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Immigrés hautement diplômés : la surenchère salariale des géants américains du numérique

Économiste

L’économie numérique redéfinit la démographie de l’emploi aux États-Unis. Les immigrés hautement qualifiés y sont relativement nombreux et parmi les salariés les mieux payés du pays. Cet afflux d’immigrés hautement diplômés a été suivi par une hausse de leur salaire, y compris par rapport aux diplômés américains. Ces travailleurs proviennent essentiellement de Chine, d’Inde et de l’Europe dans une moindre mesure.

Depuis les années 1980, les pays développés se livrent à une forte concurrence « pour attirer les meilleurs talents ». Les travaux de l’OCDE[1] analysent la mobilité des personnes hautement qualifiées qui évoluent sur un marché devenu mondial. Elles offrent leur travail sur ce marché, où toutes ont un haut niveau de diplôme, et se déplacent en fonction des opportunités qui leur sont offertes par les entreprises, les laboratoires et les universités de ces pays.

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Une telle évolution a été rendue possible par des changements institutionnels importants concernant la régulation de l’immigration. En effet, pour attirer les travailleurs hautement qualifiés, la plupart de ces pays ont introduit des législations qui visent à sélectionner les immigrés en fonction de leurs besoins pour ce type de travailleurs, et à leur accorder différents avantages matériels. L’OCDE[2] distinguent vingt et un indicateurs pour évaluer l’attractivité des talents.

La rémunération de ces immigrés a été peu étudiée jusqu’à présent. Il existe cependant quelques travaux qui portent sur le Royaume-Uni[3]. Ils montrent que les immigrés hautement qualifiés sont relativement nombreux parmi les salariés les mieux payés de ce pays et qu’ils sont concentrés dans quelques secteurs d’activité, au premier rang desquels se trouve le secteur bancaire et financier.

Des immigrés hautement diplômés de plus en plus nombreux aux États-Unis

Nous nous intéressons dans le présent article aux États-Unis, le pays qui est de loin le plus attractif pour les experts, spécialistes et scientifiques étrangers hautement qualifiés[4]. Utilisant un sondage réalisé chaque année par l’administration américaine et diffusé par l’université du Minnesota, l’American community survey, nous analysons les caractéristiques de la population des immigrés hautement qualifiés travaillant aux États-Unis. Nous évaluons leur niveau de rémunération, que nous comparons à celui des citoyens américains. Précisons que, suivant la définition de la plupart des organismes internationaux, il faut entendre par « immigrée », toute personne qui n’est pas née aux États-Unis. De plus, toute personne née à l’étranger, même si elle est naturalisée américaine, est considérée comme immigrée tout au long de sa vie.

De 2000 à 2021, le nombre d’immigrés occupant officiellement un emploi à plein temps a été multiplié par 2, passant de 8,7 millions à 17,4 millions[5]. Les effectifs d’immigrés faiblement qualifiés, majoritairement des latino-américains, ont augmenté de 65%. Mais dans le même temps, le nombre d’immigrés employés à plein temps et titulaires d’un bachelor a augmenté de 128 % et celui des titulaires d’un diplôme de troisième cycle (master ou doctorat) a doublé. De ce fait en 2021, la moitié des immigrés employés à plein temps aux États-Unis étaient titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur (bachelor ou troisième cycle). Il s’agit essentiellement d’asiatiques (Chinois et Indiens) et dans une moindre mesure d’Européens (Britanniques, Allemands, Français).

Alors qu’historiquement l’immigration américaine était constituée de personnes peu qualifiées et d’origine européenne, depuis les années 1960, une révolution lente s’est produite. Les effectifs admis chaque année ont retrouvé leur niveau du début du XXe siècle, et depuis 2000, un million de personnes reçoivent la fameuse carte verte, qui est un droit de résidence permanent. De plus les nouveaux arrivants sont de plus en plus qualifiés. Pour ce qui concerne les Européens, et particulièrement les Britanniques et les Français, ils ont un niveau de diplôme plus élevé que celui de la population américaine[6].

Des immigrés hautement diplômés de mieux en mieux payés

Cet afflux d’immigrés hautement diplômés sur le marché du travail américain a été suivi non pas par une baisse de leur salaire, mais au contraire par une hausse, y compris par rapport aux diplômés américains. Alors que de 2000 à 2021, le salaire réel moyen des personnes ayant un niveau d’étude primaire ou secondaire a stagné, qu’il s’agisse des immigrés ou des Américains, celui des immigrés titulaires d’un bachelor a augmenté de 8 % et celui des titulaires d’un diplôme de troisième cycle de 21 % (sur les 21 années considérées). Au cours de la même période, celui des Américains a augmenté de 3 % pour les deux types de diplômés. Bien plus, à diplôme égal, les immigrés employés à plein temps percevaient, en moyenne en 2021, un salaire supérieur à celui des citoyens américains. C’est une différence à l’avantage des immigrés hautement qualifiés que nous avons clairement mis en évidence dans le cas des Européens, et particulièrement des Britanniques et des Français[7].

Il y a là un phénomène tout à fait nouveau et paradoxal, qui peut servir de fil conducteur pour comprendre certaines évolutions récentes de l’économie et de la société américaine. Tout d’abord, les inégalités de salaires selon le niveau de diplôme ont continué à croitre aux États-Unis depuis le début des années 2000. Ceci résulte de la stagnation du salaire réel des non-diplômés, alors que celui des diplômés, surtout immigrés, s’est accru comme nous le montrons ci-dessus.

Ensuite, il convient de s’interroger sur les raisons de l’entrée massive des diplômés de l’enseignement supérieur sur le marché du travail américain. Tout d’abord, l’administration américaine a mis en place une réglementation très précise pour favoriser l’immigration de personnes hautement qualifiées dont son économie a besoin, spécialement dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications (NTIC). Le visa de travail temporaire H1B est le plus répandu. Il est souvent une étape vers une immigration définitive, et obéit à une procédure très contraignante et très sélective. Il est réservé aux spécialistes étrangers (foreign profesionals) ayant un diplôme égal ou supérieur au bachelor. Le demandeur doit obligatoirement avoir un employeur décidé à le recruter, ce qui joue un rôle déterminant dans la procédure d’obtention du visa.

Le ministère du Travail examine si la préférence, qui doit être donnée au recrutement d’un travailleur américain, est respectée. Au terme de la réglementation, pour un emploi d’une spécialité donnée, un salaire offert supérieur au marché du travail est un indicateur favorable à l’octroi du visa, puisqu’il indique que l’immigrant recruté ne concurrence pas un travailleur américain. Le visa H1B est accordé pour trois ans, renouvelable une fois. Les données gouvernementales américaines fournissent des informations précises sur les employeurs qui demandent et obtiennent des visas H1B pour leurs salariés étrangers[8]. Il s’agit d’entreprises qui appartiennent majoritairement aux secteurs de l’informatique et de l’économie numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ou d’institutions et de laboratoires universitaires parmi les plus réputés.

L’analyse des hauts salaires par secteur d’activité confirme que c’est bien l’économie numérique qui emploie le plus de travailleurs immigrés diplômés du supérieur. Pour le montrer, on utilise les données de l’enquête ACS, à partir desquelles on peut déterminer le groupe des 5 % de salariés qui sont les mieux payés dans chaque secteur d’activité. Tous secteurs confondus, dans ce groupe des personnes du haut de la hiérarchie salariale, il y avait 19 % d’immigrés en 2021. Toutes les personnes de ce groupe percevaient un salaire annuel égal ou supérieur à 164 000 dollars nets de cotisations et avant impôts sur le revenu[9].

Dans le secteur de la production du matériel électrique et électronique, qui inclut notamment Apple et IBM, dans le groupe des 5 % de salariés les mieux payés, 33 % étaient des immigrés. Tous les membres de ce groupe percevaient un salaire annuel égal ou supérieur à 228 000 dollars. Dans le secteur de la communication, du traitement des données et de l’informatique, qui comprend notamment Facebook et Microsoft, on trouvait 27 % d’immigrés dans le groupe du haut de la hiérarchie salariale. Tous les salariés de ce groupe percevaient un salaire annuel égal ou supérieur à 200 000 dollars.

Le secteur des activités classées comme scientifiques et techniques, qui comprend notamment Google et les grands cabinets d’audit comme Mc Kinsey et Ernst & Young, comptait 20 % d’immigrés, avec un salaire égal ou supérieur à 250 000 dollars. Deux autres secteurs, qui ne font pas partie intégrante de l’économie numérique, même s’ils entretiennent des liens étroits avec elle, employaient un pourcentage supérieur à la moyenne nationale de salariés immigrés dans le haut de la hiérarchie salariale : l’enseignement supérieur et la médecine-santé.

Ces données permettent d’expliquer le paradoxe des immigrés hautement diplômés, mieux payés en moyenne que les Américains. En effet, les entreprises géantes du numérique versent des rémunérations très élevées, y compris par rapport au marché du travail américain. Or, les immigrés diplômés du supérieur sont concentrés dans ces entreprises. Ainsi, leurs rémunérations plus élevées, en moyenne, que celles des Américains, sont avant tout une conséquence de la politique salariale des entreprises géantes de certains secteurs. Celles-ci pratiquent la surenchère salariale pour se procurer les Ressources humaines spécialisées en sciences et technologies (RHST) dont elles ont besoin, sur un marché du travail à présent mondialisé.

Réduire la domination des grandes entreprises du numérique sur le marché mondialisé des RHST

En raison des effectifs recrutés et des rémunérations qui sont offertes par les entreprises du numérique, les États-Unis exercent une domination de fait sur le marché mondialisé des RHST. Il faut mettre en correspondance cette domination avec celle que ces entreprises exercent sur les marchés mondiaux de certains biens et services destinés aux utilisateurs, qu’ils soient consommateurs ou entreprises. Leurs positions sur ces marchés et le marché mondial des RHST sont intimement liées. Les nouveaux procédés et techniques de financement, ainsi que leurs profits très élevés, leur fournissent les ressources financières nécessaires à la réalisation de leurs investissements. Le mode de production de l’économie numérique est en effet fondé sur des investissements massifs en Recherche et développement (R&D) qui, pour l’essentiel, reposent sur l’emploi de RHST. La concurrence effrénée, à laquelle se livrent les grands pays de l’OCDE pour attirer les spécialistes hautement qualifiés, s’explique par le caractère stratégique de l’emploi de ces ressources humaines dans ce mode de production.

Le développement des entreprises géantes et plus particulièrement des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) a été rendu possible par la politique de laisser-faire, laisser-aller adopté depuis l’origine de l’économie numérique aux États-Unis[10]. Cette nouvelle phase du capitalisme américain repose sur une organisation ultra-libérale. L’économie numérique et l’économie des plateformes sont à l’origine d’économies d’échelle d’une ampleur sans précédent. Cet avantage est encore renforcé lorsque ces entreprises fonctionnent en réseaux. De ce fait, une seule entreprise peut dominer un secteur d’activité entier, non seulement aux États-Unis, mais dans une grande partie du monde, ouverte à l’influence et aux échanges avec ce pays.

La puissance acquise par ces entreprises dans le domaine technologique, commercial et financier n’a pas de précédent historique. Alors que la législation mise en place à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle avait pour but de limiter le pouvoir des monopoles, depuis l’avènement des NTIC et de l’économie des réseaux et des plateformes, aucune régulation ne s’oppose à la croissance de ces firmes. La lutte contre les positions dominantes des GAFAM sur les marchés mondiaux de certains biens et services est à peine engagée par les autorités de la concurrence aux États-Unis et en Europe. Celle-ci est pourtant fondamentale, pour limiter la possibilité qu’elles ont d’empêcher l’entrée de nouveaux concurrents sur les marchés qu’elles investissent.

Il s’agit aussi de contrôler le pouvoir qu’elles ont d’imposer leurs produits, leurs conditions et prix de vente. Le récent « Digital Market Act » adopté par l’UE va dans le sens d’un meilleur contrôle de ces positions dominantes. Sa mise en application commence en 2023, reste à savoir quelle sera son efficacité réelle pour l’Europe. À cela s’ajoute la question du pouvoir économico-politique de ces entreprises qui s’est manifesté, par exemple, par le projet de Facebook, finalement avorté, de créer sa propre monnaie (libra), et par les excès et manipulations des opinions publiques dont les réseaux sociaux sont l’instrument.

La même question de l’efficacité des décisions, prises à la suite des négociations menées dans le cadre de l’OCDE, est posée au sujet de la taxation des profits des plus grandes entreprises mondialisées qui appartiennent, pour beaucoup d’entre elles, aux secteurs de l’économie numérique. Ces entreprises seront davantage taxées dans les pays où elles exercent leurs activités, et supporteront un taux d’imposition minimal de 15 % de leurs profits dans ces pays[11]. L’application de ces règles devrait freiner l’évasion fiscale dont elles ont largement usé jusqu’à présent.

Limiter le pouvoir que les grandes entreprises du numérique, et en premier lieu des GAFAM, exercent sur les marchés mondiaux des biens et des services, ainsi que lutter contre l’évasion fiscale, pourrait contribuer à diminuer leur domination sur le marché mondialisé des RHST.


[1] d’Aiglepierre R., David A., Levionnois Ch., Speilvogel G., Tuccio M., Vickstrom E. (2020), A global profile of Emigrants to OECD countries, Younger and more Skilled migrants from more diverse countries, OECD Social Employment and migration Working Paper, n.239.

[2] Chaloff J., Tuccio (2019), Attracting talent, Measuring and assessing Talent Attractiveness in OECD countries, Directorate for Employment, labor and social Affairs, OECD, JT03445008.

[3] Advani A., Koenig F., Pessina L., Summers A. (2020), « Importing inequality : immigration and the top 1 percent », Cesifo Working Paper, October.

[4] Redor D.(2021), « Les États-Unis une économie numérique attractive pour les Européens les plus qualifiés », Connaissance de l’emploi, CNAM-CEET, n.167, mars 2021.

[5] Les données statistiques tirées de l’American Community Survey portent sur les personnes ayant un emploi officiellement déclaré, les clandestins et personnes travaillant dans l’économie parallèle ne sont pas prises en compte.

[6] Redor D. (2021), op.cit.

[7] Redor (2021), op.cit.

[8] United States Citizenship and Immigration Service, voir le site.

[9] Tous les salaires sont évalués aux prix de 2021.

[10] Boyer R. (2020), Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte ; Toledano J. (2020), GAFA, Reprenons le pouvoir, Odile Jacob.

[11] Lafitte S., Martin J., Parenti M., Souillard B., Toubal F. (2021), « Taxation minimale des multinationales, contours et quantification », Conseil d’Analyse Économique, n.64, juin 2021.

Dominique Redor

Économiste, Professeur émérite à l’université Gustave Eiffel et chercheur associé au CEET (CNAM)

Notes

[1] d’Aiglepierre R., David A., Levionnois Ch., Speilvogel G., Tuccio M., Vickstrom E. (2020), A global profile of Emigrants to OECD countries, Younger and more Skilled migrants from more diverse countries, OECD Social Employment and migration Working Paper, n.239.

[2] Chaloff J., Tuccio (2019), Attracting talent, Measuring and assessing Talent Attractiveness in OECD countries, Directorate for Employment, labor and social Affairs, OECD, JT03445008.

[3] Advani A., Koenig F., Pessina L., Summers A. (2020), « Importing inequality : immigration and the top 1 percent », Cesifo Working Paper, October.

[4] Redor D.(2021), « Les États-Unis une économie numérique attractive pour les Européens les plus qualifiés », Connaissance de l’emploi, CNAM-CEET, n.167, mars 2021.

[5] Les données statistiques tirées de l’American Community Survey portent sur les personnes ayant un emploi officiellement déclaré, les clandestins et personnes travaillant dans l’économie parallèle ne sont pas prises en compte.

[6] Redor D. (2021), op.cit.

[7] Redor (2021), op.cit.

[8] United States Citizenship and Immigration Service, voir le site.

[9] Tous les salaires sont évalués aux prix de 2021.

[10] Boyer R. (2020), Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte ; Toledano J. (2020), GAFA, Reprenons le pouvoir, Odile Jacob.

[11] Lafitte S., Martin J., Parenti M., Souillard B., Toubal F. (2021), « Taxation minimale des multinationales, contours et quantification », Conseil d’Analyse Économique, n.64, juin 2021.