Israël-Palestine : la guerre de trop
Des bombardements, des cris, des morts. Et des ruines à perte de vue. En ce mois de septembre 2014, quelques semaines après l’offensive israélienne « Bordure protectrice », Chajaya n’est plus qu’un tas de poussière et de gravas.
Situé dans la partie nord de la bande de Gaza, ce quartier a subi de plein fouet les bombardements préalables à l’offensive menée par Israël. Ça et là, munis de cisailles et de pioches, des habitants se démènent pour détruire les derniers pans d’immeubles restés debout au milieu de ce paysage dévasté. Parmi eux, Ahmed, 27 ans, s’emploie à venir à bout d’une longue tige de fer déformée qui émerge du sol. « Le pire, nous dit-il alors, ce n’est pas d’avoir à reconstruire. C’est de savoir que ça ne sert à rien. Que tout sera détruit de nouveau, pour rien. »
Près d’une décennie plus tard, à quoi à abouti la dernière offensive israélienne ? Les objectifs étaient clairs : prévenir la menace d’attentats et d’attaques de roquettes contre Israël, et neutraliser le Hamas. Que s’est-il passé en réalité ? Jadis discrédité pour son incapacité à gérer les affaires courantes et à améliorer le quotidien des habitants de Gaza, le Hamas est sorti renforcé du conflit de 2014. Le mouvement islamiste a vu son image revalorisée auprès de Palestiniens qui s’étaient pourtant largement détournés de lui depuis sa victoire aux élections législatives de 2006. Le 7 octobre 2023, son efficacité opérationnelle lui a permis de mener la tragique attaque « Déluge d’Al Aqsa », au bilan sans précédent : au moins 1400 morts israéliens, plus de 200 personnes prises en otage.
De l’autre côté, Israël s’est affaibli dans des proportions que même le Hamas n’avait imaginé. Ses services de renseignement ont doublement failli : dans la prévention de l’attaque et dans leur capacité à intervenir rapidement sur les lieux. Occupé à protéger les colons en Cisjordanie, délaissant la bande de Gaza, Israël a montré ses limites actuelles dans l’anticipation et l’évaluation d’un ennemi qu’elle a largement sous-estimée.
Que propose l’armée israélienne aujourd’hui ? Une nouvelle offensive terrestre dans le cadre de son opération « épées de fer », après des bombardements massifs qui ont déjà causé la mort de 8000 Palestiniens, en grande majorité des civils, dont près de 4000 enfants selon le gouvernement de Gaza. Lundi 30 octobre dans la matinée, l’armée israélienne a annoncé que ses forces avaient tué des « dizaines » de combattants du Hamas lors de combats nocturnes dans la bande de Gaza. De son côté, l’armée de l’air a déclaré avoir attaqué environ 600 cibles au cours de la journée de dimanche, dans le but d’atteindre notamment « des entrepôts d’armes, des cachettes et des rassemblements d’agents du Hamas, ainsi que des positions antichars ». Selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), trente-trois camions d’aide sont entrés à Gaza dimanche, soit le convoi le plus important depuis les premiers camions le 21 octobre. « Une aide bienvenue » mais insuffisante, estime l’OCHA, qui craint « une nouvelle détérioration de la situation humanitaire désastreuse. »
Cette offensive, « ce sera la dernière », avait annoncé le ministre de la défense israélien avant le début des incursions terrestres israéliennes. Une « dernière » pour quoi ? « Détruire le Hamas », a affirmé de son côté le premier ministre, Benjamin Nétanyahou. Un objectif maintes fois annoncé ces dernières années, mais qu’Israël n’est jamais parvenu à atteindre lors des précédentes opérations terrestres.
Israël est-il prêt à payer le prix en vie humaines d’une opération de ce type, alors même qu’il n’est pas certain de parvenir à ses fins ?
Depuis la victoire du Hamas en 2006, puis sa prise du pouvoir à Gaza en 2007, Israël n’a pourtant pas ménagé ses forces pour se débarrasser du mouvement islamiste. A l’opération « Hiver rude » (2008) succède l’offensive « Plomb durci » l’année suivante, au cours de laquelle 1315 Palestiniens sont tués, dont 108 femmes et 410 enfants. 13 israéliens sont morts, dont 4 civils. En 2012, « Pilier de défense » commence avec l’assassinat du chef militaire du Hamas, Ahmad Jaabari, et se prolonge 7 jours. Au moins 163 Palestiniens meurent, pour moitié des civils. En 2014, l’offensive menée par Israël est annoncée comme décisive. Israël l’a préparé en menant plus de 200 raids aériens, attaquant 750 cibles, tuant principalement des civils palestiniens. Le 8 juillet 2014, Israël lance l’opération « Bordure protectrice ». Ses troupes investissent le nord de la Bande de Gaza. Le début d’une énième guerre, particulièrement dévastatrice, qui dure 50 jours. Au moins 2147 Palestiniens sont tués, en majorité des civils une fois encore, contre 66 soldats et 6 civils israéliens.
Tant de morts, tant de blessés, tant de souffrance et de haine accumulée. Pour quoi ? Pour rien. Israël n’a pas éradiqué le Hamas, qui perpétrera, neuf ans plus tard, la pire attaque qu’ait subi Israël depuis sa création en 1948. Quels éléments peuvent laisser penser que l’armée israélienne parviendra à ses fins cette fois-ci ? Aucun. Si, avant l’offensive de 2014, Hamas apparaissait clairement affaibli du point de vue militaire et politique, il n’en est rien aujourd’hui. Il y a fort à parier que le mouvement s’est préparé à un conflit long, et à une guerre d’usure, dans un milieu urbain qu’il maîtrise, avec des armes iraniennes et locales en quantité suffisante pour riposter.
Israël, de son côté, doit faire face à une situation interne inédite. La faillite de ses services de renseignements pourtant réputés a laissé le monde pantois. Quoique galvanisés par l’attaque du Hamas, des doutes pèsent aussi sur le degré d’aptitude des 360 000 soldats réservistes. Une mobilisation historique, jamais vue depuis la guerre de Kippour en 1973. Mener une guerre de long terme à Gaza, dans un environnement de guérilla urbaine, mobiliserait un effectif important pour faire face aux quelques 20.000 à 30.000 combattants de Hamas retranchés dans les tunnels. Occuper Gaza, même brièvement, l’exposerait à un harcèlement constant de la part des troupes adverses. Sans compter tous les autres sites qu’il faudra couvrir: la Cisjordanie, Jérusalem, les bases militaires et aériennes… Israël est-il prêt à payer le prix en vie humaines d’une opération de ce type, alors même qu’il n’est pas certain de parvenir à ses fins ? En a-t-il les moyens humains, techniques, et financiers aujourd’hui, alors que le conflit menace de s’externaliser ? Au nord notamment, sur la frontière libanaise, le Hezbollah ne manquera pas de s’associer à la lutte contre Israël, qui devra aussi positionner des troupes sur d’autres fronts, comme le plateau du Golan ou le Sinaï. De fait, dans la nuit de dimanche à lundi, l’armée israélienne a annoncé avoir effectué des frappes en Syrie « en réponse à des tirs syriens en direction du territoire israélien », ainsi qu’au Liban où « des cibles de l’organisation terroriste Hezbollah » ont été visées.
Le cabinet israélien doit également avoir à l’esprit que l’Iran dispose d’autres forces locales pour lui nuire, par le truchement notamment des milices irakiennes ou des forces yéménites. Israël est-il prêt à s’engager dans un conflit synonyme d’embrasement régional général ? Un embrasement que personne ne souhaite, et surtout pas son allié de toujours, les Etats-Unis, dont l’appui logistique lui est si précieux, notamment au Sud Liban.
Au milieu de ce chaos palestinien, le Hamas triomphe et domine ce vaste champ de ruines politique.
Comment réagira la population israélienne à mesure que le conflit s’enlisera, et que l’objectif initial apparaîtra toujours aussi lointain ? Avant l’opération « Déluge d’Al Aqsa », les Israéliens avaient clairement la tête ailleurs qu’au Hamas. Sur le front sociétal, jamais Israël n’a paru plus divisé qu’aujourd’hui, face à une réforme de la justice engagée par Nétanyahou, qui a mis des centaines de milliers d’Israéliens dans les rues et entraîné les critiques d’anciens cadres des services de renseignements. Sur le plan politique, Israël paie un système proportionnel qui favorise l’instabilité gouvernementale. Le 1er novembre 2022, les élections législatives anticipées étaient les cinquièmes organisées en quatre ans.
Objectif militaire peu réaliste, pertes humaines conséquentes, coût économique de la guerre important, société et classe politique divisées et affaiblies… Quoique largement supérieur dans les airs comme au sol, Israël mène une nouvelle guerre pour rien, dans un contexte interne délicat. Sera-t-elle la guerre de trop ?
De fait, l’abandon du projet de solution politique au profit d’une gestion purement sécuritaire du dossier palestinien, a conduit la classe politique israélienne dans l’impasse où le pays se trouve aujourd’hui. Processus de paix en trompe l’oeil, Oslo a en réalité permis à Israël de grignoter peu à peu les territoires palestiniens sans rendre de compte à quiconque. Entérinant la création de l’Autorité palestinienne et prévoyant le retrait progressif des forces israéliennes des territoires occupés, la signature des accords de 1993 et 1994 devait pourtant permettre à terme l’établissement d’un Etat palestinien viable au-delà des frontières arrêtées en 1967, et garantir la paix. Tout au contraire, sous la pression des Etats-Unis, l’Autorité palestinienne est devenue davantage un relais sécuritaire pour Israël qu’une représentation politique fiable pour les Palestiniens. Et Oslo a conduit à la fragmentation de la Cisjordanie en plusieurs zones, A, B, C, utilisées par Israël pour isoler les Palestiniens entre eux et transformer ce territoire en une série de bantoustans, isolés eux-mêmes de Gaza. Le constat est simple : avec l’appui des Etats-Unis qui n’ont jamais joué jusqu’au bout leur rôle de médiateur, Israël s’est servi d’Oslo pour rendre caduque la solution à deux Etats, dans une politique du fait accompli -la colonisation- puis par une tactique de guerre permanente comparable en bien des points à la doctrine américaine du containment telle que la concevait l’ancien président des Etats-Unis, Lyndon B. Johnson.
L’impasse actuelle n’est donc pas le résultat d’une fatalité pour ces deux peuples que rien ne pourrait permettre de cohabiter, ni même la conséquence d’une guerre de religion ou de civilisation sans fin. Elle est l’aboutissement de ce déséquilibre, d’un système de négociations bipartites biaisé, entre un Etat souverain (Israël) en capacité d’imposer sa politique de colonisation et une population (palestinienne) sans Etat ni levier politique pour y résister, au gouvernement divisé et qui n’a aucune contrepartie à offrir à Israël en échange d’un retrait des colons en Cisjordanie, ou d’un allégement du blocus à Gaza.
Au milieu de ce chaos palestinien, le Hamas triomphe et domine ce vaste champ de ruine politique. Depuis le retrait israélien de Gaza en 2005, cette mise en pratique de la guerre permanente d’Israël a renforcé le mouvement islamiste aussi bien que l’extrême droite israélienne, partis antagonistes mais alliés objectifs dans l’affrontement, au détriment des victimes civiles. Le 17 octobre 2023 sanctionne la tragique faillite de cette politique sécuritaire, de ce containment à l’israélienne.
Les victimes israéliennes et palestiniennes paient ces choix du tout militaire, au détriment des questions laissées en suspens à Oslo. L’abandon du politique coûte très cher à Israël qui, s’il envisageait de manière rationnelle le prix exorbitant de cette guerre à l’issue incertaine, devrait engager toute son énergie dans une solution négociée, pour assécher le terreau de violence et de haine sur lequel Hamas et l’extrême droite israélienne ont prospéré, jusqu’à devenir des acteurs dominants. Ce qui était vrai en 1947, en 1948, en 1967, en 1973, en 1993, en 2002, 2008, 2010, 2012, 2014… l’est encore en 2023. La réponse au conflit ne peut être que politique. Aucune solution militaire ne permettra à Israël, comme aux Palestiniens, d’être en sécurité.