écologie

Comment continuer à garantir l’habitabilité de nos territoires ? 

Philosophe , Consultant

Le passage récent des tempêtes Ciaran et Domingos offre une nouvelle occasion de souligner combien dans le contexte actuel d’intensification et de massification d’événements naturels catastrophiques les assureurs font face à une diminution de leur capacité à garantir l’assurabilité des territoires.

En mai 2023, State Farm, l’un des plus gros assureurs aux États-Unis, prend la décision de mettre fin à la souscription de nouveaux contrats d’assurance, à la fois pour les habitations et les bâtiments professionnels en Californie. Il s’agit de l’un des événements marquants de l’époque actuelle.

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En 2022, la Californie a enregistré près de 7 000 feux de forêt, qui ont détruit plus de 145 000 hectares. Afin de renforcer sa stabilité financière face à l’augmentation des coûts de reconstruction, à un marché de la réassurance dégradé et à l’augmentation de l’exposition aux risques du territoire californien, malgré sa position dominante sur le marché avec plus de 20 % des assurances habitation, State Farm met un point d’arrêt au développement de ses contrats pour mieux maîtriser son risque.

State Farm n’est pas le premier assureur à faire marche arrière. À la suite de la vague d’incendies de 2018, les assureurs se sont brutalement retirés en masse du secteur de l’assurance habitation en Californie. Près de 350 000 propriétaires se sont ainsi vu refuser l’accès à l’assurance et les primes ont subi une augmentation de 300 % à 500 %. L’État californien s’est ainsi retrouvé dans l’obligation d’intervenir en adoptant, en 2021, un moratoire destiné à empêcher les assureurs de résilier les contrats existants.

La décision du plus gros acteur du secteur est lourde de conséquences et expose cependant le grand public à des arbitrages qui étaient, jusqu’à présent, réalisés à bas bruit, sans faire objet d’une communication stratégique de la part des assureurs. Elle montre que le système assurantiel, qui fait de l’analyse du risque le cœur de son activité, considère désormais que les feux de forêt ne représentent plus seulement un risque, aléatoire et calculable, mais une certitude : il n’est plus question d’estimer la probabilité qu’une propriété subisse un incendie mais plutôt le moment où cet aléa se produira et quelle sera l’étendue des dégâts.

Ces événements sont ainsi déplacés hors de la « zone d’assurabilité », là où le risque est modélisable techniquement et maîtrisable financièrement. Ils rentrent alors dans une zone où le risque se transforme en certitude. À l’autre extrême de la zone d’assurabilité, on trouve une autre zone, elle-même en train de s’élargir : celle de l’extrême incertitude. Cette incertitude, intrinsèque à l’exercice consistant à anticiper l’avenir propre de l’assurance, est visible à travers les conséquences concrètes des transformations que nous vivons au présent.

C’est le cas, à titre d’exemple, des périodes de retour d’événements climatiques majeurs, comme les crues décennales ou centennales. La période de retour est calculée sur la base de séries historiques d’événements et représente la probabilité qu’un événement se reproduise sur une période donnée. On considère qu’une crue dite décennale a donc une chance sur dix de se produire chaque année. Dans un contexte d’instabilité climatique, ces événements ne présentent plus les mêmes régularités. Les probabilités connues ne permettent plus d’estimer correctement les risques associés aux manifestations de tels aléas. La zone d’assurabilité, à l’intérieur de laquelle les assureurs opèrent, se retrouve donc réduite à mesure que croît l’ampleur de ces deux extrêmes.

Le système financier, tel qu’il est actuellement conçu, fondé sur une maîtrise des risques décorrélée des impacts sur le monde réel, n’est pas en capacité de faire face à cette situation. Lors d’un exercice organisé en 2020 par l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR), quinze groupes d’assurance ont testé leurs capacités de résistance au changement climatique. Les choix opérés par les participant-es à cette simulation entraînaient une augmentation des primes située entre 130 % et 200 % au cours des trente prochaines années, ce qui serait difficilement soutenable étant donné qu’une telle progression est largement supérieure à la croissance estimée du PIB sur la même période [1]. L’exemple de la Californie montre que le dérèglement climatique confronte les assureurs à un paradoxe [2]. D’un côté, l’entrée dans un nouveau régime climatique provoque une augmentation de l’incertitude liée à la fréquence et à l’intensité des événements climatiques, ce qui devrait logiquement entraîner une réponse collective consistant en un élargissement de la base de mutualisation des risques de manière à compter sur davantage de ressources financières. De l’autre, l’augmentation de la certitude de certains événements, et donc des coûts liés aux sinistres climatiques, pose des problèmes d’équilibre du marché et d’assurabilité des territoires à risque, poussant les acteurs de l’assurance vers une segmentation croissante du marché, qui se manifeste par une analyse des niveaux de risque spécifiques à chaque localité, avec pour conséquence le retrait pur et simple de certaines régions.

Nous sommes ainsi confrontés à une exacerbation des tensions que connaît le système assurantiel.

Les capacités techniques d’analyse des phénomènes développées au cours des dernières décennies (à la fois en termes d’anticipation et prévention, de modèles tarifaires et de modèles climatiques), viennent ajouter un élément de complexité au cadre en place, permettant une segmentation plus précise. Nous sommes ainsi confrontés à une exacerbation des tensions que connaît le système assurantiel. Ses deux piliers, la force du collectif et la capacité à maîtriser les risques, autrefois structurants, se trouvent aujourd’hui en opposition, dans un secteur qui cherche à redéfinir son rôle et son champ d’action.

Les stratégies mises en place aujourd’hui par les assurances pour faire face aux sinistres climatiques répondent principalement à deux logiques : le maintien et l’augmentation de la maîtrise sur les risques, par les différentes formes de modélisation, et la recherche de solutions destinées à limiter les coûts des événements futurs, par la mise en place de mesures de prévention.

Derrière le retrait de State Farm, on décèle une réaction à ce qui est encore considéré sous le seul angle de la crise. Pourtant l’augmentation des feux de forêt, tout comme l’intensification d’autres aléas climatiques (vagues de chaleur, sécheresses, inondations et submersions marines) ne sont pas des crises ponctuelles mais les signes d’un changement d’état du système Terre. Selon Bruno Latour [3], utiliser le terme de « crise écologique » est une façon de se rassurer, de considérer un événement temporaire, avec l’idée que « ça va passer ! ». Une crise est un évènement court, qui déstabilise temporairement le fonctionnement d’un système et qui peut être résolu par un retour à un état d’équilibre « normal », en retrouvant un état précèdent à la crise ou en stabilisant le système autour d’un nouvel état. Parler de crise est aussi une façon de se déresponsabiliser, de reporter la faute de ce qui se produit sur des variables externes à un système, sur lesquelles nous n’aurions pas de contrôle.

Cette déresponsabilisation met les habitants des zones exposées dans une situation critique : les propriétaires des maisons qui ont accordé leur confiance à la capacité du système à maîtriser les risques et à gérer les crises se retrouvent face à une dévalorisation de leurs propriétés qui ne peuvent à terme ni être vendues ni être louées faute de possibilité d’être assurées.

On voit ici une dynamique marquée par un double échec qui rappelle les « actifs échoués » de la finance, ces actifs financiers particulièrement rentables à un moment donné mais qui risquent de perdre leur valeur du fait des bouleversements climatiques et systémiques : d’un côté les assureurs cherchent à éviter la faillite en sortant de leur portefeuille de risque les zones très exposées aux événements climatiques de manière à limiter leurs coûts, de l’autre, les propriétaires des maisons sises dans les mêmes zones voient la valeur de leurs biens chuter drastiquement. En dernier recours, c’est aux États de réagir par des mesures exceptionnelles pour tenter de maintenir un système en passe de s’effondrer.

Nous dirigeons-nous vers un monde où nous serons contraints d’abandonner certains lieux de vie ou serons-nous capables d’en reprendre collectivement la responsabilité ?

Analyser la situation sous cet angle montre les limites d’une réponse purement financière. Face à des facteurs systémiques, certains assureurs cherchent à préserver leur portefeuille en laissant à l’État et aux individus la responsabilité de maintenir les conditions d’habitabilité des territoires concernées par le défaut d’assurabilité.

Les politiques d’ajustement tarifaires et les stratégies purement financières ne sont et ne seront pas suffisantes pour faire face aux défis présents et futurs. Notre société réagit à un changement profond en s’appuyant sur des moyens qu’elle connaît, opérant des ajustements et des adaptations marginales destinée à permettre de maintenir un système qui n’est plus adapté à un monde confronté au franchissement des limites planétaires. Ces changements ne peuvent se produire sans garder à l’esprit que l’assurance joue un rôle social central dans les sociétés contemporaines. Telle qu’elle est structurée, elle est même une condition habilitante, voir nécessaire, pour l’accès à des biens et services fondamentaux tant pour les individus que les organisations. Ce rôle est au centre des tensions qui animent la présente mutation du secteur. Nous pouvons identifier trois tensions principales qui poussent les équilibres du système.

La première concerne la répartition des risques entre le modèle mutualiste qui fait face aux difficultés économiques liées aux coûts des catastrophes naturelles dont le nombre ne cesse d’augmenter, en mettant en péril la stabilité du modèle, et le modèle capitaliste, d’investissement, qui entend maximiser les rendements en excluant les risques de son portefeuille voire, dans certains cas, en les financiarisant via l’émission d’obligations dont la mission consiste à rentabiliser des paris fait sur les événements naturels.

La deuxième tension concerne les deux principes moteurs de l’assurance : la solidarité et la responsabilité. Grâce aux nouvelles technologies et aux capacités de modélisation, le voile d’ignorance qui permettait de justifier une large solidarité, fondée sur l’incapacité de prédire où et avec quelle intensité un événement allait se produire est en train de s’étioler et le principe de responsabilité individuelle liée aux comportements à risque, tels qu’habiter dans une zone très exposée aux aléas, revient avec force, avec tous les questionnements éthiques (et non politiques) qui l’accompagnent.

Le troisième facteur de tensions, lié à la question de la responsabilité, touche à la relation entre assurance et prévention. Déjà intégrées dans d’autres secteurs de l’assurance (santé, automobile, etc.), les pratiques de prévention ont désormais fait leur apparition dans le secteur de l’assurance contre les catastrophes naturelles. Face à l’augmentation des sinistres et des coûts associés, les assureurs ne peuvent plus se cantonner exclusivement à entreprendre des actions réparatrices, dans l’après coup. Ils s’orientent par conséquent de plus en plus vers la recherche et la commercialisation de produits de prévention contre les catastrophes naturelles.

La place que l’assurance occupe au sein de nos sociétés implique une responsabilité quant aux orientations stratégiques du secteur au regard des mutations en cours. Nous dirigeons-nous vers un monde où nous serons contraints d’abandonner certains lieux de vie ou serons-nous capables d’en reprendre collectivement la responsabilité (c’est tout l’enjeu de penser en termes de « communs négatifs » [4] et non d’actifs échoués) et d’œuvrer pour en assurer  l’habitabilité ? Garantir la viabilité économique du système d’assurances à court terme et continuer à rembourser les dommages causés par les sinistres climatiques est nécessaire, mais derrière la question de l’assurabilité point une autre plus profonde, que pose l’irruption de l’Anthropocène : comment continuer à garantir l’habitabilité de nos territoires ? Il nous faut pour cela imaginer de nouveaux rôles et responsabilités pour le secteur des assurances et de nouvelles façons d’habiter.

De nouvelles formes de mutualisation doivent émerger afin de faciliter la navigation entre l’incertitude et la certitude radicale, en renforçant les liens entre assureurs, particuliers et pouvoirs publics tant à l’échelle locale que nationale. L’idée d’un collectif qui se réunit autour d’une valeur partagée afin de la protéger figure au centre du modèle assurantiel. Cette valeur étant aujourd’hui exclusivement une valeur monétaire, l’augmentation des coûts liée au dérèglement climatique fragilise l’ensemble du système. Mais pour peu que l’on déplace le curseur vers d’autres valeurs, telles que l’habitabilité de nos territoires, d’autres façons de faire commun deviennent envisageables. Une assurance réunie autour d’un collectif qui prend en compte les intérêts de toutes les entités (humaines et non-humaines) contribuant à rendre les territoires habitables, qui encourage ses clients à prendre soin de leurs lieux de vie en identifiant les communs positifs et négatifs qui les lient à ces derniers et, à réduire leur vulnérabilité aux catastrophes naturelles, serait une assurance capable de se maintenir sur une ligne de crête entre viabilité économique et habitabilité.


[1] ACPR, Analyses et synthèses n°122 : Les principaux résultats de l’exercice pilote climatique 2020, (ACPR, 2021).

[2] Andrea Angioletti, Assurer dans le trouble : la relation clients dans l’assurance habitation face à l’Anthropocène (Mémoire MSc Strategy & Design for the Anthropocène, 2023).

[3] Bruno Latour, Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, 2015.

[4] Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture : Une écologie du démantèlement (Paris: Editions Divergences, 2021); Alexandre Monnin, Politiser le renoncement (Editions Divergences, 2023).

Alexandre Monnin

Philosophe , Directeur scientifique d’Origens Media Lab et professeur à l'ESC Clermont Business School

Andrea Angioletti

Consultant

Notes

[1] ACPR, Analyses et synthèses n°122 : Les principaux résultats de l’exercice pilote climatique 2020, (ACPR, 2021).

[2] Andrea Angioletti, Assurer dans le trouble : la relation clients dans l’assurance habitation face à l’Anthropocène (Mémoire MSc Strategy & Design for the Anthropocène, 2023).

[3] Bruno Latour, Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, 2015.

[4] Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture : Une écologie du démantèlement (Paris: Editions Divergences, 2021); Alexandre Monnin, Politiser le renoncement (Editions Divergences, 2023).