut toujours interconnecté·e·s, dans l’impossibilité de se déconnecter, l’expérience de cette inanimité permet alors de se soustraire temporairement à ces multiples injonctions de participation.
Vibration collective des états de veille
L’expérience de cette inanimité s’approche de la « léthargie numérique[7] » décrite par le philosophe et poète Tung-Hu Hui. L’expérience de la léthargie est celle de l’attente et du temps-mort, résultant d’une forme d’endurance et de persévérance plutôt que par la résolution d’une crise ou sa réparation. La fatigue qui s’exprime ainsi est loin d’être un seul état d’inaction, où l’on est trop fatigué pour faire quoi que ce soit.
Faire l’expérience de la léthargie, c’est aussi se mettre dans un état de veille qui rend possible une suspension de la réflexivité : dans l’attente d’être rechargé, redynamisé, ou d’une impulsion. Cet événement pourrait ne jamais arriver ; mais c’est l’expérience collective de l’attente et d’une certaine vulnérabilité, qui imprègne ces états de veille de leur potentialité. C’est toute l’ambivalence de la veille, un terme qui désigne à la fois un état d’inaction, de retrait ou de repos, et un état d’attention accru, à la limite entre la surveillance et la bienveillance. Nous veillons sur une plante en germination ou sur un animal blessé, sur un nourrisson ou une personne décédée. Nos états de veille constituent ainsi une infrastructure affective, qui peut rester diffuse, ambiante, irréalisée, mais qui permet néanmoins de se charger d’un certain potentiel.
L’expérience de cette inanimité, commune avec les objets, permet de se détacher de la pression d’être soi, ou d’être quelqu’un. Cela nous empêche de stabiliser des états définis, calqués sur les catégories modernes de sujet – objet, humain – machine, naturel – artificiel. Ces déplacements le long du spectre sujet – objet peuvent nous aider à comprendre à la fois le statut étrange, répétitif et quasi robotique du travail numérique (digital labour). Ce travail est souvent racialisé ou genré, effectué non par des humains, mais par celleux qui sont tout au long de la chaîne logistique traités comme des « moins-qu’-humans » (less than human).
À l’instar des vidéos d’ASMR analysées par Alice Leney, la consommation des flux de sommeil peut être comprise comme un « mécanisme d’adaptation au sein de notre condition numérique du capitalisme tardif[8] ». Veiller ou être en veille rend possible des effets de dismédiations[9], pour faire l’expérience de modes de communication incomplets et discontinus, et repenser des rythmes et des continuums avec des dissonances. En nous plongeant dans un état de veille partagée, les flux de sommeil alourdissent notre capacité à nous précipiter vers des solutions et nous obligent à écouter le présent non résolu, pour interroger notre condition numérique au sein du capitalisme tardif.
Les flux de sommeil ne diffèrent pas des formes d’extraction de données, et donc de valeur, que nous voyons se produire à travers les réseaux sociaux. Ils sont symptomatiques des processus d’extraction du capitalisme cognitif et émotionnel, où chaque moment d’inaction est rendu signifiant par les algorithmes d’analyse et de détection de l’attention. Le corps prétendument improductif de l’endormi·e est valorisé par les interactions des viewers, elleux-même maintenu·e·s dans un état d’insomnie par la plateforme. Les endormi·e·s qui hantent nos plateformes opèrent ainsi au seuil de cette extraction inconsciente ; et mon propre attrait pour les flux de sommeil réside justement dans cette capacité à étirer les possibles de ces bulles d’absence et de désengagement.
À l’intersection des sphères médiatiques, somatiques et socio-politiques, les flux de sommeil agissent comme des sismographes sensibles[10]. Ces vidéos permettent de prendre la mesure des états de fatigue et d’éveil, de présence et d’absence, d’activité et d’oisiveté qui constituent nos expériences en ligne. Les allées et venues au sein de la plateforme dévoilent certaines intimités qui parviennent à circuler à travers et par-delà les filtres et barrages d’Internet. Ces flux de sommeil tracent les contours d’une certaine techno-sensibilité, connectée et distribuée, qui opère à travers des arrangements plus-qu’-humains (more than human). Où que nous soyons, peu importe l’heure sous nos latitudes, nous pouvons être rassuré·e·s. Car à l’ombre de ces communautés numériques, il y a toujours quelqu’un qui dort, et donc, quelqu’un qui veille.