Commémorer les Guerres mondiales en 2023
Le 11 novembre 2023, 100 ans après que, pour la première fois, André Maginot, ministre de la Guerre, a allumé la flamme du souvenir sous l’Arc de Triomphe, la France commémorera l’armistice du 11 novembre 1918 qui a mis fin, à l’Ouest, à la Première Guerre mondiale.
Les commémorations du 11 novembre sont parfois des événements politiques : le centenaire de l’armistice a ainsi été le point d’orgue d’une « itinérance mémorielle » du président de la République Emmanuel Macron, qui, un peu plus d’un an après sa première élection, avait ainsi mis en scène les ambitions mémorielles de son quinquennat.
Le contraste est fort avec une autre commémoration, celle de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 8 mai 2023, environ un an après le début de son second quinquennat : l’image d’un grand écran affichant le visage, traits sévères, du président de la République face à des Champs Élysées presque vides a fait le tour des réseaux sociaux numériques. Si cette image n’est pas aussi exceptionnelle qu’on a pu le dire, comme l’ont rappelé certains articles de presse, sa puissance symbolique, dans le contexte d’un mouvement social tendu contre la réforme des retraites, est forte, d’autant plus que les décrets de la Préfecture de police de Paris le 5 mai au soir ont semblé associer les « casserolades » à des actes terroristes ou du moins ont été interprétés dans ce sens.
D’une certaine manière, ces images des commémorations du 8 mai 2023 en rappellent d’autres : celles des mêmes Champs Élysées en 2020, et du cortège présidentiel qui se dirigeait vers les différents lieux de commémoration de la capitulation de l’Allemagne en 1945, alors que la population française était en confinement. Ce 8 mai 2020, dans un long communiqué, la présidence de la République expliquait qu’une telle commémoration en temps de confinement n’avait pas le « goût d’un jour de fête ». L’Élysée appelait ensuite à pavoiser les balcons, renvoyant ainsi la commémoration « dans l’intimité de nos foyers ». Aucune mention n’est alors faite d’une commémoration sur le web ou les médias sociaux, au moment même où la place du numérique dans notre vie sociale avait pris une visibilité inédite.
Pourtant, le Centenaire de la Première Guerre mondiale avait déjà témoigné de l’importance des pratiques commémoratives en ligne. De 2014 à 2018, de nombreux internautes, se coordonnant sur Twitter ou Facebook, ont transformé la base de données des « Morts pour la France » en lieu de mémoire virtuel, montrant la puissance mémorielle de ce qui se passe en ligne. Ces initiatives ont principalement reposé sur des mouvements « par le bas », notamment sur le « défi collaboratif 1 jour – 1 poilu »[1], dont le rôle n’a jamais été véritablement reconnu par le Ministère des Armées. Ces mouvements ont trouvé dans les réseaux sociaux numériques une capacité d’expression décentralisée qui a pu les favoriser.
Dans un tel contexte de créativité mémorielle en ligne, comment expliquer cette vision si pessimiste d’une commémoration confinée ? La commémoration semble être vue par la présidence de la République comme un outil de légitimation de l’État. Dans cette perspective, la commémoration ne peut alors être organisée et structurée que « par le haut », sans considération de ce qu’il se passe, notamment, en ligne et en cohérence, d’ailleurs, avec des propos tenus en 2015 : ce sont des commémorations pour un peuple dont on pense qu’il a besoin d’un roi.
Cette conception de la commémoration s’insère dans une manière de considérer la mémoire collective qui repose sur un développement de l’historiographie qui remonte aux années 1970 et 1980, aux débuts de ce qui a été depuis appelé le « boom mémoriel ». En France, alors, certains historiens se sont faits juges de ce qui devait et ne devait pas être commémoré. Encore récemment, l’historien et éditeur Pierre Nora, sur une radio publique, s’est placé dans ce rôle du juge mémoriel, à la fin d’une émission par ailleurs passionnante sur la jeunesse et la vie de l’historien. Écartant d’un revers de la main les « polémiques » autour de Napoléon, il en oppose la commémoration, apte à unir la Nation, à celle de la Commune, qui pourrait la diviser. La forte association historique, souvent évoquée par Pierre Nora d’ailleurs, de l’historien à la Nation donne une cohérence certaine à ce point de vue sur le rôle qu’une partie des historiens et historiennes revendiquent quant à la « fabrique » de la mémoire collective : celui, finalement, qui participe, avec la commémoration, à légitimer l’État, notamment dans ses liens avec la Nation et son unité.
Cette conception échoue à prendre en compte la conflictualité des dynamiques de commémorations, et le monde numérique dans lequel nous vivons ne cesse de nous le rappeler. Par exemple, les travaux sur les échos des commémorations de la Grande Guerre en ligne montrent que toute commémoration d’ampleur est accompagnée de ses contestations, parfois violentes. Devenant à l’occasion « virales » à l’image des deux controverses qui se sont déployées au moment de la commémoration franco-allemande du centenaire de la bataille de Verdun évoquées plus bas, ces contestations reposent sur des motifs très variés, souvent politiques. La commémoration n’est ainsi jamais hors-sol, au sens où elle renvoie toujours à un état des relations entre État, pouvoir et citoyens, y compris dans ce que ce lien peut avoir de plus conflictuel.
Ces contestations ont parfois été spectaculaires comme à Douaumont pendant le Centenaire : de l’annulation d’un concert de rap à la suite de publications d’un blog d’extrême-droite devenues virales sur Twitter, et reprises implicitement par la presse, à l’effet « double écran » (combinaison, ici, de la télévision et des médias sociaux) qui a mené à une forte critique de la mise en scène de la commémoration franco-allemande du Centenaire de la bataille de Verdun, les controverses ont marqué le mois de mai 2016[2]. Mais il ne s’agissait pas d’une première pour le Centenaire : un avion, piloté par un militant du mouvement d’opposition à la loi sur le mariage pour tous, la Manif pour tous, avait déployé une bannière « Hollande démission » au-dessus de Notre-Dame-de-Lorette le 11 novembre 2014 à l’occasion de l’inauguration de l’Anneau de la mémoire par le président de la République d’alors. Ces contestations nous rappellent que différentes visions de la Nation et du rôle de l’État sont en concurrence – les commémorations et les controverses qui les accompagnent sont alors à l’image d’une société où s’affrontent ces visions.
Ainsi la mémoire collective n’est-elle pas qu’histoire de récit du passé mais aussi et avant tout un processus social, qui explique pourquoi telle ou telle vision du passé prévaut dans tel ou tel espace social, comme le rappellent par exemple Sandrine Lefranc et Sarah Gensburger[3] suivant ici Maurice Halwachs[4].
Aujourd’hui, la vision « par le haut » d’un président de la République qui a toujours clamé sa proximité avec Paul Ricoeur ne semble pas tenir compte de ces processus sociaux et tente, comme d’autres pouvoirs avant lui, de plier la commémoration à ses besoins immédiats. Interdire la présence du public par crainte des bruits de casserole revient à mettre en scène une nation se voulant unie mais ne l’étant pas, à un moment où le gouvernement est en quête de légitimité face aux forts mouvements de contestation qui se sont succédés depuis 2018 : les Gilets Jaunes – dont les premières manifestations sont concomitantes avec l’« itinérance mémorielle » d’Emmanuel Macron à la fin du Centenaire de la Grande Guerre –, le mouvement contre la réforme des retraites, et plus récemment les protestations et émeutes qui ont fait suite à la mort d’un jeune lors d’un contrôle de police à l’été 2023.
Il est d’autant plus dommageable de se cantonner à cette vision « par le haut » de la commémoration et de la mémoire collective que les mouvements « par le bas » peuvent aussi donner des solutions de résolution des conflits, créer des terrains d’accord entre visions opposées du passé français. Ainsi, pour revenir à la base de données des Morts pour la France, les motivations de celles et ceux qui ont participé à son indexation – sa transformation d’une base de données d’images de textes en base de données de textes à proprement parler, donc en base de données bien plus utilisable et explorable pour les citoyens et citoyennes comme pour les chercheurs et chercheuses – ont été très variées. Les quelques échanges que nous avons eus avec des « indexeurs » ont montré que ces motivations pouvaient aller du patriotisme au « plus jamais ça », en passant par la volonté de faire reconnaître l’importance du rôle et l’injustice de la mobilisation des soldats issus de ce qui était alors l’empire colonial français. Le fait, néanmoins, de participer à cette indexation, de rendre hommage aux morts pour la France par cette indexation, par la construction d’un petit mémorial virtuel pour chacun d’entre eux – leur page sur le site de Mémoire des Hommes où est hébergé la base de données –, a permis de faire travailler des citoyens et citoyennes ne partageant pas la même vision de la Grande Guerre et probablement pas les mêmes opinions politiques mais trouvant un terrain d’entente sur l’hommage à rendre.
Le 8 mai 2023 – et espérons que ce ne soit pas le cas du 11 novembre 2023 – illustre finalement l’écart entre la perception politique du rôle des commémorations et la richesse des processus sociaux mémoriels, en ligne ou non, qui dépassent des cadrages imposés par le pouvoir. La commémoration est alors à l’image d’une évolution dramatique, celle d’un pays dont le président s’est auto-confiné, séparé du reste de la population : un mauvais présage allant bien au-delà du contexte mémoriel dans lequel il s’exprime.
NDA : Tous mes remerciements à Caroline Muller pour ses suggestions et sa critique d’une version préliminaire de ce texte, dont les éventuelles erreurs restent de mon entière responsabilité, et à Sarah Gensburger pour m’avoir suggéré de soumettre ce texte à AOC.