International

Y a-t-il des « camps » dans cette guerre ? – Ukraine : le temps des doutes 1/2

Ancien député européen (Vert)

Depuis l’enlisement de la contre-offensive ukrainienne survenue mi-juin, les fronts se sont multipliés et le conflit diplomatique s’est globalisé. S’installe le temps des doutes, alors que de nouveaux conflits régionalisés se sont ouverts dans la violence la plus démesurée, influençant la conduite de la guerre russo-ukrainienne. À mesure que les alliances se radicalisent ou s’étiolent, le conflit en Ukraine reste le centre névralgique des combats et le sujet qui surdétermine spécialement les lignes de rupture de la communauté internationale entre différents camps.

«Pourvu qu’ils tiennent ! – Qui ça ? – Les civils ! » murmuraient, dans leurs tranchées, les Poilus de 1914-1918. Soumis à pareille épreuve, les combattants ukrainiens résistants à l’invasion russe se posent les mêmes questions. Ils pensent surtout à leurs alliés, dont les jeunes hommes ne sont pas sur le front (contrairement aux anglo-américains, italiens et russes, alliés des français dans la Première Guerre mondiale).

publicité

De ce point de vue, la tragédie de Gaza (les crimes terroristes du Hamas comme le crime israélien du blocus et du bombardement de la zone) et la réaction unilatéralement pro-israélienne des alliés de l’Ukraine sont un coup terrible porté au soutien à l’Ukraine luttant pour la libération de son territoire. L’Ukraine est « sortie des radars » de la presse mondiale, les neutres sont encore plus réticents à suivre les consignes d’un Occident accusé avec raison d’un « deux poids deux mesures » (ce qui n’excuse évidemment pas ceux qui en profitent pour ne prendre aucune mesure).

En fait, depuis le lancement raté, début juin, de la contre-offensive ukrainienne, les choses ont évolué cet été et ce début d’automne, sur tous les fronts, y compris diplomatiques. Adaptant leur tactique aux formidables lignes de défenses tracées par l’occupant russe, les Ukrainiens ont réussi quelques percées, et en même temps se sont fait critiquer par des voix militaires anonymes de leur principal allié, les USA. La Russie a subi une érosion de ses soutiens internationaux, en même temps qu’elle radicalisait son propre « camp », celui des dictatures, mais sans faire sortir les « neutres » de leur prudence. Et la guerre aérienne s’est généralisée, avec son cortège de victimes civiles.

Par où commencer ? Peut-être par cette question des « camps ».

On appelle « campiste » la position de ceux qui choisissent de soutenir l’agression de la Russie sur l’Ukraine, non en fonction du fait lui-même, mais de leur propre appartenance à un « camp », en général « le camp opposé à l’impérialisme occidental » (on n’ose évidemment plus dire « le camp progressiste »). Il s’agit souvent d’anciens ou actuels communistes ou anti-impérialistes vivant en Occident, mais pas en Ukraine (où toute la gauche, féministes, écologistes, anarchistes et syndicalistes du Donbass compris, soutient la résistance du pays), et dans des pays ayant souffert de l’impérialisme occidental.

Quand ils doivent justifier leur position actuelle, les « campistes » invoquent en général la russophonie de l’est-ukrainien, confondant russophonie et russophilie, oubliant les célèbres tirades d’Engels contre l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine messine (germanophones) par l’empire prussien : « Vint la Révolution française. Ce que l’Alsace et la Lorraine n’avaient jamais osé espérer de l’Allemagne, la France le leur donna…».

Ou alors ils invoquent la présence de nazis dans les manifestations de l’Euromaiden et le régiment Azov (il y en a bien davantage dans les milices russes ou pro-russes, tandis que le Président et le Premier ministre ukrainien sont juifs et honorent enfin les victimes du massacre de Babi-Yar). Ou encore les honneurs rendus par l’Ukraine à Stepan Bandera, leader ultra-nationaliste anti-russe, anti-allemand, anti-polonais et anti-juif, interné par les nazis dès 1941.

Ou encore, ils assimilent l’armée russe à « la grande Armée rouge, armée du peuple » (Jean-Luc Mélenchon) sans remarquer que l’armée ukrainienne est bien plus légitimement héritière de l’Armée rouge dont elle faisait partie pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui elle aussi repousse, par la combativité de son peuple uni, un envahisseur bien mieux équipé initialement.

Sans compter les ignorants qui croient que « l’Ukraine est russe de toute éternité », alors qu’elle fut conquise en 1792, comme la Lettonie, la Lituanie, la Biélorusse et une partie de la Pologne le furent en 1795. 125 ans plus tard, ces nations reconstruiront leur indépendance, mais l’Ukraine sera à nouveau envahie par les Bolcheviks. L’annexion de l’Algérie par la France aura duré plus longtemps…

En réalité, le fond de la pensée campiste reste la fameuse formule « Il faut toujours accuser les Américains, même si on ne sait pas pourquoi. Eux le savent. »

Dans une chronique de juin pour AOC, j’abordais cette question qui s’est quelque peu clarifiée cet été. Oui, il y a clairement un « camp politique » dans cette guerre locale s’appuyant sur des soutiens internationaux : celui de la Russie de Poutine. Mais il ne peut compter vraiment que sur quatre alliés, les dictatures les plus répressives du monde : la Biélorussie, l’Iran et la Corée du Nord, qui lui fournissent des armes et contournent les sanctions « occidentales » sans doute en échange de technologies, et la Syrie, qui est plus un boulet qu’un soutien.

On notera que, depuis le début de la guerre, la « menace anti-système occidental » la plus combattue ces 20 dernières années, l’islam politique, semblait s’être évaporée, même au Sahel où les coups d’État militaires s’affirment pro-russes-anti-français mais semblent ignorer les jihadistes. Sans doute la dimension conflictuelle chiites-sunnites (donc Iran contre Turquie et États arabes) avait-elle pris trop d’importance, de la Syrie au Yémen, faisant disparaître le « camp arabo-islamique » et la question palestinienne avec. Le virage suprémaciste et illibéral du gouvernement Netanyahou et l’offensive du Hamas réaniment ce conflit, que nous n’examinerons pas ici autrement que pour ses effets « collatéraux » sur l’Ukraine, quoiqu’il est de multiples liens, encore peu clairs, avec la guerre d’Ukraine. Ne serait-ce que par l’implication d’alliés de l’Iran et la priorité que les USA sont à nouveau appelés à lui donner.

Le camp des NaCA et des dictatures

Ce camp de Poutine, je l’identifiais en juin à un modèle économico-politique : le National-Capitalisme Autoritaire, le NaCA, analysé par Pierre-Yves Hénin et Ahmed Insel[1], qui se pose en rival mondial de la démocratie libérale, et dont les figures principales sont la Chine, la Russie, la Turquie, l’Iran et quelques autres, avec une représentation sur la scène économique mondiale des puissances émergentes appliquant peu ou prou ce modèle économique (mais pas forcément son volet politique) : les BRICS. La Russie disposait par ailleurs de son réseau d’alliances militaro-politiques, équivalent de l’Otan : l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), regroupant ceux des pays issus de l’URSS qui n’ont pas basculé vers « l’occident », prolongée par de vieilles alliances héritées de la guerre froide (Cuba, Angola, République Sud-Africaine…). Enfin, elle a noué un partenariat puissant, l’OPEP+, avec les pétromonarchies arabes, coopérant pour réduire l’offre d’hydrocarbures et faire monter leur prix.

Idéologiquement, ce camp fut de longue date explicitée par Poutine comme celui de l’extrême droite « illibérale » du point de vue des droits démocratiques collectifs et personnels, aussi hostile à la liberté de l’information qu’aux libertés sexuelles qualifiées de « satanistes ». Il avait lui-même adoubé la dirigeante du Front National français comme « représentante de ce spectre politique qui progresse rapidement en Europe ».

La fréquente composante religieuse de son idéologie peut surprendre. Hénin et Insel en proposent quelques explications, telles que : ces pays sont souvent issus de ruptures avec un passé soviétique ou moderniste à traits soviétiques, dont l’athéisme d’État. Leurs peuples croyaient rejoindre un monde « libre » donc religieux, et y découvrent avec horreur la libéralisation des mœurs, d’où leur consentement au virage illibéral. C’est intéressant, mais j’insisterai plutôt sur le fait que dans le même temps ce « monde libre » avait quitté des formes diverses d’États-Providence pour rallier un libéralisme économique sans entrave. Séduisant au sortir des dictatures dans les années soixante-dix (Espagne, Portugal) et même encore dans les années quatre-vingt (Brésil, Chili, Argentine, Corée du Sud), ce « monde libre » est rapidement apparu odieux aux peuples qui l’ont rallié à la fin du siècle. D’où les victoires de partis NaCA aux conséquences plus ou moins durables : solides en Hongrie, en Turquie, en Iran, transitoire aux USA (défaite de Trump), au Brésil (très courte défaite de Bolsonaro), en Pologne (belle surprise de cette fin d’été), mais perçant en Italie, revenant en Slovaquie, écartée en Espagne (autre belle surprise), se renforçant en Israël, menaçant en France…

Cette base pour le camp vite qualifié de « Sud global » opposé aux vieux néo-colonialismes occidentaux a permis à la Russie de Poutine de ne pas être sanctionné économiquement par l’ensemble de nations, pourtant quasi-unanimes en Assemblée générale de l’ONU à rappeler au respect de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Mais les choses avaient commencé à bouger cet été, pour deux ordres de raisons.

D’abord, évidemment, parce que le NaCA est par définition non-internationaliste. On l’avait déjà remarqué dans le cas des pays fascistes (assez semblables au NaCA) qui ne s’étaient pas tous prononcés pour l’Allemagne nazie dans la Seconde Guerre mondiale (cas du franquisme, du salazarisme, hésitations de la Finlande et de la Hongrie). Un pays NaCA ne vise que ses propres intérêts diplomatiques. Si l’Iran fait corps avec la Russie, alors la Turquie, l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis regardent plus amicalement l’Ukraine de Zelenski. La vieille alliance URSS-Inde n’était valable que pour autant que le conflit sino-soviétique ouvert en 1963 poussait l’Inde vers l’ennemi de son ennemi (la Chine, laquelle se rapprochait alors des Etats-Unis de Nixon), et c’était vrai aussi pour le Viêt-Nam. Si la Chine se pose comme « la » superpuissance prenant sous son aile l’économie russe moribonde, alors l’Inde, le Viêt-Nam et tous les pays effrayés par la montée en puissance chinoise révisent leurs alliances traditionnelles.

Par ailleurs, tous ces pays restent branchés sur un marché mondial dominé par l’« Occident global » » (Europe, USA, Océanie, Japon…) : la tentation de bâtir un autre monde, séparé, avec sa propre monnaie, est restée un fantasme, d’où l’échec de la réunion des BRICS cet été. Les gouvernements d’extrême droite polonais et italien sont restés fidèles à l’orientation pro-ukrainienne de l’UE. L’élargissement des BRICS voulu par la Chine n’a fait que diluer les points communs dans un océan de divergences d’intérêts et, de façon scandaleuse, « réhabiliter » l’Iran, hier encore prototype de l’État paria, malgré l’effrayante répression du mouvement « Femmes, vie, liberté ». Mais oui, l’Iran, c’est bien un NaCA…

Enfin, aucun État ne peut oser remettre ouvertement en cause ni le principe de souveraineté, ni celui d’intégrité territoriale. La doctrine de Monroe (la reconnaissance de sphère d’influence légitime des grandes puissances régionales) n’est plus de saison, encore moins la légitimité des guerres de conquêtes. Un pays NaCA peut rêver d’en bénéficier, mais affirme haut et fort que nul ne saurait en être victime. Les diplomates de Zelenski et de ses alliés tentent non sans quelques discrets succès de jouer sur toutes ces fissures.

La seconde grande raison de la dilution du camp pro-russe (déclaré ou de fait : ne pas appliquer les sanctions, c’est soutenir l’effort de guerre de l’envahisseur) vient des fautes russes elles-mêmes. Côté OTSC, l’été a vu avec stupéfaction l’Arménie envoyer une aide humanitaire à l’Ukraine et organiser de petites manœuvres militaires conjointes avec… les USA. L’Arménie ! Pays chrétien, vieil allié de la Russie qui lui assurait protection contre l’Azerbaidjan, cet autre pays de l’OTSC, pays musulman alliée à la Turquie, membre de l’Otan… Mais toute aux affaires d’Ukraine, la Russie a abandonné cette protection, et l’Azerbaïdjan a pu ne faire qu’une bouchée du Haut-Karabagh.

Ce qui n’a pas empêché Poutine de se fâcher parallèlement avec la Turquie, par sa mauvaise volonté à poursuivre l’accord de libre circulation des cargos de céréales à travers la Mer Noire, accord dont Erdogan était si fier. La Turquie, pays ami de deux belligérants, a laissé pencher la balance en faveur de l’Ukraine, en accordant à la Suède l’adhésion à Otan, en soutenant celle de l’Ukraine, en rendant à l’Ukraine les officiers qui avaient défendu Marioupol. La rupture de l’accord de la Mer Noire par la Russie eut un effet désastreux pour elle, en Turquie comme dans les pays moins développés. Le sommet russo-africain organisé à Saint-Pétersbourg (27-28 juillet) a entendu l’Union africaine exposer son plan de paix : intégrité territoriale de l’Ukraine ! Poutine a promis d’y réfléchir.

Comble d’humiliation pour Poutine : les BRICS lui ont fait comprendre que sa visite n’était pas souhaitée dans les conférences organisées chez eux cet été, le sommet des BRICS en Afrique du sud ou le G-20 à New Delhi, car, ayant ratifié la création de la Cour Pénale Internationale, ils auraient l’obligation de l’arrêter : il est inculpé de crime contre l’humanité, pour l’instant au seul chef de milliers voire de centaines de milliers d’enfants ukrainiens enlevés et placés en Russie. Lamentablement, le président du Brésil Lula da Silva, pourtant signataire de la CPI, pourtant ancien résistant contre les dictatures latino-américaines qui elles aussi plaçaient les orphelins de leurs victimes chez des sympathisants en mal d’enfant, a annoncé qu’il n’arrêterait pas Poutine s’il venait au Brésil. Mais, comme en contrepartie, Cuba et la Serbie sévissent contre les tentatives russes de recruter chez elles des mercenaires.

Consolation pour Poutine : la succession des coups d’État militaires dans l’ex-pré carré français d’Afrique sahélienne, acclamés par des manifestants brandissant des pancartes pro-russes. Il ne faut pas minimiser la responsabilité de la France dans son éviction, ni l’absence de civisme des élites africaines, ni mettre tous les coups dans le même panier (nul ne regrettera la famille Bongo, et jadis, nous avons applaudi le Mouvement des Forces Armées renversant la dictature portugaise). Mais le résultat est de sacrer la Russie de Poutine comme leader du club des dictateurs putschistes. Ce qui ne rassure pas les dirigeants des autres pays du Sud. D’autant que le ministère de la Défense russe y pourchasse de sa vengeance les restes de l’armée privée de Prigogine, sur lesquels comptaient les nouveaux dictateurs pour combattre les jihadistes.

En-dehors de ce cercle étroit des partisans les plus extrémistes de « l’illibéralisme », le seul atout diplomatique restant à la Russie est l’OPEP+. Ce ne sera pas toujours suffisant. On s’étonne que le PNB russe ne se soit pas effondré sous le coup des sanctions ? On oublie que, jusqu’en 1945, la guerre était le principal soutien gouvernemental à l’activité d’un pays, la seule grande politique « keynésienne ». Au point que les marxistes, suivant Rosa Luxemburg, ont pu croire longtemps que le but des guerres était de résoudre « la question des débouchés » ! Un pays en guerre voit mécaniquement son PNB augmenter, mais ce surcroît de Produit National Brut est totalement improductif : il doit être financé par le déficit budgétaire, et celui-ci par des réserves, par la planche à billets ou par des exportations. Les exportations de la Russie sont essentiellement minières et agricoles. Nous reviendrons sur les agricoles, mais la Russie reste un immense producteur d’hydrocarbures, gêné par les sanctions des alliés de l’Ukraine, jusqu’ici ses principaux clients.

La réponse russe est de conquérir de nouveaux clients, en bradant ses exportations, ce qui représente une aubaine pour quantité de pays (dont la Chine et l’Inde). Les prix bradés de son gaz et de son pétrole ne restent avantageux pour la Russie que si les prix standards du marché mondial restent élevés. Ce qui correspond évidemment aux intérêts des autres pays de l’OPEP+, qui refusent aux Américains d’accroître leur propre production. Cela ne chagrine pas trop ces derniers, devenus exportateurs nets de gaz de schiste, mais pèse sur les Européens. Au final, les exportations russes s’effondrent, moins que prévu, mais assez pour creuser un déficit abyssal, comblé par la planche à billets, sanctionné cet été par un dévissage du rouble aux effets inflationnistes potentiellement ravageurs, combattu par la hausse meurtrière des taux d’intérêt.

Cette offre de pétrole à bas prix est la principale « carotte » offerte par la Russie aux « neutres » hésitants, en contrepartie d’une bienveillance envers la contrebande de puces et autres produits de haute technologie dont elle a besoin. Qui elle aussi ralentit, sans qu’à court terme la Russie puisse la compenser, ses techniciens et ingénieurs s’étant exilés dès la première vague de mobilisation. Bref : les sanctions fonctionnent, mais lentement, et il faudrait pour les renforcer, isoler totalement trop de pays, ce que les alliés de l’Ukraine se refusent à fair

Le camp pro-ukrainien

Contrairement au camp de l’agresseur, le camp adverse n’a pas besoin d’un fondement économique ni politique à sa constitution : il suffit que « les autres » craignent son agressivité, son instabilité, voire son irrationalité. Dès la rupture par Hitler du pacte germano-soviétique en 1941, la Grande-Bretagne du conservateur Winston Churchill, qui restait seule en guerre contre les nazis, a tendu la main à l’URSS alors même que l’hostilité envers le stalinisme avait motivé pour Chamberlain les accords de Munich imposant la capitulation de la Tchécoslovaquie et, plus tôt, la non-intervention au secours de la République espagnole. Le « camp » des alliés contre l’Axe germano-italo-japonais était parfaitement hétéroclite, incluant l’URSS totalitaire, des empires coloniaux et les USA du démocrate F. D. Roosevelt. L’hypocrisie de son auto-désignation comme « camp des démocraties », relativement juste sur le fond, n’a donc pas convaincu grand monde dans les pays victimes du colonialisme, à l’exception des leaders les plus clairvoyants des pays directement agressés (les Chinois), mais ni le Congrès indien de Nehru et Gandhi, ni le Parti nationaliste d’Indonésie de Soekarno.

Les alliés de l’Ukraine, USA, Union Européenne, Japon, Corée du sud, Australie et autres, qui sont des démocraties libérales, ont pour leur part deux très bonnes raisons de soutenir l’Ukraine comme allant de l’intérêt vital de la Planète, se proclamant champions, non de la démocratie (ils le font aussi), mais du « droit international ». Car il est clair qu’une victoire de Poutine, même partielle, signifierait la fin des tentatives post-1945 de mettre du Droit dans les rapports internationaux et ouvrirait une ère de guerre sans règle de tous contre tous.

La première raison est tout simplement la Charte de l’ONU prohibant la guerre de conquête. Ce n’est qu’un principe déjà écorché (Israël-Palestine…) Mais tolérer sa répudiation au niveau de prétention russe rouvrirait la boite de Pandore, comme l’agression italienne sur l’Ethiopie et celle du Japon sur le Mandchourie ont tué la Société Des Nations et ouvert la porte à la folie hitlérienne.

La seconde raison est plus directement contraignante pour les USA, la Grande-Bretagne et la France. Garants, de par le mémorandum de Budapest (décembre 1994), de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine en échange de l’abandon par celle-ci de son arsenal nucléaire hérité de l’URSS, ils savent pertinament que la victoire de Poutine, lui aussi garant comme la Chine et proclamant donc ouvertement le droit à la félonie, fermerait définitivement la porte à toutes les négociations limitant la prolifération nucléaire. Et Poutine a parfaitement compris cet enjeu fondamental : ses plus sûrs alliés sont précisément les principaux candidats à la Bombe, Iran et Corée du Nord, plus la Belarus qui n’avait sans doute rien demandé, mais se trouve re-nucléarisée de fait par le déploiement des armes nucléaires tactiques russes sur son territoire. La contrepartie, c’est que cette alliance « anti-dissémination nucléaire » des trois garants se trouve paralysée par la crainte de provoquer… l’escalade nucléaire, comme les en menace Poutine. D’où leur « non-belligérance ». Stratégie dite « du fou au fort » habilement pratiquée par Poutine – mais au moins contrecarrée par la Chine qui a fixé cette ligne rouge à son « amitié indéfectible ».

Cependant, si – comme je l’avais écrit en juin – ce double impératif a fait passer les démocraties occidentales de la « non-intervention » des années 30 (contre Mussolini, Franco et Hitler) à la « non-belligérance » d’aujourd’hui (on vous livre des armes, et débrouillez-vous), cette pusillanimité dans l’engagement a lourdement pesé cet été. Les alliés de l’Ukraine aident de plus en plus, mais toujours trop peu et trop tard, toujours sur l’argument que, pour éviter l’escalade, il ne faut offrir à l’Ukraine qu’un minimum ne permettant pas de frapper le territoire russe. L’Ukraine a le droit de le faire, mais avec des armes qu’elle fabrique elle-même. Ce que, d’ailleurs, elle commence à faire : nous y revenons plus loin.

Ce jésuitisme se paie du sang des Ukrainiens. Ils ont dû lancer leur contre-offensive de juin alors que les premiers chars allemands Leopard arrivaient au compte-goutte, que les USA promettaient du bout des lèvres des chars Abrams pour l’automne et leur refusaient des avions d’appui au sol F-16, que l’Allemagne refusait ses précieux missiles de croisière susceptibles de détruire le pont de Kertch. Mais chaque jour qui passait renforçait les défenses russes : il fallait contrattaquer. Le comble de l’impudeur fut atteint cet été par une cascade de fuites censées venir des experts militaires américains : les Ukrainiens combattraient mal, dispersant trop leurs forces sur trop de fronts au lieu de lancer toutes leur 16 brigades entraînées, équipées pendant l’hiver par l’Otan, sur un seul front, qu’au train où ils avançaient, ils n’atteindraient pas la mer d’Azov avant la raspoutiza d’automne, etc.

Heureusement, cette indécence ne fut pas assumée par les représentants politiques des pays alliés (à l’exception bien sûr de l’extrême droite et un peu de la droite, tel Nicolas Sarkozy, « petit télégraphiste » de Poutine depuis l’intervention en Georgie-2008). Même LFI, sous la pression sans doute de son groupe européen conduit par Manon Aubry, a mis beaucoup d’eau dans son vin pro-Poutine. Le risque principal vient d’une tendance isolationniste du parti Républicain américain de plus en plus trumpisé (« Make America Great Again est la traduction locale de NaCA), oubliant que – comme le rappelle une publicité des Républicains pour l’Ukraine – « Avec 5% du budget militaire américain l’Ukraine a détruit 50% de l’armée russe sans engager un seul soldat américain ».

Un bloc de pays alliés n’a pas les mêmes réticences : ceux de la ligne de contact avec la Russie, qui se perçoivent comme de potentiels « prochains sur la liste » des agressions russes. Il s’agit des ex-satellites de l’URSS, et des « neutres » scandinaves (Finlande et Suède) sur qui Poutine, dans son identification à l’expansionnisme moscovite remontant à Catherine II, pourrait avoir des prétentions. En particulier : la Pologne et la Lituanie (insérant l’exclave russe de Kaliningrad), et la Moldavie, déjà encombrée d’une sécession pro-russe, la Transnistrie. Ceux-là n’hésitent pas à soutenir l’Ukraine de toutes leurs forces, allant jusqu’à se dépouiller de leur propre armement, qu’ils reconstituent aussitôt à grand frais.

C’est là qu’intervint l’étrange crise polonaise et slovaque. La Pologne, avec la Hongrie, sont clairement dirigés par des partis NaCA, illibéraux et cléricaux en interne, hostiles au fédéralisme européen en externe (c’est moins clair pour les Fratelli d’Italia de Mme Meloni, dont l’extrême-droitisme est essentiellement anti-immigrés et l’illibéralisme porte sur les questions de mœurs : l’Italie reste impeccablement pro-Ukrainienne, moins NaCA que ne l’était Berlusconi). La Slovaquie alterne des gouvernements NaCA et des libéraux pro-européens. Mais contrairement à la Hongrie, la Pologne était jusqu’à récemment le plus ferme soutien à l’Ukraine, pour des raisons historiques (elle a vécu une histoire commune de quatre siècles avec l’Ukraine, a été occupée par la Russie en même temps qu’elle de la fin du XVIIIe siècle à 1918, et se sent, toute tendances confondues, en première ligne de l’expansionnisme poutinien). La Slovaquie était dans le même cas depuis 1945.

Mais voilà : les élections approchant, la population polonaise et slovaque reste pro-ukrainienne (surtout anti-russe)… sauf les paysans sur la question du blé. Car les producteurs ukrainiens, se voyant fermer la porte du grand large, déversent en masse et à bas-prix leurs excédents chez les voisins. D’où l’enchaînement : protectionnisme polonais et slovaque violant les règles de l’UE, colère peu diplomatique de Zelenski jusqu’à la tribune de l’ONU, déclaration du Premier ministre polonais qu’elle ne livrerait plus d’armes à l’Ukraine, succès du parti NaCA anti-ukrainien aux élections slovaques (23%, ce qui n’est quand même pas décisif).

La menace polonaise fut aussitôt rectifiée par le président Duda : on ne parlait que des armes nouvelles achetées par la Pologne pour sa propre défense (évidemment !), pas des armes occidentales transitant par la Pologne, ni même des armes fabriquées en Pologne pour l’Ukraine, qui furent aussitôt livrées. Ce qui n’empêcha pas le peuple polonais de renverser la majorité NaCA aux élections législatives de septembre.Et on verra quelle sera l’orientation du futur gouvernement slovaque. Mais le choc est révélateur.

Bien sûr, il existe plusieurs possibilités européennes pour régler le problème (rétablissement d’un prix minimal sur le marché européen avec montants compensatoires monétaires, trains plombés vers les ports de Croatie ou de Grèce…) Mais l’affaire souligne la nature « campiste » de cette guerre, par l’instabilité du soutien à l’Ukraine de la part des partis NaCA au pouvoir ou susceptibles d’y accéder prochainement (USA, France). Elle souligne aussi le talon d’Achille des politiques libérales-démocratiques : précisément leur libéralisme économique qui pousse les victimes vers les partis illibéraux, de l’Espagne à la Suède en passant par la France.

Elle souligne aussi les effets pervers de la pusillanimité du soutien des USA : ils ont encouragé jusqu’ici les pays du front à livrer à l’Ukraine leurs vieilles armes lourdes (chars et avions) de leur période soviétique en échange d’armes plus modernes. Mais quid des pays qui comme la Pologne ont déjà livré leurs armes soviétiques et se réarment en armes modernes occidentales ?

Plus largement (et c’est un crève-cœur de l’écrire, pour le partisan que je suis du désarmement et du règlement pacifique des conflits), il faut constater aujourd’hui le manque de profondeur des réserves d’armements de tous les pays occidentaux. Alors que s’épuisent les réserves russes, Corée du Nord et Iran peuvent y suppléer. Ce n’est plus guère le cas de « l’Occident ». Chaque livraison d’armes d’un pays allié soulève des protestations de l’armée nationale qui se juge « déplumée ». Le gouvernement Netanyahou, s’avouant ainsi NaCA, a refusé de soutenir militairement l’Ukraine en livrant des système anti-missiles : l’attaque aérienne du Hamas a démontré qu’il lui en manquait, ce qui va encore compliquer la tâche de l’armurier du monde, les USA…

Les effets de la guerre Hamas-Israël

Tout ce qui vient d’être écrit était valable jusqu’à la fin de l’été. La guerre Hamas-Israël a rebattu les cartes et, à l’heure où j’écris, on ne sait pas encore jusqu’où. En tendance : elle a encore écarté les « neutres » des USA et par contre-coup, de l’Ukraine, élargissant partiellement l’influence internationale de la Russie. Cela tout en confirmant paradoxalement le caractère NaCA du gouvernement Netanyahou VI et donc son penchant pro-russe voire poutinien (conquête de territoires, bombardement de civils, et le reste). Car bien sûr, dès les épouvantables exactions du Hamas le 7 octobre, réveillant le souvenir des pogroms (ce qu’elles n’étaient pas : un pogrom est une émeute populaire encouragée par le pouvoir, ici, il s’agit du crime organisé d’une milice terroriste sans aucune participation de la population gazaoui), réduisant à néant le mythe « Israël, refuge de tous les Juifs du monde », Zelensky, le juif ukrainien Zelensky, héritier des survivants de la pire « Shoah par balles », a exprimé son empathie pour le peuple israélien, et a proposé de venir en Israël. Refus de Netanyahou : la néofasciste Meloni oui, Zelensky, non.

En réalité, ce ne sont pas les crimes du Hamas qui risquent de faire basculer le rapport des forces diplomatique. Ni même la réaction de vengeance aveugle d’Israël sur la population gazaoui, condamnée au génocide par la soif ou à la Nakba vers le désert du Sinaï. C’est le soutien totalement unilatéral de Joe Biden et de l’UE à Benjamin Netanyahou, au nom du droit d’Israël à se défendre. Ce qu’on peut approuver, comme on doit sans conteste qualifier l’action du Hamas comme terroriste, à condition de rappeler dans l’arène diplomatique les droits des Palestiniens à leur État et l’obligation pour Israël de respecter le Droit humanitaire international (les conventions de Genève). Ce que Joe Biden a fini par concéder du bout des lèvres. Mais trop tard.

En une semaine, tout l’argumentaire de « l’Occident global » contre les crimes de Poutine a été réduit à néant aux yeux des masses populaires du « Sud global ». C’est la confirmation du « deux poids, deux mesures », qu’une vie d’un peuple dominé vaut beaucoup moins qu’une vie d’un « civilisé », qu’un bébé déchiqueté, brulé vif par une bombe lancée d’un bombardier par un pilote qui s’en lave les mains est moins grave qu’un bébé déchiqueté, brulé vif par un fantassin, parce que le pilote ne fait que bombarder « en général » alors que le fantassin assassine consciemment (vieux débat de notre guerre d’Algérie). Aujourd’hui les campistes peuvent ressortir avec délectation le discours du 23 novembre 2022 d’E. Macron, déclarant : « Des bombardements massifs ont eu lieu aujourd’hui contre l’Ukraine, laissant une grande partie du pays sans eau ni électricité. Toute frappe contre des infrastructures civiles constitue un crime de guerre et ne peut rester impunie. » Et plus grave encore, les crimes monstrueux du Hamas ont réduit à néant cinquante ans d’efforts de rapprochement israëlo-palestinien, depuis les premières conversations entre le général Peled et Issam Sertaoui sous le patronage de Pierre Mendès-France.

Ne soyons pas complotiste. Ce n’est pas Poutine qui a demandé à l’Iran de demander au Hamas de commettre de bien gras, bien horribles massacres d’Israéliens pour provoquer la riposte disproportionnée de Netanyahou et le soutien inconsidéré de Joe Biden et Ursula von der Leyen Leyen ou Emmanuel Macron à des crimes « effaçant » ceux de Poutine. Le Hamas avait ses buts politiques propres, dont : empêcher l’Arabie Saoudite de reconnaître Israël. Ce résultat, il l’a obtenu. Mais cela n’entraînait pas nécessairement la fin du rapprochement entre les États arabes et l’Ukraine… Il a fallu pour cela les discours de Biden, de von der Leyen, de Macron : une absence totale d’empathie pour les Gazaouis, et plus généralement pour un Peuple sans patrie, les Palestiniens de Gaza, de Cisjodanie, de la Diaspora… ou d’Israël.


[1] Pierre-Yves Hénin et Ahmed Insel, Le national-capitalisme autoritaire : une menace pour la démocratie, Bleu autour, 2021.

Alain Lipietz

Ancien député européen (Vert), Économiste

Notes

[1] Pierre-Yves Hénin et Ahmed Insel, Le national-capitalisme autoritaire : une menace pour la démocratie, Bleu autour, 2021.